Humanité et animalité, les frontières du passages
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Humanité et animalité, les frontières du passages

Voici donc un nouveau dossier de la revue Le Carnet-PSY qui devrait rencontrer un grand succès, me semble-t-il, car il se trouve marqué par la fraîcheur et la vitalité coutumières à cette revue, mais aussi parce qu’il prend les choses de manière un petit peu inhabituelle. Les rapports de l’enfant et de l’animal, au cours du développement psychoaffectif de l’enfant ont, en effet, déjà fait couler beaucoup d’encre, et j’avais moi-même, il y a quelques années, écrit quelques pages à propos des troubles de l’endormissement, soit « l’heure du lit entre l’heure du lait et l’heure du loup », au sein d’un ouvrage collectif publié sous la direction de Boris Cyrulnik (Si les lions pouvaient parler-Essais sur la condition animale, Quarto Gallimard, Paris, 1998).

Ici, il s’agit d’autre chose. La question est en effet davantage celle des rapports entre la catégorie de l’humain et la catégorie de l’animal non humain, que celle des relations entre l’enfant et l’animal en tant que tels. Petit décalage, petite déflexion du regard qui permettent ainsi d’aborder un certain nombre de problématiques dans une perspective élargie, allant au-delà de celles, toutefois évoquées, du développement et du soin.

Je ne procèderai pas, en guise d’introduction, à une présentation successive des différentes contributions, mais je ferai plutôt un certain nombre de remarques qui permettront peut-être au lecteur, en tout cas je l’espère, de disposer d’une trame réflexive, en arrière-plan des différents articles de ce dossier, trame ouverte et renvoyant seulement à quelques propositions conceptuelles générales.

Grossesse animale et grossesse humaine

Certains esprits malicieux ont fait remarquer que dans l’espèce humaine, du fait de l’accession à une station bipède stabilisée, tout se passerait un petit peu comme si nous manquions, en quelque sorte, d’un quatrième trimestre de la grossesse ! L’idée, quelque peu provocante, part du fait que le bébé humain est, sans conteste, plus prématuré par rapport aux adultes de son espèce que les bébés des autres espèces par rapport à leurs congénères adultes (ceci est évident pour de nombreuses fonctions, mais notamment pour la marche qui est, par exemple, présente dès la naissance, comme on le sait, chez le veau ou chez le poulain). Ce fait développemental, probablement sélectionné par l’évolution, est alors porteur d’un risque mais il représente, en même temps, une grande chance. En effet, le nouveau-né humain, du fait de sa néoténie fondamentale, est certes extrêmement fragile et vulnérable, même quand il naît à terme, mais il aurait aussi, du même coup, la chance d’être le seul de tous les autres mammifères à ne pas édifier son cerveau entièrement pendant la vie prénatale. Pour dire les choses plus précisément, on sait aujourd’hui que le cerveau des mammifères se forme grâce à deux grandes vagues de synaptogenèse (mise en place des synapses et des principaux circuits cérébraux) qui se déroulent in utero, l’une en début de grossesse, l’autre en fin de grossesse, sauf chez les êtres humains dont la grossesse relativement courte, nous l’avons vu, ne permet qu’à la première vague de se dérouler avant la naissance. La deuxième vague de synaptogenèse a lieu après la naissance, ce qui représente ainsi une chance évolutive considérable car, de cette manière, la fin de l’organisation cérébrale se fait à l’air libre, c’est-à-dire au contact de l’environnement au sens large (et notamment en présence du travail psychique d’autrui), d’où un impact important de cet environnement sur l’architecture cérébrale elle-même. De ce fait, l’humain serait peut-être moins directement dépendant de son génome, et non entièrement prisonnier de celui-ci, puisque la présence de l’autre et du dehors se trouve intrinsèquement inscrite dans la constitution même de son cerveau, d’où un certain degré, un certain espace de liberté ainsi d’emblée présents au cœur même de l’intimité anatomique cérébrale. Ceci n’est pas rien, et ceci dessine peut-être une certaine ligne de démarcation développementale entre l’humain et l’animal non humain.

Les trois règnes, minéral, végétal et animal (humain et non humain)

Si la composition de leur structure moléculaire les rassemble globalement par la nature de ses constituants élémentaires et fondamentaux (carbone, oxygène, hydrogène…), la question de la reproduction unifie, quant à elle, tout le règne du vivant (végétal, animal et humain) en le distinguant du règne minéral, tandis que la question de la conscience thétique se poserait de manière peut-être différente chez l’animal et chez l’humain : les animaux non humains semblent en effet disposer, à la différence des minéraux, d’une certaine forme de conscience non thétique (conscience non réflexive, incapable de se penser pensante) de même peut-être que le fœtus ou le très jeune enfant, alors que le sujet humain mature disposerait, quant à lui, d’une conscience thétique de nature réflexive (conscience consciente d’elle-même).

L’animalité dans l’humain, l’humain dans l’animalité

L’humain peut-il déjà se détecter chez l’animal, mais surtout, comment l’animalité demeure-t-elle inscrite en l’homme ? On sait aujourd’hui que l’hypothèse des trois cerveaux de Mc Lean se trouvent aujourd’hui fort contestée, à savoir celle qui repose sur un modèle stratifié et hiérarchisé reliant le cerveau reptilien (archeo-cortex principalement consacré au traitement de l’équilibration et de la pesanteur), le cerveau mammifère (paléo-cortex limbique et amygdalien, siège des affects et des émotions), le néo-cortex enfin (haut-lieu de la soi-disant rationalité de l’ homo sapiens !). Cette hypothèse séduisante semble aujourd’hui remise en question au profit d’une conception beaucoup plus holistique de l’organisation cérébrale, d’où la nécessité de repenser l’organo-dynamisme de H. Ey et J. Jackson qui se fondait sur une dynamique dialectique d’inhibition et de désinhibition entre les structures cérébrales dites supérieures et celles dites inférieures. Dès lors, cette nouvelle modélisation éclaire différemment d’autres problématiques : celle de la plausible psychopathologie animale – et en particulier dépressive (même si nous ne disposons toujours pas, cependant, d’un modèle animal de l’autisme) – et celle de l’existence, aujourd’hui très probable, d’une possible intersubjectivité croisée entre animaux domestiques et êtres humains notamment.

Le propre de l’homme ?

Y a-t-il quelque chose dont on puisse certifier la nature spécifiquement humaine ? L’affaire est délicate, et aucun des phénomènes qui ont pu être présentés comme spécifiques de l’être humain, ne semble aujourd’hui absolument certain et indéniable.

  • L’accès au symbolique voire au langage semble, en réalité, possible chez certains primates supérieurs, et il faut ici rappeler qu’en tout état de cause, le langage étant d’apparition beaucoup plus récente que la communication non verbale, il s’avère encore beaucoup moins performant et peut-être moins… fiable que celle-ci, comme se plaisait, W.R. Bion, à le souligner, avec humour !
  • Le rire ou le sourire ? Est-il si sûr que certains singes, voire certains chiens, ne rient pas ? Certes, l’impact de nos projections est, ici, immense, mais la question existe cependant d’un point de vue plus objectif, et elle mérite d’être posée avant que de pouvoir conclure trop hâtivement que « le rire est le propre de l’homme » …
  • L’aptitude à pouvoir penser demain selon A. Jacquard, ou la capacité d’évoquer ses grands-parents selon E. Morin, constitueraient des faits humains relativement spécifiques. Il est vrai que ces représentations introduisent aux thématiques de la temporalité et de la transmission transgénérationnelle, mais que savons-nous vraiment de celles-ci chez l’animal ? A défaut de certitude, disons seulement que si le culte des morts semble témoigner d’un accès à une certaine conscience du temps, il faut alors savoir que les premières sépultures, fût-ce des sépultures à ciel ouvert, ont bel et bien été décrites chez certains grands singes (et non pas chez les éléphants, dont les cimetières s’avèrent, finalement, sans doute plus mythiques qu’authentiques). En tout état de cause, ces phénomènes interrogent la thématique des imagos parentales, de leur intériorisation et de la constitution du Surmoi dont de possibles ébauches semblent bien exister chez certains animaux.
  • La culture et sa transmission ? Des découvertes récentes ont montré que la confection d’outils est apparue avant l’apparition de l’homo sapiens, et que cette transmission d’un savoir-faire acquis est effectivement possible chez les primates les plus évolués, constituant ainsi une véritable émergence culturelle. Dans la même perspective, les chimpanzés auxquels ont été appris par l’homme, un certain nombre de rudiments symboliques, se montrent désormais capables de les transmettre à leurs descendants, ce qui ne va pas sans susciter une éventuelle perplexité (anxieuse ?) quant à l’avenir des recherches entreprises …
  • L’organisation du socius et la possibilité de sa réorganisation spécifieraient-elles l’humain, si l’on considère que les animaux organisés en société le sont de manière fixe et non évolutive. Dire ou penser ceci amène alors à considérer que c’est le politique qui définirait l’homme, chose possible mais alors pas toujours très glorieuse…
  • P. Ricœur a, de son côté, défendu l’idée que l’identité humaine serait fondamentalement une « identité narrative » renvoyant à cette capacité particulière de pouvoir dire et surtout de pouvoir se dire à soi-même sa propre histoire. Raconter, et se raconter. Ce sont au fond les processus de liaison qui se trouvent ainsi désignés, mais quelle connaissance avons-nous vraiment de ce que les animaux se disent ?
  • Reste alors, et ceci est essentiel, le fait de pouvoir penser ses pulsions et, partant, de les réguler à la différence de ce qui se passe pour l’instinct animal ? La distinction entre instincts et pulsions fournit une des pierres angulaires de la métapsychologie, d’où l’idée, alors, que c’est la contingence de l’objet qui spécifierait l’humain. Pourquoi pas ?

L’amour animal et l’amour humain

Pour conclure, j’évoquerai la question de l’amour, qui n’en finit pas de nous toucher et de nous émerveiller. On aimerait croire que l’amour humain a quelque chose de particulier, ce qui est possible, mais force est de se rappeler que certains loups ou certains lions savent, dit-on, se montrer plus fidèles que l’homme, d’une fidélité à l’épreuve de toute une vie ! Alors, là encore, demeurons modestes, et admettons qu’au bout du compte, nous ne savons toujours pas très bien où se situe, si elle existe, la véritable césure entre l’humain et l’animal, ce qui fait, encore une fois, me semble-t-il, tout le charme de ce dossier. Certaines contributions feront écho à ces propos, mais pas à tous, et c’est pourquoi il me semblait important de les tenir en guise d’introduction afin de sensibiliser le lecteur à des questionnements qui, à mon sens, se trouvent pourtant en filigrane de l’ensemble des pages qui suivent.

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Humanité et animalité : les frontières de passage