Introduction – René Roussillon en transmission
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Introduction – René Roussillon en transmission

Ce dossier consacré à l’œuvre de René Roussillon fait suite à un colloque organisé récemment à l’université Lumière Lyon 2, en partenariat avec Carnet Psy, par le Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique (CRPPC), dont René Roussillon fut l’un des acteurs majeurs, pour partager avec lui un moment de transition entre une vie universitaire intense et un nouveau statut, celui de professeur émérite. René Roussilon en transition : le jeu en partage, tel est le titre qui s’est imposé à nous, tant il résume l’œuvre et l’homme, qui nous a légué en héritage une ambiance de travail marquée par un mode ludique, avec une passion du partage des idées et des expériences cliniques. Cette capacité de jeu apparaît par ailleurs indispensable au difficile abord des cliniques des limites et de l’extrême, au cœur de ses travaux : René Roussillon est en quelque sorte un funambule de l’extrême, en perpétuel mouvement, créativité et métamorphose.

Une des caractéristiques premières de sa démarche depuis 1972, c’est en effet le travail aux limites, aux frontières, aux extrêmes et la paradoxalité, un jeu des bords, aussi bien pour le champ conceptuel que pour la clinique elle-même. Son œuvre renouvelle les fondements de la théorie psychanalytique, avec notamment la transposition de la technique psychanalytique classique du divan à de nombreux autres terrains de rencontre analytique. Ce dossier vise à témoigner de la fécondité générative de ses concepts et à dégager quelques aspects de ses théorisations, en montrant comment elles ont modifié les conceptualisations traditionnelles et ouvert des pistes novatrices.

Il paraît bien difficile de présenter des échos d’une œuvre en présence de l’auteur, aussi je propose de créer sur le modèle de René Roussillon un concept sur mesure pour cette situation inédite ; on sait qu’il a ajouté au fameux concept de Winnicott, « la capacité d’être seul en présence de la mère », la capacité d’être seul en présence du couple, la capacité d’être seul face au père et face au groupe, la capacité d’être seul en présence de l’analyste : ces articles donneront le loisir d’expérimenter la capacité d’être seuls en présence de René Roussillon, car cela correspond au mode même de transmission de cet auteur, jamais dans la duplication, dans la pure reproduction du même, ni dans l’allégeance intellectuelle, mais dans l’appel à la créativité de chacun. Le paradoxe essentiel de cette œuvre, c’est moins d’offrir un prêt à penser qu’un art de penser la psychanalyse « à sauts et gambades », comme disait Montaigne.

René Roussillon a notamment proposé une réflexion sur les fondements d’une théorie générale de la pratique clinique, au delà de ses différentes formes, et montré la fécondité des interactions entre la pratique psychanalytique standard et les diverses pratiques de rencontres cliniques sur d’autres terrains de soin, qui concernent souvent la clinique des états de souffrances narcissiques identitaires, selon un concept proposé par l’auteur en 1999. Les fondamentaux de la pensée et de la pratique clinique, René Roussillon propose de les penser à partir des processus de symbolisation, qui ouvrent sur l’appropriation subjective, et sont étroitement liés à l’associativité, au cœur même de la méthode analytique, qui peut dès lors se déployer dans tous les dispositifs praticiens « symbolisants ». René Roussillon a consacré de nombreux écrits à l’invention de dispositifs « sur mesure » dans les situations limites et extrêmes, et dans les pathologies de la survivance, terme inspiré par Winnicott.

Il réinterroge la théorie psychanalytique, souvent à partir d’un autre champ, comme les neurosciences et la psychologie développementale du premier âge (voir dans la seconde partie du dossier le texte de Vincent Di Rocco et Eric Jacquet). Dans tous les cas, il s’agit de la même démarche, qui consiste à examiner les arguments des détracteurs ou des théories alternatives de la psychanalyse, en partant du principe que leurs points de vue présentent des aspects pertinents et intéressants. Il tente ensuite d’en reprendre la quintessence pour penser autrement dans le champ psychanalytique, car ce type de démarche contraint la pensée psychanalytique à des remaniements, éventuellement à des réinterrogations sur un certain nombre de ses fondements. Pour le champ clinique et étroitement dialectisé avec le champ conceptuel, ce sont les cliniques des champs « aux limites », qui mettent au moins en partie en échec les modes d’intervention classique, dans le travail psychanalytique classique et sur d’autres terrains de la rencontre analytique, qui lui permettent de réinterroger la théorie et la pratique psychanalytique.

Ce dossier ne se limitera pas aux articles parus dans ce numéro et le suivant, mais, en raison d’une grande abondance de textes, une partie d’entre eux sera consultable sur le site de Carnet Psy, notamment ceux d’universitaires de nombreux pays, comme le Brésil, le Canada, la Turquie, l’Uruguay, la Roumanie. Ceux-ci connaissent souvent dans ses moindres détails l’œuvre de René Roussillon, parfois mieux que les plus proches géographiquement. En effet, René Roussillon fait actuellement partie des psychanalystes les plus lus, diffusés et traduits à l’étranger : il a écrit une quinzaine d’ouvrages et de très nombreux chapitres d’ouvrage et articles, dont beaucoup ont été traduits, dans une dizaine de langues (Anglais, Allemand, Italien, Espagnol, Portugais, Russe, Turc, Grec…).

La première partie de ce dossier comprend d’abord une perspective synthétique autour de son œuvre (Anne Brun), suivie d‘une réflexion sur les fonctionnements limites et l’analyse, au centre de l’œuvre de l’auteur (Maurice Corcos), puis des contributions de psychanalystes théoriciens, comme Serge Frisch, président de la Fédération européenne de psychanalyse et Stéfano Bolognini, président de l’Association internationale de psychanalyse, ainsi que des témoignages de « compagnons de route » et de pensée, tels Maurice Berger. Alejandro Rojas-Urrego, psychanalyste originaire de Colombie, actuellement chef d’un service de psychiatrie infantojuvénile en Suisse depuis 3 ans, rendra compte des échos de l’œuvre de René Roussillon, vue d’un autre continent. Magali Ravit, pour finir, traitera des apports de René Roussillon dans le champ de la criminalité.

René Roussillon a transmis à tous ses doctorants la passion de la recherche, dans les séminaires de recherche collectifs de notre laboratoire, avec des psychologues praticiens venus de tous horizons, parfois lointains. Il nous a beaucoup appris d’abord à nous ses collègues, moins par un discours du Maître, que par l’invitation perpétuelle à mettre en œuvre notre créativité propre. En ce qui concerne les étudiants (voir leur article dans la seconde partie du dossier), il a l’art de les dégager délicatement des filets dans lesquels ils sont pris, tout en leur apprenant à ne jamais plaquer de théories toutes faites : il accompagne l’étudiant dans les impasses de sa clinique, sans la moindre disqualification, et il lui fait partager la jubilation d’une cocréation de nouvelles pistes de recherche. Bref, il s’agit bien moins de la transmission d’un savoir que du goût de penser par soi même, de s’approprier et de réinventer la théorie.

La transmission reviendrait souvent, entend on dire, à un nécessaire meurtre du père…. Loin d’être un meurtre, ce qui correspond au fond à un refus de la transmission, ce dossier entend être, selon un concept cher à René Roussillon, une appropriation subjective de son œuvre, une invitation à poursuivre l’exploration clinique et métapsychologique, une invitation au jeu avec ses concepts. Dans son dernier ouvrage collectif en codirection, Formes primaires de la symbolisation, René Roussillon nous indique une piste centrale pour la question de la transmission, dans une postface intitulée Le plancher et le plafond. Laissons lui donc la parole sur la question de la transmission : André Green lui a dit un jour « Le plafond de ma génération, c’est le plancher des psychanalystes de la tienne ». Mais le passage du plafond au plancher, n’est pas automatique, il suppose un processus qui présente certaines contraintes, certains passages obligés, certains impératifs. Tout d’abord il faut bien connaître le « plafond » des théorisations précédentes pour ne pas croire que l’on propose quelque chose de neuf alors qu’on ne fait, au mieux, que « redécouvrir » du déjà là. Une deuxième contrainte, soulignée par René Roussillon, concerne l’articulation nouveauté/ tradition. A. Green, D. Anzieu, P. Aulagnier en France, W. R. Bion, D. W. Winnicott en Angleterre, ont tous fait œuvre novatrice à la fois dans le respect des fondements de la psychanalyse issue de Freud qu’ils connaissent bien et en s’affranchissant en même temps de l’emprise qu’exerce la haute stature de celui-ci. Dans toute avancée significative de la théorie ou de la clinique psychanalytique, il y a un processus meurtrier-critique à l’œuvre chez celui qui l’initie, et en même temps la bonne surprise que les fondements de la pensée psychanalytique trouvent une manière de résister et « survivre » au meurtre critique. René Roussillon conclut que les analystes de la génération actuelle et à venir doivent pouvoir s’appuyer sur ce plancher pour jouer leur propre partition clinique, ils se doivent de poursuivre l’entreprise d’un « développement » de la clinique psychanalytique, en évitant un certain nombre de pièges que le lecteur pourra découvrir dans ce texte récemment publié.

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René Roussillon en transition : le jeu en partage