Freud
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Salvador Dali, Morphologie du crâne de S. Freud, juillet 1938

« Biblique », « médiéval », « symboliste, « sentimental », « despote », « rapetisseur », « magnétiseur », « escargot de bourgogne », « mythologue », « ingénieur de l’âme », « mystique à l’envers », « indéterministe »… Que de noms d’oiseaux et de jugements âprement définitifs… qui prouvent à ses thuriféraires dont nous sommes, que le viennois avait touché juste… là où ça fait mal et là où ça pose question. Son œuvre devenue classique a pris avec l’âge, comme toute véritable création d’importance, une forme signifiante qui lit et questionne ses lecteurs, qui, c’est leur droit, ne veulent pas s’en laisser compter. L’ambivalence de certains finit par s’avouer, d’autres et non des moins, trop furibonds pour être honnêtes, n’en démordent pas et forcent le déni après l’admiration… beaucoup trop alarmés de la trop grande lisibilité des réverbérations, des effets de leur inconscient sur la réalité de leurs pages blanches.

William Faulkner ; l’écrivain hanté par l’origine et la filiation :

« J’ai pas lu Freud…et alors ! Shakespeare n’a pas lu Freud, Melville n’a pas lu Freud, Moby Dick n’a pas lu Freud ». Faulkner s’identifiant à un capitaine poursuivant une baleine blanche croqueuse de jambe… Maudit Bic ! avait écrit en son temps Georges Perec. Ah !…

Vladimir Nabokov ; le chasseur de papillons dans la vie et de nymphettes dans ses livres… père de Ada et de Lolita et de l’infâme pédophile Humbert Humbert :

« J’imagine ce que le vieux Freud (charlatan viennois médiéval), cet esprit moyenâgeux, s’occupant de symboles moyenâgeux, en aurait dit (de son livre Lolita) mon cœur le déteste,… je pense qu’il est cruel et je ne veux pas qu’un vieil (gentil) homme de Vienne, avec son parapluie (sic) m’inflige des rêves. Moi je ne fais pas de rêves comme il en parle dans ses livres, je n’y vois pas de parapluie (resic), ni de ballon… »1.

Ludwig Wittgenstein : l’auteur des investigations portant sur la philosophie de la psychologie (dont la sœur Gretl, fut le modèle de Klimt, et la patiente puis l’amie de Freud) considérait que la psychanalyse était une « mythologie séduisante ». Dans Leçons et conversations, il ajoute que « Freud ne montre jamais comment il sait où s’arrêter, il ne montre jamais comment il sait où est la solution correcte ». Critique classique (et pertinente) de la science : « vous savez décrire ce qui ne va pas et comment ça s’organise… mais vous ne dites pas comment traiter… soit quelle thérapeutique ». De la difficulté pour le logicien d’accepter le fondement de la base de la théorie freudienne : l’indéterminisme ouvert et le renoncement à l’idée même d’achèvement (et donc d’une solution) pour mieux concevoir le devenir d’une réponse soignante… y compris dans le sens du tragique… plutôt que de s’accommoder du « correct ».

Freud aurait rétorqué que : « le catéchisme de la science ne renferme que peu de propositions apodicdiques ; la plupart de ses affirmations présentent seulement certains degrés de probabilités. C’est précisément le propre de l’esprit scientifique de savoir se contenter de ces approximations de la certitude et de pouvoir continuer le travail constructeur, malgré le manque de preuves dernières » (1916-1917).

Wittgenstein se serait inquiété de l’apparentement de l’objet de la psychanalyse, à l’objet scientifique des mathématiques, de la physique ou de la chimie. Même si sa construction et ses limites pouvaient être les mêmes. Sigmund Freud ne lui aurait pas donné tort. La science reconnait et nomme la maladie et le malade, la psychanalyse les rêve et les pense.

Thomas Mann2 ; le grand romancier de la décadence – Les Buddenbrock ; Mort à Venise, et des « Notes du soir à ne lire que vingt ans après ma mort » où il se révèle tel qu’en lui-même enfin, trouble et troublé, ce dont l’éternité se moque.

« En ce qui me concerne (…) la nouvelle La mort à Venise s’est créée sous l’influence directe de Freud (…) en tant qu’artiste je dois cependant avouer que je ne suis absolument pas satisfait par les idées freudiennes, je me sens même inquiété et rapetissé par elles. En effet, l’artiste est transpercé par les idées de Freud comme par un faisceau de rayons X, ceci allant jusqu’à la violation du secret de l’acte créateur ».

« Comme cet homme (Hitler) doit haïr l’analyse ! Je soupçonne en secret que la fureur avec laquelle il marcha contre certaine capitale, s’adressait au fond au vieil analyste installé là-bas, son ennemi véritable et essentiel, le philosophe qui démasque la névrose, le grand désillusionneur, celui qui sait à quoi s’en tenir et en sait long sur le génie »3.

Alexandre Vialatte4, l’homme au chapeau mou qui passa une grande partie de sa vie à attendre le bus 27 au métro glacière, génial explorateur de la période de latence en son deuil des amours infantiles :

« L’homme est devenu un longicorne polynésien, un insecte exotique, dont on n’apprend les mœurs que par une série d’heureux hasards. Le roman, en effet, ne renseigne plus sur lui, il renseigne sur le professeur Freud. L’homme des romans ne sort plus aujourd’hui que des laboratoires de ce barbichu despotique. C’est une vapeur de ses cornues, c’est un théorème ambulant, c’est une figure de sa géométrie. Les romanciers la transportent dans leurs livres avec ses lignes de construction. Je ne leur reproche pas Freud, mais de le laisser voir ; l’échafaudage cache la bêtise. L’homme y a perdu toute naïveté. »

Robert Musil5, le génial inventeur de cette contrée imaginaire appelée cacanie, et ce avant même que les lacaniens ne l’investissent comme terre promise. Contemporain et détracteur de Freud… et sur certains points, force est de constater que l’avenir lui a donné raison.

« Dès que l’on se remet entre les mains de ces ingénieurs des âmes, tout en sachant que le traitement doit un jour avoir une fin, on se contente, sans la voir se rapprocher, des progrès. Sans doute voit-on quelques patients impatients se faire libérer rapidement de leur névrose, pour en contracter aussitôt une autre ; mais celui qui a pris goût vraiment à la psychanalyse montre moins de hâte. Fuyant l’agitation du jour, il entre dans la chambre de son ami où il retrouve, quand même le monde extérieur exploserait de son excès d’énergie, le bon vieux temps. On vous demande avec sollicitude si vous avez bien dormi, si vous avez fait de beaux rêves. On rend au sens de la famille, si cruellement bafoué par la vie actuelle, son importance native, et l’on apprend ainsi que l’exclamation de la tante Augusta quand la bonne a laissé tomber la pile d’assiettes, loin d’être risible, a plus de profondeur qu’une maxime de Goethe. Sans même mentionner le fait qu’il peut n’être pas désagréable du tout de parler des visions que l’on a, surtout si elles sont cornues… Car ce qui compte plus que tous les détails, ce qui compte avant tout, c’est que l’homme, ainsi benoîtement magnétisé, apprenne à se sentir de nouveau la mesure des choses.

Salvador Dali6 ; le seul surréaliste ayant intéressé Freud ; et dont les portraits du père aigu et perçant de la psychanalyse le montrait pré-mortem… ça il l’avait dessiné demain.

« J’ai déjà dit en racontant ma rencontre avec lui, que le crâne de Freud ressemblait à un escargot de Bourgogne. La conséquence est évidente : si on veut manger sa pensée, il faut la sortir avec une aiguille. Alors, elle sort toute entière. Sinon elle se casse et il n’y a rien à faire, vous n’arriverez jamais au but (…) Telle est en une seule image visuelle, la preuve que j’apporte à ma thèse non encore soutenue selon laquelle Freud ne serait qu’un « grand mystique à l’envers ». Car, si son cerveau lourd et condimenté de toutes les viscosités du matérialisme, au lieu de pendre dépressivement, étiré par la force de gravité des plus souterrains cloaques du bas-fond de la terre, s’était étiré, au contraire vers l’autre vertige, celui des abîmes célestes, ce cerveau, je le répète, au lieu de ressembler à l’escargot quasi ammoniacal de la mort, aurait ressemblé très exactement à la glorieuse Assomption peinte par Le Gréco (…)

Blaise Cendrars7 ; l’auteur de Moravagine ; le grand fauve humain, son double, Mister Hyde en lui, dont le modèle était Adolf Wolf, schizophrène et peintre de génie :

« L’hystérie, la grande hystérie était alors à la mode dans les milieux médicaux. Plusieurs savants étrangers s’étaient emparés de la question, notamment l’autrichien Freud l’avait amplifiée, approfondie, extraite de son domaine purement expérimental et clinique pour en faire une sorte de pataphysique de la pathologie sociale, religieuse et artistique, où il s’agissait moins d’arriver à connaître la climatérique de telle idée force née spontanément dans la région la plus lointaine de la conscience et à déterminer la simultanéité de l’« autovibrisme » des sensations observées chez le sujet, qu’à créer, qu’à forger de toutes pièces une symbolique sentimentale, dite rationnelle, des lapsus acquis ou innés du subconscient, espèce de clé des songes à l’usage des psychiatres. »

Rainer Maria Rilke8 ; le poète hypersensible qui comme son double littéraire Malte Laurids Brigge, quitta les siens dans la post-adolescence pour éviter le quotidien des assis, voyagea mélancoliquement de par le monde, connut beaucoup de femmes dont Lou Andréas-Salomé qui lui fit adopter le prénom plus viril de Rainer :

« La psychanalyse est une aide trop radicale pour moi, elle aide une fois pour toutes, elle met en ordre, et me retrouver un jour « remis en ordre » serait peut-être encore plus désespérant que le désordre actuel (…). Non pas un psychanalyste qui part du péché originel (car jeter un contre-sort à ce péché originel est en fait la quintessence de mon métier et le motif de toute existence axée sur l’art) mais un médecin capable de partir du physique pour explorer le mental (…). Il ne s’agit pas de m’aider au niveau le plus intime et originel, là où les secours se sont accumulés, mais de me libérer les mains (sic) pour que je puisse y accéder (…) je vis de plus en plus au milieu d’un effroi dont la cause la plus palpable (une excitation exercée sur moi-même) se trouve toujours avec une obsession diabolique et poussée à son paroxysme au moment où je pense avoir vaincu la tentation ».

Notes

  1. Documentaire. Télévision suisse. 1959.
  2. In J. Finck, Thomas Mann et la psychanalyse, Les belles lettres, 1982, p. 49.
  3. Frère Hitler.
  4. In Voyage de l’homme en Tartarie, in Dernières nouvelles de l’homme. Presse Pocket, 1992, p. 34.
  5. In Œuvres pré-posthumes – Œdipe menacé. Collection Points, p. 123-126.
  6. Salvator Dali, Journal d’un génie, Idées Gallimard, 1984.
  7. Blaise Cendrars, Moravagine. Quarto, Gallimard. 2011, p. 353.
  8. Rainer Maria Rilke : Lettres à Lou Andréas Salomé : Mille et une Nuits, p 77.