Incidences transgénérationnelles de la souffrance au travail
Dossier

Incidences transgénérationnelles de la souffrance au travail

Dans cet article nous souhaitons rassembler des éléments cliniques à partir de la psychopathologie infanto-juvénile pour rendre compte de l’incidence de la souffrance au travail des parents sur l’économie des relations dans la famille et le développement psychoaffectif des enfants. Comment la place du travail dans la subjectivité des parents est-elle transmise ? Le processus que l’on est en mesure aujourd’hui d’élucider passe par l’analyse des formes de coopérations familiales contribuant au maintien des exigences défensives requises par l’exercice du travail. Leur description clinique détaillée selon la thèse de la centralité du travail peut apporter à l’approche psychanalytique des ressources nouvelles pour comprendre comment la normalité de ceux qui souffrent en situation de travail est souvent maintenue au prix de la dégradation de l’équilibre psychique de leurs proches. Il s’avère qu’un des principaux motifs de consultation dans le cadre d’un service public de pédopsychiatrie concerne les agirs agressifs manifestés par des enfants « qui poussent à bout » selon les propres termes employés par leurs parents1. Ceux-ci expriment ainsi le sentiment d’être débordés par l’intensité et la fréquence des crises d’opposition qui perturbent la vie familiale. Ils décrivent communément chez leurs enfants une irritabilité à fleur de peau, ponctuée par le surgissement de colères clastiques dont ils ont du mal à sortir. Face à l’exacerbation de ces manifestations qu’ils perçoivent comme des provocations, les parents éprouvent une forte angoisse mobilisant une tension agressive accrue. Ils tentent d’abord de convaincre rationnellement l’enfant de respecter les règles ou de faire un effort d’explicitation de la signification de sa conduite de refus. Mais les tentatives censées obtenir une réaction d’obéissance échouent et n’aboutissent qu’à des agirs coercitifs qui peuvent aller jusqu’à la violence pour le faire céder.

L’émergence soudaine de la confrontation conflictuelle ou son externalisation hors de la famille en milieu scolaire constitue toujours une blessure narcissique pour ces parents déçus dans leurs attentes vis-à-vis de l’enfant. Pour le psychothérapeute qui s’interroge sur ce qui lie ou aliène les membres d’une famille, le symptôme de l’enfant « qui pousse à bout » prend la signification d’une résistance devant l’héritage imposé par les parents. Freud avait déjà mentionné la fonction essentielle de la procréation pour conjurer l’angoisse de mort en assurant la continuité du narcissisme parental dont l’enfant est dépositaire (Freud, 1914)2. L’accès à la parentalité comporte toujours certains enjeux psychiques liés à l’histoire des parents. C’est une seconde chance de remaniement dans la relation à l’enfant, des ratés de leur histoire singulière. L’enfant, faire valoir des idéaux parentaux, aura à en découdre avec l’expérience infantile de ses parents, avec leurs vécus d’échec, de vulnérabilité, et l’angoisse qui les tourmente encore.

Plus ceux-ci agissent en fonction de leur propre vécu d’enfant en manque de soin et de sollicitude affective, au lieu de répondre aux besoins de l’enfant réel, plus ils seront en difficulté face à celui-ci. Il est observé dans ces circonstances une recrudescence des mécanismes défensifs d’identification projective pathologique. Ces parents que l’on rencontre souvent dans les consultations n’ont pas toujours la capacité d’élaborer ces projections et de faire des liens avec leur propre histoire au cours des entretiens psychothérapiques. Particulièrement lorsque nous sommes en présence de projections d’images négatives agressives et persécutrices qui déforment la perception de l’enfant, la réintrojection par les parents reste quasi-impossible. Il s’agit de toute évidence de secteurs clivés dans l’économie psychique des parents avec lesquels il est difficile de rétablir une perméabilité représentative. Ceci a pour effet d’induire chez le clinicien un éprouvé pénible d’échec et d’impuissance dans la conduite de la thérapie en direction de familles pathogènes où dominent le processus défensif de répression des affects. Ces familles fermées au monde fantasmatique sont caractérisées par le déploiement d’une pensée sans valeur sublimatoire, sans référence à la sexualité, c’est-à-dire uniquement adossée au maintien d’une rationalité matérielle et instrumentale dans leur rapport au monde. Or, l’investigation montre que cette indisponibilité affective dans l’espace privé trouve en fait son origine dans les contraintes imposées au psychisme des parents par le rapport au travail.

Répercussion des stratégies de défense au travail dans l’économie des relations familiales

Dans la démarche psychanalytique, le problème de la transmission transgénérationnelle des conflits est étudié sans intégrer le réel du social et la centralité du travail. La séparation entre travail et vie privée relève d’une conceptualisation erronée. Les stratégies défensives élaborées pour résister aux contraintes pathogènes du travail ne fonctionnent pas que sur les lieux de travail. Elles mobilisent des défenses spécifiques infléchissant toute l’organisation mentale du sujet. Celui qui dans son travail se heurte à des difficultés matérielles ou relationnelles, celui qui est en surcharge de travail emporte l’angoisse que lui occasionne son travail dans l’espace familial. De sorte que toute la famille est obligée de contribuer à la protection des défenses de celui qui en a besoin pour tenir dans le travail. Si la famille ne coopère pas, il faut s’attendre à des conflits insolubles, des divorces ou des décompensations.

C’est dire qu’il existe une répercussion extrêmement puissante de la souffrance au travail, et précisément de la manière dont les parents négocient celle-ci, dans l’évolution des rapports amoureux. Il convient donc de reconnaître que dans la relation conjugale, l’amour implique un registre plus obscur illustré pourtant par la clinique ordinaire, celui des rapports de domination qui ont une incidence majeure dans la répartition des tâches domestiques, de soin et d’éducation des enfants. En effet, les restes des comportements d’attachement infantile non libidinalisés selon le processus décrit par la théorie de la séduction généralisée3 de Jean Laplanche vont se trouver réactivés dans la relation amoureuse sous la forme d’une relation de dépendance psychique à l’autre. En introduisant entre les partenaires une relation d’aliénation de l’autonomie psychique s’ouvre un espace de soumission à la volonté de l’autre sans possibilité de réciprocité4. Car la relation d’attachement dans l’amour expose à l’épreuve des rapports de force et d’inégalités des positions dans le couple du fait des caractéristiques des stratégies de défenses élaborées pour lutter contre la souffrance au travail5.

Âgé de 16 ans, Karl est adressé à la consultation en raison de son attitude de refus scolaire. Il reste chez lui sans sortir ni voir personne. Il ne répond plus aux sollicitations de ses amis, préférant la compagnie de son ordinateur. Fils unique, il est accompagné par ses deux parents. La mère présente son fils comme victime d’humiliations récurrentes venant des autres élèves. Il a cessé d’aller en classe depuis que son sac a été volé et ses affaires dispersées, vandalisées. Karl ajoute peu de commentaires à cette évocation de la « situation déclenchante » qui permettrait une mise en perspective psychodynamique. Son père ne réagit pas non plus, ne se positionne pas. La mère rapporte encore une histoire plus ancienne d’insultes inscrites sur ses livres scolaires. Elle souligne avec anxiété la solitude de son fils qui s’est aggravée depuis la récente installation de la famille dans une maison d’une banlieue résidentielle. Elle reconnaît « trop protéger un fils qui a été très longtemps désiré, après huit années de tentatives et plusieurs fausses couches » et laisse entendre qu’elle aussi s’est sentie seule. Le père ne comprend pas l’apragmatisme de son fils, « à son âge je travaillais depuis longtemps ».

« Beaucoup d’autres choses ne vont pas dans la famille » estime la mère manifestement préoccupée par « l’absentéisme » de son mari essentiellement accaparé par les exigences de son activité de dirigeant d’une petite entreprise du bâtiment. Soudainement, Karl prend la parole sur le ton de la colère pour adresser de vifs reproches à son père : « tu n’es jamais à la maison ; ça fait 16 ans que tu me fais des promesses sans jamais les tenir ». Il apparaît alors nettement que l’absentéisme du fils est le répondant de celui du père. Mais que celui-ci est en outre porteur du ressentiment agressif de la mère. A travers le récit prolixe des attentes déçues et des projets abandonnés, l’adolescent révèle qu’il reste toujours en demande d’attachement vis-à-vis de son père sans pour autant que celui-ci ne se mobilise. Lorsque nous sollicitons le père pour qu’il s’exprime sur son expérience de l’hyperactivité et le chemin qui l’y a conduit au regard de son histoire singulière, la mère se saisit aussitôt de cette proposition pour soutenir l’effort narratif de son mari qui ne porte que sur la matérialité brute des faits, en ajoutant les commentaires subjectifs manquants.

Il s’agit d’une histoire catastrophique et carencée où l’attachement au travail joue un rôle majeur vis-à-vis de l’appartenance et de l’identité du sujet qui n’a aucune inscription dans une filiation paternelle. Orphelin de père tué pendant la guerre d’indépendance d’un pays africain, il est confié très jeune à sa grand-mère maternelle tandis que sa mère est partie travailler en France. Les conditions matérielles sont dures, marquées par la pauvreté et la faim. A l’âge de 6 ans, il retrouve sa mère qui a fondé une nouvelle famille avec déjà une fratrie de trois enfants. Rapidement des tâches domestiques de plus en plus étendues lui sont assignées. A l’âge de 14 ans, le retour dans son pays d’origine est décidé pour apprendre la maçonnerie et participer aux travaux agricoles. Sa force physique, son endurance et son habileté deviennent de plus en plus appréciées. Revenu en France à l’âge adulte, il déploie des efforts considérables dans son activité professionnelle et dirige rapidement une entreprise prospère… La mère l’interrompt à ce moment précis pour déplorer encore son activisme qui se prolonge quasiment tous les samedis et dimanches. « C’est malheureux, il néglige sa femme et son fils. Le travail, ça le rattrape tout le temps, il ne sait pas dire non. Il rend service aux clients, aux copains qui ont toujours besoin de lui. Alors ils en profitent. Mais il a besoin de ça, parce qu’il n’a pas été aimé dans sa famille.» Le père se montre alors très ému sans parvenir à exprimer devant son fils ce qu’il ressent. Karl ne s’aperçoit pas de ce mouvement affectif qui ne produit pas d’effet mutatif. Et, bien qu’elle traduise le vécu subjectif de son mari, la mère critique constamment le mutisme psychique et la passivité de celui-ci lorsqu’il est présent au domicile. « Il ne sait pas parler, en famille, pour s’entraider. Nous ne faisons rien ensemble, il ne propose pas grand-chose et ne tient pas parole. » « Ah si, il voulait amener son fils sur ses chantiers ! » A ce moment le fils continue de protester : « De toute façon, ça ne sert plus à rien que je sois avec vous, je préfère rester dans ma chambre, vous ne parlez que de comptabilité, je n’en peux plus de vous entendre. ».

C’est la mère qui révèle en définitive comment son mari est aliéné dans une quête de reconnaissance dans le registre de l’amour, déplacé sur le registre du travail. « Il veut être aimé par les clients et les copains et ne facture jamais les travaux supplémentaires. » Le zèle et l’activisme dans cette relation de service sans contrepartie financière équitable signalent un régime de confusion identitaire entre le faire et l’être. La reconnaissance des compétences fonctionne ici comme un piège psychopathologique où la quête infantile d’attachement ne rencontre que la perversion de « ceux qui profitent de son besoin d’être aimé ». Accepter le désinvestissement du travail impliquerait un autre rapport au corps, à l’argent et donc à la sexualité dans un remaniement de l’économie conjugale qui semble difficile en l’état. Car la mère, en dépit des reproches adressés à son conjoint, semble encore captive du rapport au travail de son mari. Elle ne paraît pas prête à remettre en cause véritablement sa coopération au maintien de l’hyperactivité de celui-ci, comme si elle doutait en définitive qu’aucune évolution psychique ne soit réalisable. Peut-on alors considérer au regard des éléments biographiques présentés que l’étiologie de l’activisme du père résiderait dans son inaptitude à la mentalisation, du fait des carences identificatoires vécues et de leurs effets dans la formation du préconscient ? L’activité physique fonctionnerait comme exutoire avec un effet auto-calmant exposant au risque de l’hyperactivité sans pouvoir se dégager de la répétition. Le père ne pouvait donc mobiliser une capacité de rêverie et de régression psychique jusqu’au niveau de son fils. Il n’y arrive pas et se rend peu disponible en désertant le domicile familial. L’adolescent n’a pas les moyens de comprendre l’itinéraire ayant conduit son père à sa position défensive actuelle, précisément parce que cela semble passer à ses yeux pour une intention, un choix volontaire. Faute de comprendre donc, il est resté captif psychiquement d’une transmission transgénérationnelle de l’aliénation. Son évolution, en raison de l’intensification pathologique des signes de repli et de désengendrement, a nécessité l’indication d’une hospitalisation ayant interrompu le suivi engagé.

Mode de transmission de l’aliénation et capture du fonctionnement psychique

L’hyperactivité existe aussi chez les cadres où elle se présente comme une des manières les plus utilisées pour endormir la conscience douloureuse de ce qui fait souffrir. Face à des situations de plus en plus intenables de concurrence externe et interne à l’entreprise, le sujet pour ne plus penser à tout ce qui vient contredire les objectifs prescrits, se plonge dans le travail. Dans ce contexte, à l’instar des ouvriers taylorisés, l’activité fantasmatique apparaît comme une gêne dans l’exercice de l’activité parce qu’elle altère la concentration et risque de provoquer des erreurs. Il s’agit de contenir la tension inhérente à la situation en se coupant d’une partie de soi-même, celle qui est à l’origine de la pensée qu’il faut anesthésier par l’activisme. Le sujet risque ainsi de perdre sa capacité à se sentir partie prenante de la souffrance des autres, notamment dans les situations de restructuration organisationnelle et de compression des effectifs. Il peut être amené à prendre une position ou commettre un acte en contradiction avec ses valeurs. L’évitement du conflit moral est alors obtenu en donnant un semblant de justification rationnelle reposant sur des arguments spécieux empruntés aux stéréotypes de l’opinion dominante. Cette position défensive soulève le problème de l’exercice en secteur du sens moral qui apparaît borné par des défenses concourant à dénier la réalité de ce qui angoisse, tandis que le sens moral est conservé dans le secteur qui n’est pas sollicité. L’équilibre psychique du sujet se joue dans la conclusion qu’il tire de cette épreuve du travail. Soit il n’accepte pas de perpétrer ce clivage forcé et continue de travailler au prix d’une souffrance éthique qui le confronte à la perception angoissante du caractère faillible de sa volonté. Soit le clivage est maintenu et constitue le dernier recours d’un sujet qui se comporte comme s’il était constitué de deux parties agissant à l’insu l’une de l’autre. Là encore la vie hors travail et l’investissement affectif de l’espace privé sont affectés par ces stratégies défensives de l’auto-accélération et du clivage forcé dont l’effet de répression psychique vient dramatiquement entraver les capacités d’interaction fantasmatiques avec les enfants.

Si l’enfant ne coopère pas et ne respecte pas les stratégies défensives des parents, ceux-ci mobilisés par la nécessité de maintenir la répression pulsionnelle acquise, vont chercher à arrêter la pensée de l’enfant. A cet effet, ils agissent à la source même de la pulsion à l’aide de médicaments calmants, de nourritures gavantes, ou en frappant l’enfant. Si par ses jeux, ses pleurs, son imagination, son désir d’autonomie l’enfant s’aperçoit qu’il devient une source d’angoisse et de colère, il apprend à lutter contre ses émotions et choisit de faire comme eux dans une sorte de mimétisme, en renonçant à toute activité mentalisée dans les domaines couverts par la répression pulsionnelle chez les parents. Il reproduit la zone de sensibilité de l’inconscient des parents, selon la conception qui en a été donnée par D. Braunschweig et M. Fain de « l’identification aux parents dans la communauté du déni6.». C’est dire qu’il n’existe pas de déni individuel qui puisse se maintenir sans être partagé. De sorte que ce qui est réprimé par une génération à des fins d’évitement de la souffrance des parents selon la notion de clivage forcé ou fonctionnel peut devenir à la génération suivante un clivage structurel.

Justinien, âgé de 8 ans est adressé à la consultation pour des crises de colère et de violence auto-agressive qui débordent les parents. Ces symptômes se manifestent au cours des moments de séparation pour se rendre à l’école le matin ou le soir au moment du coucher, peu de temps après que les parents aient rejoint tardivement le domicile. Il s’agit d’un enfant manifestement anxieux et phobique qui se désorganise mentalement lorsqu’il se sent en échec au cours d’une activité scolaire, sportive ou ludique. Il lui arrive alors de détruire les objets qui lui résistent auxquels il est pourtant attaché. Le contact est difficile à établir avec l’enfant qui demeure très inhibé dans ses paroles et ses gestes, dessine peu, et ne joue pas spontanément sans le soutien maternant du thérapeute qui est toujours à l’initiative des interactions. A contrario, l’alliance thérapeutique avec les parents paraît se mettre en place aisément. Leurs commentaires sur la situation actuelle s’ouvrent facilement sur l’histoire familiale. Cependant, le fonctionnement symétrique des relations adultes-enfants au moment des crises d’opposition n’est pas interrogé autrement qu’en recourant à une rationalisation empruntée aux médias portant sur les difficultés relationnelles des enfants surdoués. Ainsi, le père attribue-t-il à leur fils une intelligence exceptionnelle s’exerçant paradoxalement dans la contestation des règles de vie familiale. C’est la mère qui se montre très affectée par les comportements agressifs de son fils qui l’insulte et lui donne des coups quand elle cherche à le contenir au moment des crises. Elle se sent alors démunie et reste sidérée face à la montée de l’excitation de l’enfant. Le père reconnaît aussi qu’il ne sait pas comment calmer son fils et l’évocation de l’hypersensibilité excessive de celui-ci entre en résonance avec sa crainte infantile des colères de son propre père décédé brusquement d’un AVC. Il y a eu par la suite un beau-père décrit comme un homme pacifique auquel il s’est identifié.

Les parents se présentent comme très actifs et engagés dans la vie professionnelle. Le père est ingénieur sécurité dans une usine. Il mentionne qu’il travaille plus que les autres du fait des responsabilités spécifiques et des astreintes auxquelles il est soumis. Il pratique aussi le sport cycliste et s’efforce d’initier son fils à la compétition, ce qui ne va pas sans conflit. La mère est ingénieur chimiste dans l’industrie cosmétique. Elle travaille dans un laboratoire à la conception de nouvelles formules dans un contexte de forte concurrence entre les chercheurs qui a longtemps fonctionné à son avantage, avec un sentiment de plaisir et d’accomplissement personnel : « J’étais un pilier du labo. Je produisais deux fois plus que les autres, j’étais la chouchoute. » Avec la grossesse de Justinien tout a basculé. Une réorganisation était en cours et la mère tombe en disgrâce. « Il était prévu de faire plus, plus vite, avec moins d’effectif ». Mais comme elle avait exprimé le vœu de travailler dorénavant à 80%, son aptitude à maintenir son niveau antérieur de performances est mise en doute. « Ah bon ! Tu seras encore motivée avec un deuxième enfant »? A la reprise de l’activité, elle est rétrogradée et ne reçoit pas d’augmentation. Une collègue qu’elle avait formée a pris sa place pendant son congé maternité. Il lui est proposé de changer de poste, mais elle n’accepte pas de se laisser évincer et décide de lutter, « de mettre les bouchées doubles » pour prouver qu’elle est encore à la hauteur, capable de tenir « les nouveaux objectifs et exigences de chiffres », alors même que les nouvelles normes de productivité risquent d’être suivies, au détriment du temps nécessaire pour la recherche et la mise au point de formules fiables et stables.

Au cours de cette période de réorganisation coïncidant avec la grossesse et la naissance de Justinien, elle fait état de troubles de l’anxiété et de l’humeur qu’elle peut rapporter aujourd’hui à l’angoisse de perdre son travail « parce qu’elle n’y arrivera pas avec deux enfants ». Tiraillée douloureusement entre sa quête d’être reconnue dans la sphère professionnelle comme une chimiste ingénieuse et créatrice et sa quête d’identité féminine, elle n’éprouvait pas de plaisir dans les premières interactions avec Justinien, à l’inverse de ce qu’elle a vécu avec l’aîné. Elle n’était pas séduite par ce bébé à qui elle trouvait un air grave et peu souriant. « Il ne réagissait pas à mes stimulations » comme si son bébé ne la reconnaissait pas, ne la gratifiait pas. Elle associe alors sur sa mère : « j’étais dépressive comme elle ». Celle-ci est restée « plongée » pendant 7 ans dans un marasme d’allure mélancolique, ponctué d’épisodes d’hallucinations qui ont nécessité plusieurs hospitalisations. Elle croyait que sa mère ne l’aimait pas, ne s’intéressait pas à elle, « comme si elle n’avait pas de mère ». Elle s’est tournée vers son père, un homme admirable, ingénieur de haut niveau, très engagé dans son travail. « Il savait tout ». Et, c’est l’effet thérapeutique du travail qui aurait sorti sa mère de la pathologie mentale. Son père ayant acheté un commerce, l’exercice de cette activité professionnelle a permis sa stabilisation durable.

Au regard de l’histoire singulière de la mère de Justinien, il est indéniable qu’il existe des failles au niveau de l’identité, qui se révèlent lors de la déstabilisation vécue du fait de la disgrâce et des manœuvres de harcèlement subies. Mais ces failles constituent précisément ce qui fait la force de son engagement subjectif dans le travail en opérant une transformation de soi. Elle s’était sentie délaissée par ses parents envers qui elle conserve encore beaucoup de ressentiment et de colère. Elle a dû se débrouiller seule quand elle a voulu entrer dans la vie active. Son père jugeait « qu’elle n’était pas à la hauteur » de ses exigences élevées en termes de réussite dans les études supérieures scientifiques. Mais opportunément son insertion professionnelle dans la même entreprise lui a permis d’atteindre une promotion supérieure, grâce à la reconnaissance de la qualité et de l’originalité de son travail. C’est pourquoi, elle reste très attachée à celui-ci en dépit de la dégradation constante de ses conditions d’exercice professionnel qu’elle tend à dénier. Elle explique comment elle s’est concentrée sur l’objectif de l’innovation où elle excelle toujours au prix d’un travail acharné dont la réussite la rendait indisponible psychiquement pour ses enfants. L’organisation et la division des tâches domestiques réglées de façon très serrée entre les conjoints lui ont permis cette endurance au travail. Pourtant, en dépit de sa contribution aux succès commerciaux, sa productivité inventive lui est paradoxalement reprochée. On lui oppose que ses formules nouvelles ne sont pas toujours transposables du laboratoire à la production industrielle en série. Soumise à une évaluation individualisée qui tient de moins en moins compte de la réalité concrète de son travail de conception, ses échecs sont injustement sanctionnés. Ce qui alimente le même sentiment dépréciatif de ne pas être à la hauteur « j’ai été démolie ». Sentiment agi par son fils démolissant les objets qui résistent à ses attentes.

Progressivement au cours des entretiens familiaux centrés sur l’écoute de son rapport au travail, la mère prend conscience de l’incidence de son activisme professionnel sur les troubles et la colère de son fils dont elle reconnaît maintenant qu’ils lui étaient personnellement adressés. « Il m’a fait payer mon investissement au travail ». « J’ai compris que c’est au moment où je dois partir au travail et que je suis tendue qu’il s’efforce de trouver le moyen de me retenir. Il ne supporte pas que je ne sois pas disponible. J’ai changé d’attitude, je passe plus de temps auprès de lui. C’est aussi parce que j’ai trouvé le soutien de collègues qui subissent comme moi une évaluation injuste de leur travail ». Elle évoque alors l’ouverture inattendue d’un espace collectif de discussion qui lui permet de mieux résister dorénavant à l’imputation d’une responsabilité individuelle dans les problèmes de production et les dysfonctionnements organisationnels dont elle s’accommodait auparavant par le déni et l’activisme. Elle y a acquis une capacité de réflexion critique et d’argumentation, pour soutenir face à la hiérarchie, la préséance de l’erreur et de la temporalité dans le processus créatif.

C’est donc son rapport subjectif au travail qui a changé avec un effet de mutation sur l’économie des relations familiales et le fonctionnement psychique de Justinien qui s’est ouvert à la symbolisation.

Conclusion

Si l’emprise caractérise les projections que les parents forment en direction de leurs enfants, celles-ci sont aussi estampillées par la qualité en termes de souffrance ou de plaisir du rapport subjectif au travail des parents avec une incidence sur la communication et les échanges corporels tendres ou agressifs. Différenciée selon la division sexuelle des rôles dans le travail domestique, l’emprise s’inscrit dans une concurrence inégalitaire des parents dans leur projet identitaire. Les enfants héritent de ces contradictions en plus de celles de chacun des parents avec lui-même. La concurrence de l’emprise peut aboutir à ce que l’un des parents se détourne de son partenaire sexuel pour instaurer une relation d’incestualité au détriment du processus de séparation individuation de l’enfant. L’écoute clinique référencée à l’analyse psychodynamique du travail permet d’accéder à l’interprétation portant sur les identifications projectives parentales en ouvrant dans la famille un espace propice à la sublimation, en lieu et place de la capture du fonctionnement psychique par la transmission du déni.

Notes

  1. Ciccone A. (2003), « Les enfants qui “poussent à bout”. Logiques du lien tyrannique », in Ciccone et al., Psychanalyse du lien tyrannique, Paris, Dunod, p. 11-45.
  2. Freud, S. (1914) Pour introduire le narcissisme. Payot.
  3. Laplanche, J. (1987). Nouveaux fondements pour la psychanalyse. Paris, PUF.
  4. L’analyse de cette absence de réciprocité dont nous ne reprendrons pas ici le développement réfère à un rapport différencié entre les hommes et les femmes dans la reconnaissance et le déni du réel qu’il s’agisse du travail de production ou du travail domestique.
  5. Dejours, C. (2002) « Les rapports domestiques entre amour et domination ». Travailler, 8.
  6. Braunschweig, D., Fain, M. (1975) La nuit, le jour, essai psychanalytique sur le fonctionnement mental. Paris, PUF.

Bibliographie

Ciccone A. (2003), « Les enfants qui “poussent à bout”. Logiques du lien tyrannique », in Ciccone et al., Psychanalyse du lien tyrannique, Paris, Dunod, p. 11-45.

Braunschweig D., Fain M. (1975), La nuit, le jour, essai psychanalytique sur le fonctionnement mental. Paris, PUF.

Dejours C. (2002) « Les rapports domestiques entre amour et domination ». Travailler, 8.

Freud S. (1914) Pour introduire le narcissisme. Payot

Laplanche J. (1987). Nouveaux fondements pour la psychanalyse. Paris, PUF.

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La clinique et la psychodynamique du travail