Avec une initiale minuscule, le terme signifie une fin. L’aboutissement d’une histoire, celle d’un morceau de vie enfermé dans un récit de soi… espéré humoristique. Comme au sortir d’une cure analytique plutôt réussie… dans un grand éclat de rire. La vie : une histoire drôle qui parce qu’elle fait rire les autres à nos dépens, si elle se raconte sous forme d’autodérision, nous permettra enfin d’en rire.
Avec une majuscule, c’est un début. Début dans la vie. Origine. Adam et Ève, chassés du Paradis, punis pour avoir croqué la pomme et voulu savoir. La curiosité est un (très) vilain défaut… l’enfant ne mesure pas tout ce qu’il perd à n’être plus inconscient donc innocent donc insouciant.
La chute-crash et l’Ascension-Assomption sont deux pôles extrêmes qui peuvent se confondre et se rejoindre en spirale comme l’origine et la fin. Entre les deux… la vie, sa réalité ou son réel ; ses vérités et son mensonge. Ainsi dans le livre Everyman, Un homme de Philippe Roth, l’excipit : « Il n’était plus. Affranchi de l’être, entré dans le nulle part, sans même en avoir conscience. Comme il le craignait depuis le début ». Cet homme comme tout homme avant comme après, tombe… si facilement dans l’empreinte d’une chute ancienne… sa première mort.
La chute c’est aussi Scansion obligée, incontournable, sur le chemin qui nous mène à la verticalisation puis à la déambulation. Freud, qui a conceptualisé la sexualité infantile prégénitale, sans avoir examiné un seul enfant sauf sa fille Anna et un petit Hans (par correspondance et avec un père interposé) a-t-il suffisamment exploré les phases précoces d’apprentissage des enfants en quête naturelle d’élévation, ces vécus de triomphe, ces éprouvés d’absurdité, ces ressentis infralangagiers de vertige – que Tex Avery distillait dans ses dessins animés, pour le plus grand plaisir effrayé des enfants ? Enfants dont on ne sait jamais vraiment, face à ces dessins animés, si les cris sont d’angoisse ou bien de jouissance ?
Freud a souligné la continuité entre notre vie intra et extra-utérine, il a discuté du traumatisme de la naissance, cher à son regretté traître Otto Rank, il a donc observé ses enfants et petits-enfants (cf. le jeu de la bobine). Sa pratique clinique auprès d’adultes l’a rapproché plus que tout autre de ses prédécesseurs des profondeurs du passé mais, n’ayant pas analysé directement d’enfant psychiquement malade, il est resté éloigné des territoires les plus brumeux des premiers temps de l’existence du petit d’homme.
On peut dès lors légitimement le soupçonner d’avoir davantage songé à l’amour (pour lui toujours investi d’une attente du retour de l’objet primaire) quand il entendait le mot « tomber », qu’à la douleur, l’impuissance, ou la mort, nées d’une attente sans fin d’une réponse de l’objet. Tombe… ces jeux de langage n’ont certes pas leur équivalent dans la langue de Goethe, toujours plus explicite et descriptive que celle de Racine.
Ce qu’a dû traverser l’infans n’était peut être pas son souci primordial. À sa suite, pour le plus grand soulagement des thérapeutes viendront Abraham, Klein, Winnicott et sa crainte de l’effondrement, ses agonies primitives, ses chutes sans fin et sans fond. Puis Bion avec sa terreur sans nom, Meltzer et son démantèlement, Tustin et son trou noir et bien d’autres encore. Bébé est désormais regardé, scruté, observé au microscope et écouté, sinon entendu. Et l’on (fonction paternelle s’il en est, qui résiste à toute datation) tente de l’aider, autant que possible, quelles que soient la précocité et la massivité de la catastrophe (de la naissance ou antérieure) qui l’a touché et/ou le mine encore, à se désenvoûter de sa fascination pour le trou, le creux ou la niche de l’origine, et à ses nombreux correspondants sur Terre où il risque de chuter (des toilettes à la piscine) puis à apaiser ses angoisses de séparation et de discontinuité d’être, et enfin à se relever, se redresser, se restaurer… afin de pouvoir se préparer à commencer au plus tôt son… Œdipe !
C’est que l’expérience première de la chute dans le vide pourrait bien dater de cette prime enfance et selon son intensité, sa durée, sa prévisibilité et l’arrivée ou non et pas trop tardive d’un secours, elle pourrait être à l’origine du coup de vague du déprimé (perte de l’élan vital… du souffle vital – reah-rouah, l’air et l’âme en hébreu) ; du sentiment de vacuité de l’existence du fait d’un narcissisme plein de vide de certaines personnalités (outres gonflées comme les grenouilles qui veulent se faire plus grosses que le bœuf… et qui s’avèrent fruits secs) ; de l’éprouvé de vide d’enfants « élevés aux accidents1 » dans des contrées où l’émotion laisse à désirer, adolescents borderlines qu’on a trop souvent laissé tomber. Les personnalités narcissiques sont invitées à aller contempler le célèbre tableau de Pieter Breughel l’Ancien à Bruxelles (évidemment une copie, l’original ayant disparu), pour voir dans quel endroit exigu du cadre la chute d’Icare a toujours et encore lieu. Les déprimés éviteront les tableaux de Rothko, en particulier ceux de sa dernière période, ils risqueraient de s’y enfouir croyant y trouver ce qui pourrait s’opposer à leur vide, soit le sentiment océanique de communion sans mesure avec la mère nature ou Dieu, dans un non moins ultime non-choix de peur… du dehors et du dedans confondus. Pour les adolescents borderlines, nous supposons comme pour Les amants du Pont-neuf de Leos Carax, la possibilité de visites nocturnes du Louvre, le pays des tableaux, ce cimetière du beau, … à la bougie.
Freud, enfant puis adulte, a-t-il connu la chute ? Sa trajectoire ressemble plutôt à une irrésistible ascension, certes laborieuse, mais relativement constante dans sa progression ; la traversée du désert ne paraît pas avoir duré trop longtemps et il a su se nourrir de la manne de sa passion sans Dieu. Admettons : mais il a dû attendre pour « connaître » Martha, il a été déçu (par Jung, Fliess, Bleuler et Adler et sûrement par beaucoup d’autres encore), il a sans doute été trahi (c’est moins documenté), il a subi l’isolement, l’ostracisme, l’exil final et la mort loin du sol natal. Et pourtant, il ne semble pas qu’il ait expérimenté la chute, l’effondrement au sens fort du terme. Est-ce d’avoir été insuffisamment (auto) analysé ? De fait, l’analyse qui invite ou oblige à la régression (par son cadre) travaille les fêlures, les noyaux de douleur et les points de fixation, au risque assumé de la chute dépressive ou narcissique comme évènement de rupture avec une comédie sociale et/ou privée qui obligent à masquer les appétits et enjeux de pouvoir, à jouer un rôle où l’on ne doutait pas, ne se trompait pas, ne souffrait pas… mais luttait beaucoup avec son soi privé jusqu’au clivage du moi. Avec la cure, exit la trop belle image convenue, la mécanique bien huilée de la routine, place à la discontinuité voire à l’incohérence d’être soi… dans toute son humanité et non dans un rôle social ; et place aux « bienfaits de la dépression »2.
Né sous une bonne étoile, les fées étaient-elles particulièrement bien disposées à l’égard de Freud ? A-t-il su profiter, tout simplement, d’un concours de circonstances ? Au-delà de son bagage génético-biologique, d’où provenait sa phénoménale force intérieure qui le fit triompher de ses fantasmes et de ceux des autres pour être si créatif et si résistant ? Comment a-t-il « réussi à jouer un bon tour à la folie »3, et surtout à la « raison raisonnante », jusqu’à pouvoir affirmer qu’il aurait « réussi là où le paranoïaque échoue »4 … et chute ? Quel Ça le pulsait et le poussait, tout en l’autorisant à penser si intensément, sans risquer de tomber dans un « trou de parole » ? D’où tenait-il cette sécurité intérieure lui permettant un tel pouvoir de liberté et de jeu… et cet humour de funambule, qui ne craint pas de sauter dans le vide ayant certitude et confiance dans l’arrivée d’un trapèze salvateur ? Faut-il essentiellement, comme il l’affirme, remercier le portage (handling et holding) sans faille de maman Amalia : « Quand on a été sans contredit l’enfant de prédilection de sa mère, on garde pour la vie ce sentiment conquérant, cette assurance du succès qui, en réalité, rarement reste sans l’amener » ? Son cher Goethe aurait pu, avec raison, mettre en épigraphe à l’histoire bien remplie de sa vie une réflexion du genre que les deux affectionnaient : « ma force a eu sa source dans mes rapports à ma mère ». Avis aux attachementistes, les enfants ne sont pas (seulement) attachés à leur mère, ils les aiment et la sécurité intérieure qu’ils développent provient de leur intimité avec elle. Freud, plus sage qu’Icare, ne s’est pas trop approché du soleil (de la psychose ou de la mélancolie). Et il n’était pas fou de transgressions autres que psychiques, aussi ne punissait-il jamais pour lui comme pour les autres les fantasmes ! Quant aux actes… tant qu’il n’y a pas mort d’homme (avait-il l’habitude de dire). Il a ainsi maintenu son cap psychanalytique pendant près de cinq décennies, sans trou noir, sans éviter les rajouts et les ratures, les regrets et les remords.
Mais, déviance majeure selon certains, paranoïa insidieuse pour d’autres, il n’a pas chuté parce que, peut-être, il a réussi à inventer le concept de pulsion de mort. Au crépuscule de sa vie, au bout de son rouleau, Freud qui s’isolait pour manger pour ne pas importuner ses amis et sa famille (les dégouter et chuter dans leur esprit). N’a-t-il pas commencé à ralentir sa pensée pour freiner sa chute, comme Bugs Bunny versant dans le vide, s’arrête (chez Tex Avery) in extremis à deux centimètres du sol ? Le fanatisme du temps et de la destruction qu’annonçait Stephan Zweig avait emporté la Vienne cosmopolite et en elle quelque chose de soi (l’idéal du moi) que tous deux y avait déposé, et qui la leur rendait si chère. Partout plus rien n’avait plus le même sens… Darwin, dont Freud conservait religieusement les livres dans sa bibliothèque, avait-il raison avec ses histoires de domination, de menace et de marquage d’un territoire vital ? La pulsion de mort n’est-elle qu’un ultime pansement pour la psyché qui n’arrive plus à penser (en acceptant l’illusion et l’utopie) que tout est affaire d’éducation du petit enfant et de culture de la société… de la façon que l’on a eu de l’élever à la domination ou à la dualité ? Evoquer la pulsion de mort n’est ce pas… chuter… toucher le fond d’une théorie… ou reconnaître la supériorité de son double négatif et mourir avec lui ? Tel Holmes et son drôle d’alter-égo Moriarty.
Freud a tranché, il considère que si les pulsions d’auto-conservation ou pulsion du Moi appartiennent bien au groupe des pulsions de vie, elles sont aussi du côté de la mort. Dès lors, quel sacré dualisme pulsionnel, où la chute peut virer à l’élévation et inversement. Sorte de « retour à Aristote » et à l’effet cathartique du tragique qui peut « purifier l’individu ». Et croyance en la possible transformation de la destructivité en moteur de l’activité représentative.
Alors quoi ! Chuter jusqu’aux enfers ou plonger au plus profond des abysses, se perdre dans la mort et laisser les vagues houleuses de l’inconscient pour une fois décider du réel, plutôt que se conformer à une réalité ! la chute séduit comme séduit l’élévation… la descente comme l’ascension !
Un enjeu du travail psychanalytique chez l’adulte, serait-il d’enfin se défaire du désir de se parfaire ou de se refaire, d’accepter in fine l’ontologie inconsciente de son désir, et de voir que se défaire de bénéfices primaires et secondaires n’est pas forcément une défaite ? Car le monde (interne) ainsi ouvert est toujours un avant insoupçonné et imprévisible, et peut-être au cœur de ce vide, dans la chute, y a-t-il une possible autre fête, autre que celle triste de l’adaptation et du positivisme… au risque de la mélancolie et du masochisme. Certes. Le vent se lève. Il faut tenter de vivre.
Notes
- A. Rimbaud.
- Pierre Fedida.
- A. Rimbaud.
- Lettres de S. Freud à S. Ferenczi.