Clinique psychanalytique de la pensée à l’adolescence : le miroir projectif
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Clinique psychanalytique de la pensée à l’adolescence : le miroir projectif

La focalisation récente de travaux de recherche sur la clinique de la pensée à l’adolescence, en appui sur la théorie psychanalytique, a engagé dans le domaine des épreuves projectives un double registre de réflexions : celles qui portent sur les apports de cette approche à la compréhension du processus d’adolescence ; celles, plus novatrices, qui relèvent de leur contribution à l’étude de la pensée, dans ses mises en défaut comme dans ses aspects créatifs.

Approche projective de l’adolescence

L’adolescence, considérée à juste titre dans les années 60 par Anna Freud comme « la Cendrillon de la psychanalyse », a été également la Cendrillon de la méthodologie projective. Il a fallu dépasser un long temps de latence avant de la voir reconnue et explorée comme champ d’investigation à part entière. Les premiers travaux initiés par les créateurs des tests princeps (Rorschach et TAT), ont été consacrés à l’adulte. Ont suivi des recherches et des écrits cliniques – accompagnés de la création de tests spécifiques – portant sur l’enfant. Il a fallu attendre 1959, aux Etats-Unis, pour la publication d’une recherche consacrée à la spécificité des réponses Rorschach à l’adolescence (Bates Ames, Métraux, Walker, 1959), et 1988 pour la parution d’un chapitre sur les particularités au Rorschach de l’adolescent borderline, dans un ouvrage inscrit dans la perspective psychanalytique (Lerner, Lerner, 1988), venant en écho aux écrits de Kernberg (1984).

En France, les travaux de l’École de Paris concernant les adultes et les enfants ont servi de base à des recherches centrées sur la spécificité des projectifs à la pré-adolescence et à l’adolescence : la thèse de Vica Shentoub (1967) porte sur l’étude des manifestations obsessionnelles à la pré-adolescence à partir du TAT : sans mener une étude sur le processus adolescent, elle dégage les caractéristiques du fonctionnement normatif des enfants de la latence à la pré-adolescence afin de les comparer à celles d’enfants présentant des troubles obsessionnels. Plus tard, en concomitance avec le déploiement des travaux psychanalytiques sur l’adolescence, plusieurs articles sont consacrés aux caractéristiques du Rorschach à l’adolescence : il revient à Catherine Chabert d’avoir posé les bases de réflexions dans ce domaine, tant dans le registre du fonctionnement normal (Chabert, 1983, 1985-86, 1991a) que dans l’approche de certains troubles (Chabert, 1990a, 1990b, 1991b, 1994) ; d’autres travaux reposent sur la spécificité du TAT (Douville, 1987). Un numéro entier du Bulletin de la Société du Rorschach, paru en 1993, est consacré ensuite à l’adolescence, abordée selon des thèmes recouvrant normalité et pathologie. Je n’évoquerai pas les travaux plus récents en psychopathologie de l’adolescent : ils trouvent leur illustration ou sont cités dans plusieurs articles de ce dossier. La publication des premières données normatives françaises concernant, au Rorschach, les adolescents et les jeunes adultes, date de 2007 (Azoulay et al., 2007). Enfin, récemment, nous avons publié, avec Catherine Azoulay, le premier ouvrage consacré aux épreuves projectives à l’adolescence. Il présente les traductions psychiques du fonctionnement adolescent dans ses particularités et dans ses dérives psychopathologiques, telles qu’elles se donnent à voir au Rorschach et au TAT (Emmanuelli, Azoulay, 2001/2009). Un apport fondamental de la psychanalyse réside en effet dans l’affirmation qu’il y a non pas rupture mais continuité entre le normal et le pathologique dans le fonctionnement psychique. L’approche psychanalytique des épreuves projectives s’appuie sur les concepts fondamentaux de la métapsychologie psychanalytique, pour rendre compte de la variété des mouvements psychiques propres à l’adolescence et des principales problématiques en jeu au décours de cette traversée : reprise de l’Œdipe (Emmanuelli, 1992, 2001), remaniements narcissiques (Chabert, 1990c), confrontation à la séparation et à la position dépressive (Emmanuelli, 2000). Dans une telle perspective, la problématique du changement, au cœur du fonctionnement adolescent, peut être appréhendée avec une grande efficacité et ses mises en défaut révélées (Emmanuelli, 2001).

Approche de la pensée

La notion de pensée prend un sens très différent selon la théorie qui l’éclaire : entendue essentiellement dans ses aspects cognitifs dans les perspectives neuro-cognitives, elle trouve d’emblée une complexification dans la théorie psychanalytique. Dès ses premiers travaux, Freud décrit en effet la mise en place, le développement et le fonctionnement de l’appareil psychique, en établissant une différenciation en systèmes opposés en termes de processus primaires et secondaires, ouvrant sur les notions de principe de plaisir et de réalité, d’Inconscient et de Préconscient/Conscient. Il en enrichira l’étude au fil de ses travaux, développant les rapports des deux principes du cours des événements psychiques (1911) avec l’opposition de la pensée consciente et du fantasme, soulignant les apports nécessaires du négatif avec l’introduction de la négation (1925). Si la naissance de la pensée raisonnable, ou raisonnante, est, en 1895, soigneusement décrite (jugement, mémoire, etc), ce qu’il reprend dans l’article de 1911, les données sont en outre notablement complexifiées au fil des textes par des facteurs multiples : le rôle de la libido dans ce fonctionnement, ainsi que celui de l’objet, deux moteurs, deux sources d’impulsion, mais aussi deux motifs de troubles, qui seront développés dans des travaux ultérieurs, par Freud et par certains de ses successeurs. Il ne saurait être question ici de tirer ne seraient-ce que les principaux fils de cette trame et d’évoquer, outre les articles de Freud sur les destins de la pensée dans les troubles et dans la sublimation (1910, 1913), les auteurs qui, de Mélanie Klein à André Green, en passant par Bion, Didier Anzieu, y ont apporté leur contribution. Pour en arriver au propos de cet article, je me contenterai de rappeler que, dans les deux domaines dégagés par Freud – la pensée et la sublimation – on retrouve, œuvrant positivement ou contribuant aux défaillances, les mêmes facteurs que ceux qui sont réactivés et interfèrent, facilitants ou perturbants, dans le processus d’adolescence : le jeu de la libido et tout particulièrement de la dynamique œdipienne, le narcissisme, le traitement de la perte.

Les processus de pensée à l’adolescence : éclairage projectif

De cette esquisse nécessairement sommaire, arrivons-en aux apports des projectifs dans ce domaine où se rencontrent adolescence et pensée. Les recherches que j’ai initiées et poursuivies sont issues de la clinique : celle d’adolescents connaissant, après une scolarité jusque là sans trouble, difficultés ou échec scolaire. D’où la nécessité d’évaluer le jeu du processus d’adolescence, les capacités de traitement psychique des conflits remis en jeu à partir de la puberté (reprise du conflit œdipien, fragilisation narcissique, remise en jeu de la perte d’objet), ainsi que la qualité de la pensée et les capacités de sublimation. L’hypothèse générale – déclinée ensuite dans l’étude des trois axes impliqués – est celle de l’impact du processus d’adolescence sur la pensée et les capacités de sublimation. Impact supposé perturbant, pour les adolescents en difficulté, restant à savoir plus précisément ce qui, dans ces problématiques, s’avère le plus perturbateur. La vérification d’une telle hypothèse demande la comparaison avec un groupe d’adolescents qui réussissent scolairement afin d’observer les modalités de traitement des mêmes problématiques ainsi que la qualité des processus de pensée et de la sublimation de ces adolescents. Il s’agit de comprendre ce qui leur permet de maintenir leur efficience scolaire et leur adaptation malgré l’impact du processus d’adolescence.

Au plan méthodologique

Compte tenu de l’implication des trois mêmes problématiques dans les trois domaines étudiés (adolescence, pensée, sublimation) les apports du Rorschach et du TAT s’avèrent particulièrement précieux. En effet, leurs éclairages se complètent – le Rorschach se focalisant sur les ressources et les faillites du narcissisme, le TAT révélant le mode d’accès et de traitement de la problématique œdipienne et de la perte d’objet. Ils se croisent aussi : de manière secondaire, chacun a les moyens d’éclairer, lui aussi, ce qui se montre en premier chef sous le prisme de l’autre. Le recours, pour la recherche, à une méthodologie très précise, à des critères spécifiques pour chacune des épreuves, permet d’étudier, très finement et précisément, la déclinaison de chacune des problématiques sous les aspects qu’elle prend face à un matériel destructuré, mobilisant le sensoriel, le pulsionnel (Rorschach), ou face à des images figuratives qu’il s’agit de transposer en récits secondarisés (TAT). Pour autant, de tels travaux ne voient pas leur utilité cantonnée à la recherche : certes, l’analyse clinique dans la pratique courante ne passe pas par tant de détails, mais le dégagement de ces critères et leur publication offre au psychologue clinicien un soutien et un enrichissement dans tous les cas où il souhaite approfondir son analyse, s’attarder à la compréhension de ces problématiques lorsque cela s’avère nécessaire.

Méthodologie concernant la pensée et la sublimation

Peut-on, et comment, à partir d’un matériel projectif, approcher pensée et sublimation ? Sous quels aspects ?

En pratique clinique, c’est avant tout aux épreuves dites d’« intelligence », en réalité d’efficience intellectuelle, qu’est dévolue la tâche de rendre compte de ce qu’un sujet peut faire – au moment où on le teste, avec un certain type d’épreuve – de son intelligence. Il s’agit non de « mesurer » l’intelligence, mais d’approcher les traductions de capacités intellectuelles qui relèvent essentiellement du fonctionnement conscient, des aptitudes réparties en quelques domaines : jugement, connaissances, mémoire, raisonnement logique, compréhension des situations sociales. Le rapport au réel s’en trouve évalué – dans des situations qui n’ont pas pour but de faire appel aux productions, destabilisantes, de l’Inconscient. Certes, les échelles Wechsler, le plus communément utilisées à cet effet, ont pour avantage de situer le sujet examiné par rapport à la population générale de son âge et de son pays. Il est important, dans l’approche des processus de pensée à l’adolescence, de recourir à cette évaluation, qui permet de souligner la qualité (globale, ou hétérogène) de l’efficience, ou encore de mettre en évidence les difficultés présentes sur certains de ces secteurs. Je ne m’étendrai pas sur le fait qu’une approche clinique nourrie par la psychanalyse permet d’utiliser les productions à ces tests en dépassant leurs apports quantitatifs et en ouvrant sur les aspects qualitatifs du fonctionnement de la pensée. Précieuse, elle a toutefois ses limites. Les épreuves projectives s’avèrent ici irremplaçables. Indépendantes du registre des connaissances ou des capacités de raisonnement, elles mobilisent les processus de pensée, entendus comme l’investissement de la pensée confrontée à la nécessité de prendre en charge les conflits et les affects qui s’y attachent. Elles permettent ainsi d’en approcher la qualité et ses variations, en fonction des problématiques réactivées par le matériel (qui varie de planche en planche). Cette approche, classiquement dévolue au Rorschach, passe d’une part par des facteurs qui investiguent le rapport au réel, sur lequel repose la qualité des processus de pensée (pour exemple, citons la qualité formelle des réponses, leur adéquation avec le percept présenté, qu’elles soient purement ancrées dans la forme ou qu’elles s’appuient sur les mouvements plus réceptifs (sensoriels, vecteurs des affects au Rorschach) ou plus projectifs (réponses kinesthésiques – c’est à dire attribuant un mouvement au percept) ; elle évalue d’autre part ce qui reflète les capacités de jeu, de création, la souplesse psychique, ce qui rend compte de la sensibilité aux affects et des capacités de liaison affects/représentations (citons : la mise en jeu personnelle de la pensée pour construire des réponses originales, dans des localisations organisées, la variété dans les réponses, l’utilisation différenciée de la sensorialité et du registre kinesthésique). Partant d’une approche méthodologique existante, j’ai poursuivi cette exploration en intégrant quelques facteurs supplémentaires qui permettent d’élargir le champ de l’investigation. Je me suis en outre attachée à dégager dans le TAT également des critères pouvant rendre compte de la qualité des processus de pensée. Concernant la sublimation, jusqu’alors inexplorée dans les méthodes projectives, il s’est agi de construire une méthodologie nouvelle, en accord avec les définitions psychanalytiques de ce concept qui, pour Freud, révèle le déplacement de l’énergie libidinale – et agressive, dans ses derniers écrits- dans un domaine non sexuel et socialement valorisé. Dans chacune des deux épreuves, j’ai dégagé les facteurs susceptibles de rendre compte du déplacement (qui sous-tend la sublimation), ainsi que du traitement – ou plutôt, dans les épreuves projectives, des capacités de représentation du conflit pulsionnel (Emmanuelli, 1993).

Résultats

Encore une fois, il ne saurait être question de synthétiser les résultats obtenus dans de telles études car ils portent sur plusieurs domaines. L’exploration du processus d’adolescence, permise par l’approche d’un groupe d’adolescents non consultants âgés de 12 à 18 ans, confirme l’impact des problématiques en jeu dans le processus pubertaire ; sans s’attacher à des étapes trop strictes, celles-ci semblent agir selon la séquence temporelle suivante, qui n’exclut pas les chevauchements : réactivation pulsionnelle, ranimant le conflit œdipien ; destabilisation narcissique nécessitant le rabattement pulsionnel sur le moi ; amorce de la séparation, mettant à l’épreuve l’élaboration de la position dépressive. La comparaison des résultats obtenus respectivement dans les épreuves d’efficience, dans l’évaluation de la qualité des processus de pensée et dans le domaine de la sublimation, montre combien le niveau intellectuel (QI), dans un groupe recruté à partir de la norme et jusqu’aux plus hauts niveaux, peut être indépendant de la qualité des processus de pensée et de sublimation. La part dévolue au jeu des conflits, des affects qui s’y lient, des défenses qui tentent, avec plus ou moins de bonheur, d’y faire face, se révèle ici essentielle, plus encore que l’efficience proprement dite. Concernant les motifs d’échec scolaire : si le poids des différentes problématiques se donne à voir à des degrés variés, l’essentiel revient à ce qui se joue dans le domaine des assises narcissiques (Emmanuelli, 1994). On peut en dire autant de la créativité. La fragilisation induite par l’entrée dans l’adolescence avec ses mutations corporelles, son débordement pulsionnel, ses angoisses de perte, se révèle au cœur de deux modes de réaction contrastés : mobilisation qui pousse à la centration créative, à l’investissement des processus de pensée pour représenter, donner à voir cette fragilité temporaire chez certains ; destabilisation qui révèle la fragilité antérieure de la construction du moi lequel, devant la menace de perte de ses objets d’étayage, se désorganise plus ou moins gravement. S’installent alors différentes manifestations préjudiciables pour l’adaptation scolaire : inhibition ou désorganisation. A partir d’une telle approche méthodologique, il est possible en outre de mettre en évidence le déploiement d’une pensée entravée par les défenses obsessionnelles, ou encore la dispersion due au fonctionnement hystérique, sans oublier les traductions au plan des processus de pensée des troubles limites ou narcissiques, émergeant sous l’impact traumatique de l’entrée dans l’adolescence.

Et la sublimation ? Elle semble à cette période de la vie peu accessible à la majorité des adolescents, qu’ils soient consultants ou non consultants. L’essentiel chez eux relève de l’investissement de la pensée pour colmater, ou du moins renforcer, le narcissisme menacé. Ce travail psychique s’avère chez certains source d’une intense créativité – écho de ce que l’on constate chez les adolescents qui, dans leurs activités personnelles, écrivent des poèmes, des journaux, des chansons, composent, dessinent… pour certains, cette mobilisation se poursuivra dans un au-delà ouvert sur la sublimation.

Conclusion

De telles recherches offrent non seulement des résultats qui répondent à un questionnement clinique mais encore permettent la mise en place d’une méthodologie applicable par la suite à d’autres populations et utilisables dans d’autres recherches. C’est ainsi que l’approche des adolescents non consultants sert à présent de point de comparaison pour des recherches portant sur des troubles pathologiques divers. C’est ainsi également que des étudiants de grandes écoles ou encore des artistes ont pu faire l’objet de recherches utilisant Rorschach et TAT sous l’angle des processus de pensée ou de la sublimation. (Emmanuelli, 2013)