Dans ma prime jeunesse de psychiatre, en mon adolescence d’éducation conceptuo-sentimentale de psychanalyste, il m’est arrivé de penser à René Roussillon. Il me servait très souvent de stalker dans l’exploration des trous noirs, ces noyaux traumatiques douloureux et autophagiques de la psyché que certains patients m’imposaient de penser. Je marchais sur ses traces, qui dessinaient un chemin, tendu comme on peut l’être à ces âges, à explorer les cachettes mystérieuses car toujours criminelles de l’enfance et à chercher dans la passion de l’adolescence, l’exactitude et la vérité face à l’infini et l’indéfini. Et je m’émerveillais à chaque fois de la quantité astronomique de choses que René Roussillon pouvait voir derrière de si petits conglomérats d’affects et de pré-représentations. Avec le temps, le Maître est devenu un ami et quand je m’aventurais un peu plus tard à tenter de débusquer quelques miennes réponses aux questions qui me taraudaient, j’évoquais très souvent le nom de Palomar en souvenir de l’amitié de René.
Italo Calvino, l’un des auteurs fétiches de René Roussillon, tentant d’expliquer son livre, Palomar, écrit « c’est un journal où l’on trouve des micro-problèmes de connaissances, des pistes permettant d’établir des relations avec le monde, des usages gratifiants ou frustrants du silence et de la parole ». Que voilà une belle définition de la psychanalyse et de ce qui est, peut-être, le besoin impérieux de René Roussillon et de Palomar, l’ambition folle de reconstruire avec des mots le monde psychique. Non pas de nous en donner une représentation abstraite avec schèmes, néologismes et langue de bois métapsychologique. Non pas le monde cognitif machinique qu’on nous annonce pour le futur, mais le monde d’avant, celui qui dès la naissance est constitué par l’émergence de la vie psychique et donc de la créativité, celui dont la forme est consubstantielle au fond. Ce besoin chez René Roussillon s’est transformé en travail qui vise à rendre compte de l’aspect sensible de ce monde tant à la surface qu’en profondeur, c’est-à-dire sans négliger les motions inconscientes à l’œuvre, et en tenant compte, dès le commencement du lien, ne fut-il qu’une quête ou une attente, d’avec l’objet. Mais et c’est là la question du jour : « Est-ce que ce dont nous rendons compte n’est pas avant tout ce que l’on se raconte ? Est-ce un savoir, une opinion, un désir, un rêve, une nostalgie, une projection-injonction de fantasmes à quelqu’un qui n’en peut ? Question classique ? Mais (question moins classique), « Est-ce une histoire ou une fable ? ». Vous noterez que je ne propose même pas l’item vérité dans l’équation à plusieurs inconnues que va tenter de résoudre mon questionnement. Une histoire ou une fable, et tout particulièrement pour les patients limites, sujets d’intérêt s’il en est pour René Roussillon, nouveau paradigme pour la psychanalyse selon André Green. Indication d’élection de la psychothérapie psychanalytique pour les psychanalystes pas trop phobiques, c’est-à-dire ayant choisi leur camp entre tension créatrice et sécurité adaptative. Indication dont on a pu dire qu’elle nécessitait des aménagements du cadre et de la technique, mais dont on omet de rajouter qu’elle nécessite peut-être une certaine révision des ambitions en particulier par rapport à la question sacro-sainte de la vérité.
Sur cette question, deux – trois … mots, rapides vu le temps imparti, dont je m’excuse de la formulation apparemment péremptoire :
- La vérité vraie, absolue, historique est une imposture. Peut-être pas chez tout le monde, mais en tout cas chez les patients Borderlines, qui n’ont guère été habitués, à la rencontrer tant ils ont été « élevés aux accidents » comme disait Rimbaud, et dans un pays où « l’éducation aux et des émotions » était difficile (Henri Michaux).
- Il y a des vérités inentendables : la vérité chez les patients limites n’est pas comme chez les névrosés « un cristal de roche qu’on peut mettre dans sa poche, avec son mouchoir dessus, mais un liquide sans limite dans lequel on tombe » (Robert Musil).
- Il y a des vérités qui sont inexplicables en particulier celles ayant trait à « la folie » de certains parents. Près de 70% d’antécédents psychiatriques chez au moins l’un des deux parents.
- « Il y a des vérités d’avant-guerre qui ne valent plus rien … le passé de certains est un cimetière de vérités mortes » (Alexandre Vialatte). Bref, tout se transforme par nécessité (Ananké), sans compter l’impact du refoulement primaire et de l’amnésie de la prime enfance.
- La question n’est pas qu’il y aurait plusieurs vérités… des parts de vérité subjectives et des vérités objectives. Avec Franz Kafka : « Il n’y a qu’une vérité mais elle est difficile à dire car elle est vivante et a, par conséquent, un visage changeant ». Autrement dit, il y a la vérité de la mémoire soumise au jeu de l’envers, des métabolisations et des reconstructions. Sans compter la destructivité à l’œuvre (noyau mélancolique), sous forme de désubstantialisation, après chaque avancée de création de mémoire.
- Surtout concernant les fonctionnements limites il est toujours difficile de faire la part entre le fantasme et la réalité, les deux étant le plus souvent mixés dans une bio-fiction. Avec cette notion forte que le fantasme n’est pas sans effets, en matière d’impact traumatique, tant dans l’inconscient il n’y a pas de différence entre réalité et fiction investies d’affects. Et l’on sait la genèse de certains fantasmes chez l’enfant à partir de carences plus que d’agression. C’est ainsi que lorsque l’enfant crie « Au loup » et qu’il y a un loup, c’est peut-être moins grave en terme d’organisation psychique que s’il crie « Au loup » et qu’il n’y a pas de loup.
Alors ! Mon titre. Oui, bon nombre d’états limites ont été des enfants sans histoires (carence et trauma en creux dans l’infra-ordinaire plutôt que trauma en plein extraordinaire ; construction dans l’imitation plus que dans l’identification avec exploration agressive autorisée sans représailles) et qui font beaucoup d’histoires sous l’impact des métamorphoses pubertaires… et toujours les mêmes fatigantes (de ne pas voir d’issue) histoires, et toujours pour … rien. Toujours les mêmes : ça se répète en effet tant il est vrai avec Pierre Fedida que « la répétition est la préoccupation de l’absence ». Ce que laisse l’objet primaire quand il s’absente, ce qu’il laisse à l’enfant, comme pour le rendre captif et dépendant, c’est la répétition. Ce dont se souvient l’enfant est moins le fait, que l’attente et la répétition pour contenir ce fait. Voilà pour les carences.
Pour les traumas en plein : que fait l’enfant violenté si ce n’est de s’absenter (fermer les yeux et crier) pour tenter de ne pas mourir psychiquement ? Dans les deux cas, l’absence est attente dans le noir d’un secours de l’objet. Et la préoccupation de l’absence pourrait se formuler ainsi : va-t-elle revenir ; va-t-il revenir ? Au final, ces enfants n’ont pas, faute d’accordage possible au rythme discontinu, ralenti ou effractant de l’objet, le sens du rythme affectif… et s’attachent à celui de la répétition.
Beaucoup d’histoires pour rien ! Pour ce qui n’est pas advenu… laissant toute la place au vide, au Rien généré par l’absence de l’objet. Et très vite à l’absence de soi, vide intérieur cette fois, en écho et miroir de l’absence de l’objet. Ces histoires sont des Acting Out. Et comme le dit Margaret Little : « plus l’angoisse est primitive, plus l’acting out est considéré comme une forme primitive du souvenir de l’événement précoce ». Ici des acting out à blanc, c’est-à-dire sous-tendu par aucun fantasme, et donc de sang froid … en souvenir d’une absence, d’un rien, d’un blanc. Plus que dans la névrose ou le souvenir est celui d’un oubli barré temporairement par un autre souvenir-écran signifiant.
La psychanalyse une nouvelle histoire ?
Oui, une nouvelle histoire dans le transfert (si tant est que le psychanalyste s’engage), avec un objet retrouvé, (si tant est que le psychanalyste accepte d’être un medium malléable et un assistant à la narrativité). Pour qu’il y ait une nouvelle histoire, il faut donc qu’il y ait une rencontre des deux côtés et que celle-ci fasse événement, c’est-à-dire selon Gilles Deleuze : « le contraire de faire un drame ou de faire une histoire ».
On ne fait pas une histoire, il y a co-naissance (les deux protagonistes naissant ensemble à) d’une nouvelle histoire dans un cadre de lieu et de temps. Histoire vraie psychiquement si elle constitue une contre-absence à l’absence d’histoire. Le patient était Attente, n’était plus qu’Attente et ce, depuis longtemps, aussi le transfert sera massif, brutal et indifférencié et évidement, il ne s’agit pas de lever trop tôt ce transfert avant que l’histoire prenne forme et sens, et donc il faudra tenir. La psychanalyse n’est pas réconciliation, consolation, remédiation, rementalisation, psychoéducation… elle est patience bienveillante… Ce sera un long et minutieux travail avec, dans un premier temps, une cartographie des lieux et une prise en compte de la météo intérieure. Comme le dit Julian Schnable parlant de la création : « ça n’a rien à voir avec une progression linéaire qui irait de la figure à l’absence de figure, de la distillation du bord extérieur du tableau au rectangle peint. Ça a à voir avec la précision de l’artiste à faire une radiographie de la peur ». Quasiment mot pour mot ce que disait Piera Aulagnier évoquant la technique psychothérapeutique à l’approche des noyaux de douleur du sujet : « proposez au sujet un tableau qui redétourne son regard vers l’extérieur et qui lui permette un vu apte à tirer à lui une partie de l’affect qui accompagne la représentation en soi, « le moi dicible ». Redétourner son regard vers l’extérieur… Bref, rêver jusqu’à ce que l’histoire que l’on se raconte, le dessin qu’on pose sur la toile, « borde pensivement le réel ». Et avant cela, j’insiste, faire « une radiographie de la peur », c’est-à-dire évaluer l’économie psychique, la cohésion du moi et la souplesse des défenses, avant la co-création d’une histoire et a fortiori l’interprétation. Co-créer une histoire alors que le cerclage du Moi est défaillant fait verser le sujet dans l’absurde et le dérisoire, sans compter que celle-ci s’écoule dans un puits sans fond, véritable tonneau des Danaïdes. Interpréter le contenu œdipien alors qu’il n’y a pas de contenant étanche et d’enveloppe psychique stable, fait courir le risque de passage à l’acte par reversement dans l’archaïque avec sa confusion sujet-objet-pulsion. Chez les patients Borderlines les interprétations pertinentes sont celles qui ne masquent pas leurs limites.
« Border pensivement le réel » comme on borde un enfant avant qu’il ne s’endorme et qu’on s’apprête à lui raconter des histoires détoxifiées pour qu’il ait moins peur et puisse ne plus craindre la séparation que la nuit annonce ; tout en ayant transmis deux-trois choses essentielles.
Raconter des histoires, mais cette fois à un adolescent presque à un adulte Limite, c’est-à-dire à un enfant rageur et entêté et a un adolescent inachevé, comme pour lui redonner un droit d’enfance, à lui qui a été expulsé de la sienne brutalement du jour au lendemain par une gifle ou un coup de pied, une fuite ou une dérobade à l’invite d’un regard.
Raconter une histoire, c’est faire la lecture et aussi proposer très vite que l’écouteur nous fasse la lecture. Border pensivement le réel tant il est vrai que pour certains il vaut mieux que leur monde psychique ne soit que tangeant au réel beaucoup trop éprouvant qu’ils ont à vivre. Qu’il soit un tant soit peu rêvé, voire fictionné. C’est que dans leur vie il y a bien trop de trous dont le vide est à combler par des passages à l’acte en plein et trop de cases blanches qu’ils ne peuvent que noircir. Il faut les aider à faire appel à l’imagination qui repose, ressource interne non investie dans leur base arrière ; jusqu’à ce qu’ils puissent s’inventer eux-mêmes (et même plus qu’eux-mêmes dans une survie eu égard à leur monde environnant). S’inventer eux-mêmes et d’abord dans le passé… pour que leur futur ne soit pas sans cesse une figure du passé qui ne passe pas.
Le psychanalyste retourne moins la mémoire de son patient qu’il ne favorise la mise en contact du sujet avec sa vie psychique, pour qu’il prenne goût au plaisir de penser, qui se développe par identification dans le transfert. Ce goût ayant été plus ou moins affecté et jusqu’à perverti dans certaines épreuves. Il s’agit donc ici beaucoup moins du réel, de la réalité vraie, de la vérité nue, historique, que de la vérité narrative. Et comme le dit Richard Jorif qui s’y connaît en traversée d’agonies primitives « les mots construisent le navire »… ou Cocteau avec sa célèbre phrase sur les « Mythes vrais et les histoires fausses ».
Ainsi dans l’approche des noyaux de douleur, il faut savoir parfois reculer ou rester au seuil car comme le dit Romain Gary dans La Vie devant Soi « il y a des fois où ça n’arrange rien de comprendre … au contraire il faut maquiller, même si alors on apparaît encore plus nu ailleurs ». Autrement dit, on perd en rêves, en illusions, en espérance, ce qu’on gagne en compréhension. Et j’ajouterai : on perd aussi en représentation et en jouissance, … renoncements beaucoup plus difficilement acceptables par le sujet limite que par le sujet névrosé.
Au total, la psychanalyse est une nouvelle histoire vraie, affectivement et psychiquement, entre le patient et son analyste, dans le transfert. Une histoire nouvelle de son origine (pour qu’il n’y ait pas un commencement mais des (d’autres) commencements possibles), une reconstruction du passé qui l’humanise, et l’historicise. Une histoire dont la forme essentielle s’est défaite, refaite et in fine parfaite, en écho à la forme de pensée du patient. C’est une création sur le fil, guidée par autrui, à partir d’une forme de pensée autre et non d’un défaut de mentalisation. Une pensée informe et naufragée qui ne ment pas, se cherche, se souvient de ses oublis grâce à l’imaginaire, s’invente du fait de la contrainte à créer de l’étoffe de pensées, lance des rendez-vous à d’autres formes parce que JE est un autre et même plusieurs autres dans le pays de l’imaginaire où certes il pleure souvent (Antonio Tabucchi).
Palomar comme René Roussillon est un médium malléable qui sait nager entre les formes des pensées et n’a pas peur des reflux et ressacs qui laissent voir les dessous de la mer :
« Le Moi de Monsieur Palomar est immergé dans un monde d’intersections, de champs de forces, de diagrammes, de vecteurs, faisceaux de lignes droites qui convergent, divergent, se brisent. Mais il reste en lui un point où tout existe d’une autre façon. Comme un nœud, un caillot, un engorgement, la sensation précisément qu’on est là mais qu’on pourra ne pas y être. On a un monde qui pourrait ne pas y être, mais qui est là ».