L’enfant sauvage idéal
Dossier

L’enfant sauvage idéal

À Sido l’abyssine et Gipsy la rusée

 

Rintintin, notre fils aîné

Les spécialistes de la psyché qui collaborent maintenant depuis trois décennies avec les équipes d’obstétrique en maternité observent combien les demandes parentales de consultations psychologiques spontanées, bien que très minoritaires par rapport à l’ensemble, augmentent au fil des ans. Le rôle des psychiatres et des psychologues dans les équipes hospitalières est mieux connu, leur effet « épouvantail » s’amenuise quelque peu chez les soignants et les soignés et l’idée que le processus de parentalité peut être source de bouleversements qui ne relèvent pas nécessairement de la folie psychiatrique fait son chemin. C’est précisément dans ce contexte que je reçois Mr et Mme S. à la Maternité.

Mme S., 25 ans, est enceinte de 5 mois. Pour justifier leur démarche, ils m’expliquent l’un et l’autre qu’ils sont des « excélibataires endurcis » et s’interrogent à ce titre sur les bouleversements induits par la prochaine arrivée de leur enfant. « C’est une bonne surprise mais une surprise quand même » précise Mme S. qui prenait la pilule… sauf quand elle oubliait !

Bien sûr, ils avaient tous deux explicitement formulé le projet d’avoir un enfant « un jour » mais « pas si vite ». Ils m’expliquent en quoi cette perspective risque de perturber leurs habitudes ou plutôt une. Tous deux travaillent dans l’administration et bénéficient d’horaires qui leur permettent de faire du sport pratiquement tous les jours et le week-end. Je demande de quel sport il s’agit. Madame S. me répond avec enthousiasme qu’ils sont tous les deux marathoniens. Ils courent très régulièrement, c’est leur passion commune. Mr insiste sur l’endurance de sa femme qu’il admire. À l’Université, elle a fait de la compétition de haut niveau et a remporté quelques courses. Il se sont rencontrés il y a quatre ans dans le club de footing de leur travail et c’est en décidant de s’entrainer ensemble pour préparer les prochains marathons que leur histoire a commencé.

Il y a dans mon bureau à la maternité une belle série de matriochkas (poupées gigogne). Mme S. regarde la lignée et dit qu’enfant elle en avait une et se demandait souvent si elle les laissait distincte côte à côte ou réunie en une seule. Elle associe sur son statut de fille unique et souligne son attachement très exclusif à ses « vieux parents » qui l’ont eue tard. Elle passe avec eux pratiquement tous les week-ends et toutes les vacances dans la maison familiale à proximité de Paris près d’une forêt propice au footing et, désormais, son compagnon l’accompagne. Elle dit avec un ton nostalgique qui met bien en relief la pointe d’effroi générationnel : « je suis restée leur grande fille, ça leur a fait drôle quand je leur ai dit que j’étais enceinte ! ».

Quand je me tourne vers Mr S. pour lui demander son avis, il insiste pour dire qu’il adore ses beaux-parents qui l’ont réconcilié avec la famille. Il est lui aussi enfant unique ou plutôt non se reprend-t-il : « unique de mes parents mais je partage mon père avec un demi frère et une demie sœur ». Sa mère est décédée quand il avait 10 ans et le remariage de son père a été très dur car son père « a fait ça du jour au lendemain comme si sa mère n’avait jamais existé ». Depuis sa majorité et son indépendance financière, il s’est distancié de la nouvelle famille de son père à qui il envoie toutefois des photos de lui à l’arrivée des grands marathons de Paris, Londres, Berlin, Boston, New York…

À l’issue de cette première rencontre, je propose un deuxième rendez-vous à Mr et Mme S. qu’ils acceptent bien volontiers tout comme ma mise en perspective des bienfaits de la préparation sportive aux marathons avec l’anticipation de la naissance de leur enfant.

Dans mes notes lapidaires j’inscris : Couple anaclitique ? Frère/sœur encore chez Papa/Maman ? Objet commun Marathon… Marathoniens tendance « galériens volontaires » (G. Szwec, 1998) ? Bonne capacité d’insight de Mr et Mme. Silence sur l’enfant à naître. Explorer mandats générationnels des deux parents.

Le jour prévu de la deuxième consultation, je trouve sur mon répondeur le message suivant : « Bonjour, nous sommes désolés de ne pas pouvoir venir car nous avons dû aller en urgence… chez le vétérinaire. Pourriez vous svp nous donner un autre rendez-vous ».

À la deuxième rencontre, le couple est là en temps et en heure. Mme S. m’explique d’emblée avec un ton pour moi inédit où la tendresse et l’anxiété se mêlent : « Notre chien-loup Rintintin s’est blessé à la patte en courant et le seul rendez-vous possible chez le vétérinaire le lendemain était à l’heure de notre rendez-vous… ». Rintintin est le chien que Mr S. lui a offert il y a trois ans, un an après leur déménagement dans un appartement commun. Depuis ils courent toujours avec lui dans les entrainements.

Mr S. précise : « Il ne se perd jamais. Il ne s’en va pas ». Mme S. poursuit : « Quand on participe à un marathon, on ne peut pas l’emmener, on le laisse chez mes parents qui adorent se promener avec lui ». Petit à petit, je comprends que la préoccupation parentale primaire de Mr et Mme S. à l’égard de leur chien-loup Rintintin était le véritable motif de leur inquiétude et la raison tenue secrète de la première consultation. Ils sont d’ailleurs très soulagés d’en parler avec moi sans détour. « On avait un peu honte de vous dire que Rintintin était « comme notre premier enfant » et que les véritables questions étaient : « Reste-t-il de l’amour à donner à un deuxième « enfant » quand le premier en a tant ? Comment Rintintin va supporter l’arrivée d’un petit garçon ou d’une petite fille ? ».

Je ne vais pas développer ici le détail du contenu des sept consultations thérapeutiques prénatales suivantes. Je me bornerai à mettre en exergue les traits saillants du mandat générationnel dont Rintintin était l’objet. Rintintin est un « enfant » dont la qualité première est pour Mme S. de ne pas quitter le foyer alors qu’il grandit. Pour Mr S. sa vertu fondamentale correspondait à celle du Rintintin original de la célèbre série télévisée éponyme où il est un berger allemand ange gardien sans faille du jeune orphelin Rusty, unique survivant d’un convoi de pionniers attaqués par des Indiens. En dehors de tout processus de séparation/individuation (Mahler, 1975) et fort d’un « garde du corps » inaliénable, Rintintin trouvait une place harmonieuse dans le marathon parental. Au cours des rendez-vous successifs, le couple s’engagea dans une progressive désidéalisation du héros suprahumain Rintintin. Elle permettait une dédramatisation des identifications projectives à son égard. À mesure que le mandat générationnel de Rintintin était reconnu par Mr et Mme S., son animalité s’affirmait et l’enfant à naître pouvait émerger dans son humanité virtuelle.

C’est d’abord sur un premier point d’accordage conjugal -l’anticipation- que l’opposition entre l’animal et l’humain s’opérait progressivement : « un chien ça n’anticipe pas les possibles problèmes. Rintintin ne sait pas une semaine avant que nous partons aux US pour le marathon de New York » dit Mme S. « Il n’a pas peur de la mort » dit Mr S.

C’est ensuite sur un second point d’accordage conjugal -l’absence de pensée- que l’analogie entre l’animal et l’humain se mettait en travail : « quand je cours longtemps, il y a un moment où je ne pense plus, je suis comme Rintintin » affirme Mr S. « C’est vrai, on ne pense plus renchérit Mme S. mais on est tous les trois véritablement ensemble dans la course et ça, je ne le ressens que depuis que Rintintin est là ! ».
La répétition compulsive de la douleur musculaire du couple de marathonien n’est pas sans évoquer l’efficacité des procédés autocalmants (Smadja, 1993) pour réduire les excitations sexuelles au profit d’une réalité opératoire. Toutefois, je me risquerai à émettre une hypothèse qui témoigne d’une représentation-but de ma rêverie de thérapeute à l’égard du couple « enceint » : plus l’objectalité partielle du chien est conjugalement investie, plus ces procédés autocalmants desserrent leur contrainte aliénante au bénéfice d’une amorce d’un narcissisme partagé sur sa majesté, « l’enfant » Rintintin, précurseur de l’enfant humain. Alors que Mr S. et Mme S. rivalisait dans une circularité sado-masochiste pour ne jamais s’arrêter, Rintintin essoufflé réussit à les attendrir ensemble : « le vétérinaire nous a indiqué comment faire un échauffement et des pauses pendant nos courses pour que Rintintin ne souffre pas ».
On parle souvent de l’investissement parental de l’animal de compagnie après le départ du nid familial des enfants devenus jeunes adultes. On parle moins de cet investissement comme d’une amorce anticipatrice ou substitutive du processus de parentalité. Un analysant de Freud va nous aider à cheminer dans cette direction.

Bob, Lun, Jo-Fi et le divan

Le Dr Smiley Blanton est un psychiatre américain élevé dans une famille presbytérienne sudiste très traditionaliste. Il fonde le premier Centre de guidance infantile rattaché à une école publique. En 1927, il quitte l’Université du Minnesota pour Poughkeepsie (état de New York) où il s’occupe d’une école maternelle. Deux ans plus tard, il décide de s’installer à New York comme analyste en libéral. Pour se former, il veut aller en Europe et entreprendre une analyse avec Freud. Grâce au Dr Amsden, un ancien collègue de l’hôpital psychiatrique universitaire John Hopkins qui connaissait et travaillait avec Ferenczi, il obtient les recommandations nécessaires et, finalement, l’acceptation de Freud. L’analyse dura de septembre 1929 à juin 1930 puis se poursuivit au cours de séjours d’été de trois semaines en 1935, 1937 et 1938.

Le Dr Smiley Blanton offre tout au long de son journal d’analysant (1971) de précieux renseignements sur le rapport de Freud avec ses chiennes. Lun, d’abord une femelle chow-chow qui restait aux séances et donnait avec précision le signal de la fin puis Jo-Fi, une autre chienne chow-chow offerte par Marie Bonaparte le 9 mars 1930 après la mort accidentelle de Lun.

À la deuxième séance d’analyse, le 2 septembre 1929, Freud demande à Blanton si il a des enfants. « Quand je lui ai répondu que non, il m’a manifesté sa sympathie avec une sorte d’exclamation. Je lui ai alors parlé de mon chien Bob et de mon affection pour lui. L’amour pour les chiens est le même que celui que nous avons pour les enfants, il est de la même qualité », a dit alors Freud. « Mais vous savez en quoi il diffère ?… Il n’entre dans cet amour aucune ambivalence, aucune composante d’hostilité. ».

J’ai fait la remarque qu’il me semblait tout de même exister parfois une certaine hostilité conjointement à cet amour, par exemple lorsque mon chien manifeste le besoin de sortir, que je suis fatigué et que je n’ai nulle envie d’aller dehors. « Ce sentiment d’hostilité-là n’est pas celui que nous ressentons à l’égard de nos enfants » a-t-il insisté. J’ai acquiescé ; toutefois je persiste à penser que Freud a tort de dire qu’il n’y a pas d’ambivalence dans nos sentiments à l’égard des chiens. Ceux-ci ont des exigences, ils désobéissent, ils nous déçoivent : ils suscitent nécessairement une certaine hostilité de notre part. ».

Topsy et le « repos de l’humain »

Marie Bonaparte et Freud partageaient avec beaucoup de connivence leur amour des chiens. Alors que Freud attendait le visa lui permettant de quitter Vienne envahi par les nazis, il traduit en allemand avec sa fille Anna son livre Topsy-Les raisons d’un amour (1936) dédié à sa chienne chow-chow issue de la même portée que Jo-Fi. Freud connaissait Topsy que la princesse avait amenée lors de son dernier passage à Vienne dans l’hiver de 1937 à 1938. « Freud possédait alors une chienne chow-chow, Lun. Je savais combien il aimait les animaux Lun en particulier, sa compagne fidèle, qui restait couchée sagement à ses pieds pendant les heures d’analyse. Aussi emmenai-je cet hiver-là notre chienne chow-chow Topsy, pour la lui faire connaître. Topsy avait, quelques années auparavant, été un cas médical remarquable. Elle avait présenté, sous la lèvre, une petite tumeur qui, extraite, s’était révélée un lymphosarcome. Je l’avais faite soigner par des rayons qui l’avaient apparemment arrachée à une horrible mort, et ce combat, sur une créature que j’aimais, entre la vie et la mort, et où la vie semblait avoir triomphé, avait exalté mon amour pour ma fidèle petite compagne jusqu’à une sorte de passion. »

Marie Bonaparte aimait Topsy « comme si c’était un enfant attardé ». De son propre aveu, il lui arrivait d’être jalouse de sa fille Eugénie ou même de la femme de chambre quand Topsy préférait leur compagnie à la sienne. Elle parla à Freud de ces petites déceptions que lui causait ponctuellement Topsy, et se retrouva brusquement à penser : « je voulais qu’elle soit morte. » Freud lui dit alors : Topsy vous a été infidèle et vous lui en voulez ; en outre vous l’aimez tellement que votre amour, comme tous les sentiments violents, devient ambivalent ; d’où votre désir de mort pour elle. » Grâce à Marie Bonaparte, Freud donne après coup un argument au Dr Smiley Blanton qui s’opposait à lui en ne croyant pas en l’absence d’ambivalence dans l’amour des animaux de compagnie.

Marie Bonaparte a perdu sa mère, Marie Félix Blanc un mois après sa naissance et son enfance a été triste et solitaire (Bertin, 1982). Mimau, sa bonne chérie était son rayon de soleil dans la grisaille. Quand enfant, elle était malade, « Mimau ne sortait pas et cela seul m’eût compensé la maladie. Elle restait là, me couvait des mains et des yeux, me caressait, me donnait à manger et à boire. Et sa présence seule me disait, à moi enfant qui redoutais la mort, la même mort qui m’avait pris ma maman, sa présence dans la chambre m’assurait que la mort n’y entrerait pas. (…) Depuis que Mimau est partie, qui reste sans sortir lorsque je suis malade, avec moi ? Mes enfants grandis sont en ces jours tous deux absents et ne reviendront que dans une semaine. Près de la table, là, au bout de la chambre, certes, mon mari va revenir fidèlement s’asseoir. Mais il a ses occupations et devra ressortir. Quand aux amis, ils vont et viennent, ayant chacun sa vie à soi. Cependant, qu’on entre ou qu’on sorte, Topsy demeure avec moi, pattes encadrant son museau allongé sur le parquet. Et comme autrefois de Mimau, une force semble émaner d’elle, ainsi que d’un talisman de vie. (…) Toute simple, couchée là elle me garde, et tout comme autrefois le faisait Mimau auprès de l’enfant que j’étais, rien que par sa présence elle doit empêcher qu’entre dans la chambre un mal plus fort ou déjà la Mort… »

« Enfant » animal vs enfant humain

Les enfants humains et les « enfants » animaux de compagnie sont des objets partiels pour leurs parents et leurs maîtres. Dans le meilleur des cas, les premiers conquièrent une autonomie d’objet total alors que les seconds vivent jusqu’à leur fin sous cette condition.

De fait, un bébé seul et un animal domestique seul, ça n’existe pas ! Les parents et les maîtres font bénéficier d’une « préoccupation maternelle primaire » (Winnicott, 1969) leurs infans humain et animal. Cette « situation anthropologique fondamentale » (Laplanche, 2002) est transitoire avec le bébé humain et elle se chronicise dans une version allégée avec l’animal de compagnie. Le grand intérêt anthropologique et clinique de mettre en perspective « l’enfant » animal de compagnie avec l’enfant humain, c’est de permettre de mettre en exergue que Bob, Lun, Jo-Fi et Topsy sont des objets partiels qui se distinguent des infans sur au moins deux points essentiels :

  • leur statut d’animaux domestiques les prive d’une aspiration à quitter la maison d’adoption pour s’autonomiser comme sujet, objet total ;
  • leur maître n’est donc pas confronté à la partition intersubjective du travail de séparation-inviduation en le favorisant ou en s’y opposant ; ils restent indéfiniment des objets partiels avec toutefois une pointe plus ou moins marquée de suspense (de sauvagerie) qui pimente le lien comme par exemple dans le fameux film Crin-blanc (Albert Lamorisse, 1953).

Grâce à cette double vertu, les animaux de compagnie offrent à leurs maîtres une simulation du processus de parentalité. Cette réalité virtuelle de la parentalité en rapporte les bénéfices narcissiques (« l’enfant » animal est une extension narcissique gratifiante et sous emprise : le maître est un Dieu pour l’animal) sans les inconvénients (pas ou très peu d’exposition au parenticide, d’attaques du lien pour en authentifier la solidité, de conflits et de dialectique maître/esclave (Hegel, 1807), de conflits générationnels développementaux d’autonomisation qui signent le vieillissement castrateur des parents qui vont vers la mort).

L’animal de compagnie suffisamment bon offre bien en effet comme l’écrit Marie Bonaparte un « repos de l’humain » en mouvement et condamné à vivre sous la menace de Chronos, à avoir des enfants ersatz d’éternité (Platon, Le Banquet), tout en apprenant à mourir ! Par sa présence fidèle et proximale, il offre un démenti à cette dynamique de la castration de la finitude et de la précarité ontologique d’une pseudo éternité déplacée sur le flux générationnel. Dans ce rôle, l’animal de compagnie puise son efficacité symbolique dans son analogie (ou sa contradiction réparatrice) avec les « gardes du corps » parentaux et leurs substituts contenant et détoxiquant l’hilflosigkeit des temps premiers. Freud a passé sa vie en compagnie de chiens de compagnie « talisman de vie ». Est-ce que ces fidèles animaux commémoraient la préoccupation maternelle primaire d’Amalia comme Topsy soutenant la réminiscence de Mimau ?

Le bébé et la personne âgée sont particulièrement dépendants de leurs « gardes du corps ». Mais il y a une troisième période de la vie où les gardiens de la vie sont essentiels : la grossesse des devenant parents. En prénatal, le travail du processus de parentalité correspond électivement à une zone de commémorations des conflits archaïques et œdipiens. Mr et Mme S. ont cherché avec Rintintin un allié à la mesure de la menace des fantômes qui menaçaient l’enfant à naître dans l’utérus conjugal.
Ce que je décris désormais comme une véritable esquisse objectale parentale à l’égard de l’enfant de la grossesse, une relation d’objet virtuelle (Missonnier, 2009) venait, dans le cas de Mr et Mme S., s’étayer sur la proto-inter-subjectivité avec Rintintin. Le chantier de l’enfant humain en devenir trouve ici ses fondations avec la simulation transitionnelle à l’égard de l’animal de compagnie. Mon action psychothérapeutique a consisté à favoriser le déploiement de la potentialité de cette créativité spontanée.

Un enfant sauvage idéal

L’histoire des « véritables » enfants sauvages (Victor de l’Aveyron, Amala et Kamala…) est connue. Au sujet de Victor étudié par Jean-Marc Gaspard Itard, il est intéressant de lire la critique de Serge Aroles (2007) de la vision du film de François Truffaut (1969). Aroles a mené de méticuleuses investigations dans les archives et considère Victor comme un faux cas d’enfant sauvage idéalisé par le cinéaste : « Rappelons que Victor ne présente aucune haute adaptation à la survie en forêt, et que le célèbre film de Truffaut, L’Enfant sauvage qui montre ce garçon perché sur les arbres ou s’abreuvant aux rivières, est un… film. » Dont acte, mais Truffaut dans sa fiction est sans doute plus près de notre réalité psychique à l’instar de la mythologie romaine avec Romulus et Rémus sauvés et allaités par la louve et Rudyard Kipling et son fameux Livre de la Jungle (1894) où Mowgli est élevé par Raksha, la louve grise. Le mythe et la fiction mettent en relief le fantasme organisateur princeps : le petit d’homme confronté aux vœux infanticides trouve refuge dans la tanière de la louve. Quand la sauvagerie humaine est synonyme de destruction du Soi, la sauvagerie animale est un refuge bienveillant où le Soi est protégé et le Moi peut advenir.
Dans ce contexte, nos animaux de compagnie s’imposent comme une commémoration actuelle de nos paratonnerres d’autrefois contre les vœux infanticides. Bonnes imagos parentales, elles le restent au prix d’un clivage et d’une idéalisation qui évoquent l’insistance de Freud à pointer (en tout cas pour lui !) l’absence d’ambivalence dans cet amour de l’animal de compagnie. En convoquant Mr et Mme S., Freud, Smiley Blanton et Marie Bonaparte comme autant de masques de moi-même, j’ai tenté brièvement ici de défendre une animalité au cœur de l’humain… et de la psychanalyse qui ne saurait sans dommage se dessaisir de l’animal de compagnie indissociable de la conception même du cadre de la cure-type !

Bibliographie

Aroles S., (2007), L’énigme des enfants-loups, Paris, Publibook.

Bertin C., (1982), La dernière Bonaparte, Paris, Perrin.

Blanton S., (1971), Journal de mon analyse avec Freud, Paris, PUF, 1973.

Bonaparte M., (1936), Topsy. Les raisons d’un amour, Paris, Edition Payot & Rivage, Rivage Poche, 2004.

Hegel G.W.F., (1807), La phénoménologie de l’esprit Paris, Aubier, 1977.

Laplanche J., (2002), « À partir de la situation anthropologique fondamentale » In C. Botella (dir.), Penser les limites. Écrits en l’honneur d’André Green, Champs Psychanalytiques, Paris, Delachaux & Niestlé, p. 280-287.

Mahler M., Pine F., Bergman A., (1975), La naissance psychologique de l’être humain. Symbiose et individuation, Paris, Payot, 1980.

Missonnier S., (2009), Devenir parent, naître humain. La diagonale du virtuel, Paris, Puf.

Smadja C., (1993), « À propos des procédés autocalmants du Moi ». Revue française de psychosomatique, 4 : 9-26.

Szwec, G., (1998), Les galériens volontaires, Paris, Puf.

Winnicott D.W., (1969), « La préoccupation maternelle primaire » in De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1989.

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Humanité et animalité : les frontières de passage