La spécificité symbolique du psychisme humain et la désymbolisation autistique
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La spécificité symbolique du psychisme humain et la désymbolisation autistique

Après quinze années de recherches, sur ce que les éthologistes appellent le « processus d’attachement » et l’ « empreinte de l’image du congénère » chez le jeune animal, ou sur l’équivalent de ce que les psychanalystes appellent la « relation d’objet » du petit d’homme, je me suis intéressé à ce que devient cette « relation » pour les autistes (cf. Vidal, 1987, 2000, 2009). Plus généralement, j’ai cherché à caractériser le mode de relations que les autistes établissent avec les personnes, les objets et les signes. Dans ce bref article, je me propose de montrer en quoi l’analyse de la discontinuité psychique, concernant la dimension symbolique humaine, permet de mieux comprendre la plus « envahissante » des pathologies mentales humaines – tel que se présente l’autisme. J’évoquerai en retour ce que cet éclairage sur le fonctionnement autistique peut nous apporter : à la fois pour confirmer cette discontinuité symbolique ; mais aussi pour souligner certains de ses aspects importants et qu’il reste à prendre en compte, tant dans le développement psychique des enfants non autistes que dans les prises en charge de ceux qui pâtissent de ce trouble.

De la discontinuité entre conduites humaines et comportements animaux

Cette discontinuité tient au fait que seule l’espèce humaine exprime spontanément des conduites symboliques dont le langage est sans doute le meilleur exemple mais un exemple parmi d’autres. Cette spécificité symbolique humaine, ce sont au fond les éthologistes qui l’ont confirmée scientifiquement lorsqu’ils ont été amenés à réfuter leur hypothèse de l’existence d’un langage et de symboles – tels que les ont caractérisés les premiers sémiologues (Saussure 1915 & Peirce 1935) -, chez d’autres espèces animales. Pendant près de 80 ans, nombre d’entre eux ont activement cherché chez de nombreuses espèces animales, observées dans leurs conditions naturelles, l’équivalent d’un tel langage. Ils ont répertorié soigneusement une multitude de systèmes de communications par signaux auditifs, visuels, olfactifs, gustatifs ou tactiles : aussi bien chez les abeilles, les mollusques et autres invertébrés que chez les poissons, les oiseaux et les mammifères marins ou terrestres, jusqu’à nos plus proches cousins sur le plan génétique et neurologique que sont les chimpanzés. Mais aussi sophistiqués qu’ils soient parfois, ces systèmes se sont avérés uniformément composés de signaux étroitement accolés aux stimuli qu’ils signalent, sur un mode dyadique. Aucun de ces systèmes ne mobilise des symboles dont le sens implique une relation triadique ou structurale à d’autres symboles. Il faut remonter à l’homme de Neandertal pour trouver une autre espèce ayant exprimé, par le passé, de telles conduites symboliques hautement élaborées. Et, si d’autres éthologistes ont pu dresser des chimpanzés, voire des perroquets (Premack 1979, Pepperberg 2002) à manier des systèmes éventuellement assimilables à quelque structure symbolique, ils n’ont fait que confirmer : d’une part, qu’un tel maniement n’était pas habituel pour ces animaux dans leurs conditions naturelles ; et d’autre part, qu’ils ne pouvaient pas les transmettre ou tout simplement s’en servir dans leurs échanges avec leurs congénères.

Remarquons d’ailleurs que nous assistons à une sorte de rivalité symptomatique entre éthologistes pour savoir qui du chimpanzé, du dauphin ou du perroquet, pourrait être le plus compétent pour apprendre un tel langage. Quant à savoir quel animal montre, dans son environnement habituel, le système de communication le plus proche du nôtre, on n’a pas entendu parler de meilleure candidate que l’abeille, avec sa fameuse danse qui lui permet de désigner à ses congénères des sources de nourriture à distance (cf. Von Frisch 1950). Mais, cette danse et les signaux qui lui sont associés ne constituent encore qu’un système de signaux dyadiques ayant des effets stimulants assez rigidement programmés pour toutes les colonies d’abeilles ; ils n’impliquent pas ces relations triadiques qui constituent le fondement des symboles conventionnellement codés dans toutes les sociétés humaines.

Ici, en s’inspirant des grandes catégories sémiologiques de Peirce (Op. Cit.), nous pouvons distinguer très globalement : d’une part, les systèmes de stimuli monadiques et de signaux dyadiques, auxquels réagissent les comportements des animaux ; et d’autre part, les structures de symboles triadiques auxquelles répondent les conduites humaines. De ce point de vue, la grande proximité biologique entre nous et les autres espèces de primates laisse néanmoins place à une discontinuité éthologique et sémiologique. Bien que les comportements des espèces animales varient à l’infini, les stimuli et les signaux auxquels ils réagissent relèvent, tous, de systèmes dyadiques de communication qui apparaissent étonnamment uniformes au regard de nos structures de symboles. Et réciproquement, aussi variées que soient les langues et les conduites humaines, elles relèvent toutes de structures symboliques triadiques.

Soulignons trois conséquences logiques des caractéristiques fondamentales de ces signaux et de ces symboles. La première est qu’il ne peut y avoir de demi-symbole ou quelque intermédiaire entre les systèmes de signaux dyadiques – chacun accolé à la chose qu’il signalise -, et les structures de symboles triadiques – chacun renvoyant aux autres symboles de la structure, avant d’être conventionnellement relié à ce qu’il désigne. La seconde conséquence est qu’il ne peut y avoir un symbole unique ou premier puisque le fondement même d’un symbole réside dans sa relation à d’autres symboles -eux-mêmes reliés en retour. Troisième conséquence enfin : par leur collage à la chose qu’ils signalisent, les signaux sont nécessairement monosémiques ; seules les relations triadiques entre les symboles permettent la polysémie – celle impliquée dans les métaphores et les métonymies langagières, comme dans les jeux de faire-semblant mobilisant un objet pour un autre ou une partie pour un ensemble.

Mais les formes et les conduites symboliques ne se limitent pas au seul langage. Tout en reconnaissant les caractéristiques structurales de la dimension symbolique, nous ne pouvons que reprendre à notre compte les principales critiques maintes fois adressées à l’idéologie structuraliste pour laquelle « tout serait langage et tout commencerait avec le langage ». Bien au contraire, la tiercéïté caractéristique de la dimension symbolique est repérable dans des conduites autres que langagières. De plus, les premières formes symboliques observables au cours du développement d’un enfant apparaissent avant ses expressions langagières et pourraient bien influencer ces dernières, avant d’être secondairement remaniées par elles. Cette tiercéïté symbolique est repérable dans nos conduites gestuelles aussi simples que celles de refus, d’acquiescement ou de perplexité, dont on sait que les oppositions et les contrastes sont culturellement codés, et dont on ne trouve guère d’équivalents spontanés chez quelque espèce animale. Cette tiercéïté, on la retrouve encore dans des gestes tels que ceux de l’attention conjointe ou du pointer du doigt – gestes qui, lorsqu’ils sont accompagnés de croisements de regards, témoignent que chaque sujet ne prête pas seulement attention à l’autre en tant que tel, dans une interaction dyadique, mais qu’il prête attention à l’attention que « autrui » porte à quelque tiers. Ainsi tiercéïsés, ces gestes apparaissent donc comme pleinement symboliques. Ils sont également prélangagiers et considérés comme des « prérequis » du langage, ainsi que comme les premières formes de « théories de l’esprit » ou de représentations d’autrui. Enfin, ces diverses formes prélangagières, comme ces relations à autrui, sont elles aussi absentes des interactions spontanées entre animaux, c’est-à-dire réservées aux échanges entre personnes symboliques.

Plus encore, cette tiercéïté paraît bien être ce qui fonde la distinction entre le congénère et la personne, comme la distinction entre les objets symboliques du monde humain et les configurations signalétiques auxquels réagissent les animaux. A ce titre, Lévi-Strauss (1967) nous a appris que, par leurs inscriptions dans les relations d’alliances et de filiation, les personnes relèvent de structures symboliques comparables à celle des signes. Plus concrètement, lorsqu’un enfant reconnaît que sa mère est aussi en relation avec des tiers (père, autres enfants, oncles et tantes, grands parents, amis, …), il la considère pleinement comme une personne et non pas comme un jeune animal perçoit sa mère. Nombre d’autres constats nous permettent de conclure que la mère animale et le lien d’attachement entre elle et son jeune sont de type dyadique, alors que la mère humaine et la relation d’amour entre elle et son enfant sont de type triadique (Vidal 1993).

Il en est de même pour les outils ou objets. A la différence des simples instruments fonctionnels – au demeurant ni plus ni moins élaborés chez les chimpanzés, les loutres, les oiseaux, voire diverses espèces de fourmis – les outils humains sont tiercéïsés ou mutuellement reliés dans des ensembles structurés, tels que ceux de mobiliers ou de boites-à-outils (Leroy-Gourhan 1965, Gagnepain 1994). Quant aux premiers objets symboliques et pour ainsi dire métaphoriques – tels que ceux « transitionnels »-, on n’en trouve aucun équivalent dans le monde animal. De même encore, les espaces et les temps que nous nous représentons symboliquement sont autres que les distances et durées que les animaux ressentent. Enfin, parmi les formes symboliques autres que langagières, il faut bien évidemment prendre en compte les repères de valeurs qui dictent nos conduites – qu’il s’agisse de bien et de mal, de beau ou de laid, de juste ou d’injuste, de vrai ou de faux, …- repères dont on ne voit pas d’équivalents dans les comportements spontanés des animaux.
Nul doute que ces considérations apparaissent trop schématiques pour nombre de mes ex-collègues éthologistes, notamment pour ceux qui considèrent que l’évolution avérée du vivant ne peut être que graduelle et incompatible avec l’émergence d’une quelconque propriété comportementale qualitative majeure, à quelque étape que ce soit. Leur logique les amène alors à gommer la discontinuité que la dimension symbolique introduit entre nous et les autres primates « anthropomorphes », par les deux bouts. Côté humain, il leur faut restreindre nos conduites symboliques à nos seuls « comportements verbaux » et à minimiser leur importance au regard de nos « comportements non-verbaux », pour confondre ces derniers avec ceux des autres primates. Et côté animal, il leur faut attribuer à nombre d’espèces des « protosymboles », des « protolangages » et des « protocultures », ainsi que des prémices de mensonge, d’esthétique, d’érotisme, de morale, et jusqu’à des sentiments de justice ou de valeurs politiques. Le problème est que ces soi-disant prémices sont : d’une part, considérées une à une, en niant les interrelations entre les conduites symboliques correspondantes ; et qu’elles sont d’autre part, soit glanées au hasard – chez diverses espèces de primates mais aussi chez les dauphins, les chiens ou les chats, les corbeaux ou les perroquets …-, soit même, généralisables à toutes ces espèces. Du coup, cette vaste hétérogénéité des espèces invoquées, comme présentant des comportements proches des nôtres, ne répond plus à quelque logique évolutionniste ; tout au contraire, elle confirme l’impossibilité de tracer quelque évolution graduelle cohérente entre les fonctionnements éthologiques et ceux symboliques.
Cette absence d’intermédiaires entre les signaux et les symboles, que nous pouvons déduire des études éthologiques, va nous permettre de préciser les particularités des conduites autistiques et, en retour, ces mêmes particularités nous permettront de souligner de nouveaux aspects de cette discontinuité.

Les particularités des conduites autistiques

C’est encore très schématiquement que nous devrons présenter ces particularités, en prenant appui sur nos précédents essais (Vidal, 2000, 2009). De notre point de vue, l’autisme est certes un « trouble envahissant du développement » mais qui concerne des enfants humains et qui affecte les principales formes symboliques auxquels les humains répondent habituellement. A ce titre, et en se tenant au seul constat clinique (à l’écart des spéculations étiologiques), nous pouvons le considérer comme un « trouble envahissant de la symbolisation ». De fait, les classifications internationales soulignent que ce trouble affecte tout autant les interactions avec les personnes de l’entourage, les communications verbales et gestuelles et les conduites envers les objets – c’est-à-dire, ces trois principales formes symboliques dont nous venons de parler en termes de Signe, de Personnes et d’Objets.

Pour Kanner (1943), « le trouble fondamental, pathognomonique de ces enfants est leur incapacité à établir des relations de façon normale avec les personnes et les situations dès le début de leur vie ». Et les expressions symptomatiques les plus courantes sont leur aloneness ou leur isolement – aussi nommé sous l’appellation problématique de « retrait passif » – et leur sameness ou leur exigence que leurs perceptions de leur environnement comme leurs activités restent immuables, au point de se figer dans des stéréotypies et des routines strictes. Aujourd’hui toutefois, il est admis que pour maints autistes, le diagnostic ne peut être confirmé avant qu’ils aient atteints la fin de leur 3ème année, alors que la psychologie du développement de l’enfant et l’éthologie animale s’accordent à souligner l’importance des expériences et apprentissages précoces. A l’évidence, un enfant n’attend pas d’avoir atteint cet âge pour manier et s’approprier correctement des formes symboliques. Aussi, cette fin de 3ème année correspondrait, non pas au « début de la vie » psychique d’un enfant, mais plutôt à la consolidation de son accès à la dimension symbolique.
Pour ce qui est des expressions de sameness et d’aloneness, on ne trouve pas d’équivalent dans les comportements de quelque animal que ce soit, et ces termes ne font pas partie du vocabulaire des éthologistes. Paradoxalement, la sameness fait penser à la recherche de stimulations familières et aux « comportements d’attachement » que la quasi-totalité des animaux montrent envers leur territoire ou envers leurs congénères habituels, pour précisément s’y réfugier activement lorsqu’ils sont confrontés à des stimulations trop inhabituelles, ou à des situations non-familières (voir revue Vidal 1987). Ce paradoxe se redouble d’ailleurs du constat, confirmé par plusieurs auteurs, que les autistes n’auraient pas, à proprement parler, de problème d’ « attachement ». Ainsi, lorsqu’ils sont confrontés au test inspiré des travaux de Harlow et Bowlby, avec ses trois étapes – (i) de séparation d’avec leur mère après quelque minutes passées dans une salle d’attente, (ii) de confrontation à un étranger, puis (iii) de réunion avec leur mère -, les enfants autistes montrent des scores de recherche de leur mère et d’évitement de l’étranger qui ne diffèrent pas des scores des enfants normaux (cf revue Rutgers & Co, 2004). Ce résultat tout à fait inattendu s’explique, selon nous, par le fait que ce test se veut tout à la fois standardisé et universellement applicable aux humains et aux animaux ; il n’implique donc que des stimulations comportementales dyadiques et aucune des relations triadiques caractéristiques de la dimension symbolique. Ainsi, chaque mère, participant au test, a pour consigne de ne pas échanger le moindre mot ou geste avec l’étranger lorsqu’elle le croise ; mais plus encore, elle ne doit pas montrer quelque intérêt envers quelque objet, pas même feuilleter un magazine, ni même parler de quoi que ce soit à son enfant avant leur séparation comme après la réunion. Les enfants testés n’ont donc pas l’occasion de voir leur mère établir la plus minime des relations avec quelque tiers. Le résultat est pourtant inattendu. Il donne à penser que lorsqu’ils sont à l’abri du monde symbolique tiercéïsé, et uniquement confrontés à un environnement éthologique, de stimulations et de signaux dyadiques, les autistes ne se montrent plus « autistes ». Mais n’est-ce pas un tel environnement que, chacun à sa manière, les autistes recherchent et que bien souvent ils obtiennent ? Pour apporter des éléments de réponse à cette question, il nous faut préciser comment les autistes désymbolisent ou « détiercéïsent » les formes symboliques, en gommant les relations triadiques qui les fondent et en leur substituant des liens dyadiques.

Le traitement autistique des formes symboliques

D’emblée, soulignons que, à moins d’être atteints de troubles associés et non consécutifs à leur autisme, les personnes autistes ne sont inaptes, ni intellectuellement, ni dans l’expression occasionnelle de conduites symboliques consistant à traiter les objets et le langage, ou à se conduire envers les personnes, d’une manière qui ne se distingue pas de la nôtre. Tous ceux qui ont tenté de témoigner de suivis prolongés de patients autistes, sous la forme de cas cliniques ou d’enregistrements vidéos, le disent : s’ils retiennent les « bons moments », on ne les voit plus autistes ; il leur faut retenir les moments de retraits prolongés et de recherche d’immuabilité. Certes les évaluations diagnostiques, comme celles effectuées sur la base de tests cognitifs sur de courte durée, parlent « d’altérations qualitatives » ; elles ne peuvent pourtant qu’accumuler des différences quantitatives – notamment sur ces expressions symboliques mobilisant un tiers telles que celles d’attention conjointe, de pointer … ou de croisement de regards, évoquées ci-dessus. Par ailleurs, les diagnostics d’autisme sont régulièrement remis en question par ceux qui prêtent attention aux expressions les plus élaborées des patients, avant d’effectuer une évaluation globale. En d’autres termes, les autistes peuvent très bien reconnaître les relations triadiques constitutives entre les personnes, les objets et les signes. Pourtant, ce qu’ils font le plus souvent consiste à ignorer ou à rompre ces relations symboliques : soit pour se retirer dans leur coin ; soit pour leur substituer des liens dyadiques de type signalétique. Leur manière de rompre les relations triadiques, la mieux décrite dans les textes cliniques, concerne leur maniement des objets ; elle nous servira d’exemple pour préciser ensuite la manière dont ils désymbolisent les personnes et les signes.

Le traitement approprié d’un objet symbolique consiste à respecter les relations de tiercéïté entre cet objet et ceux qui lui sont associés. Les petits scénarii de faire-semblant en sont de bons exemples : tel celui de faire rouler une voiture, avec des passagers, croisant, doublant ou cognant d’autres voitures, sur une route, avec des virages et des ponts, … pour aller à une maison, etc. ; ou celui de bercer une poupée, de lui donner son biberon puis de la coucher dans son lit, … Si les autistes nous montrent parfois de tels scénarii, ils ne le font que rarement et les listes de leurs symptômes mentionnent qu’ils n’aiment guère les « objets figuratifs » ou qu’ils les manient dans des « jeux fonctionnels ». On voit ainsi régulièrement des enfants autistes actionner une voiture d’avant en arrière, en répétant « vroum-vroum », ou simplement la retourner pour en faire pivoter les roues ; ils peuvent aussi faire osciller une poupée pour lui faire ouvrir et fermer les yeux ; de même qu’ils allument et éteignent des interrupteurs, ouvrent et ferment des portes ou des robinets, etc. Manifestement, ces maniements d’objets ne respectent plus leur tiercéïté, et les réduisent à l’état de signaux et de stimuli. En traitant ainsi la voiture, l’enfant ne se représente plus cet objet symbolique – ressemblant plus ou moins à la voiture de ses parents ou à celle qu’il aimerait conduire plus tard ; il ne perçoit plus qu’une configuration ou un ensemble de signaux et stimuli accolés dont il peut faire varier l’intensité. Nous retrouvons là ce que Tustin (1980-84) décrit en termes d’ « objets autistiques » avec lesquels les autistes gardent durablement le contact pour les sensations qu’ils leur procurent et qui les « protègent de l’inconfort menaçant du non-moi, … du monde extérieur ». L’auteure nous dit aussi que les stéréotypies comme les leitmotive des autistes peuvent tenir lieu de « formes autistiques » et avoir la même fonction stimulante et protectrice. Elle les distingue de plus des « objets confusionnels », sur lesquels les autistes se focalisent temporairement et qu’ils actionnent fébrilement, pour entretenir la confusion dans des situations angoissantes ou embarrassantes. Nous pourrions aussi bien dire que de tels objets leur permettent de faire de l’« attention disjointe » – c’est-à-dire de se détourner des objets symboliques sur lesquels leur accompagnant attire leur attention ou qu’il leur propose d’échanger. Il est donc tout à fait clair que, si ces conduites autistiques nous paraissent manier des objets et des formes symboliques, ce ne sont que pour les désymboliser et pour se limiter à sentir les stimulations ou à percevoir les sensations qui en émanent.

La manière autistique de traiter les personnes est tout à fait comparable. Pour elles aussi, les autistes sont occasionnellement capables de les traiter comme autrui, c’est-à-dire de respecter les relations symboliques que ces personnes établissent avec des tiers – tels que divers proches ou objets envers lesquels ces personnes témoignent quelque intérêt, par leur regard, leurs gestes ou leurs paroles. Mais le plus souvent, les autistes se montrent indifférents aux regards et attentions que leurs accompagnants adressent à de tels tiers. Et, soit ils se tiennent à distance dans leur aloneness, soit ils montrent ces comportements dyadiques d’attachement que nous avons mentionnés et qu’ils accentuent par leur sameness. Ils cherchent alors un contact corporel étroit avec leur accompagnant qu’ils ne traitent plus comme une personne mais comme un agrégat de stimulations tactiles, olfactives, sonores, …. Dans de telles situations, la désymbolisation autistique aboutit à dépersonnaliser tout à la fois les personnes de l’entourage et jusqu’à l’autiste lui-même. Nous voyons là le processus de base expliquant, et reliant entre elles, les « conduites fusionnelles », l’ « identité adhésive » ainsi que l’ « hallucination négative », telles que les nomment les descriptions cliniques psychanalytiques. L’étape ultime de cette dépersonnalisation est sans doute celle du « démantèlement » décrit par Meltzer (1980). Elle correspond à la désymbolisation du corps de l’autiste, du fait que ce corps a non seulement perdu tout appui sur le corps de quelque autre, mais se désagrège de plus en éléments disparates.

Enfin, les manières autistiques de traiter les signes du langage apparaissent, certes, plus variées et complexes, d’autant que si certains autistes sont peu bavards, au point de passer pour muets, d’autres peuvent se montrer prolixes voire éloquents. Globalement toutefois, nous retrouvons un traitement comparable à celui constaté pour les objets et les personnes. A nouveau, l’analyse des discours de personnes autistes ne permet pas de détecter des incapacités majeures de leur part ; tout au plus montre-t-elle qu’ils ne dialoguent guère avec leurs interlocuteurs autour de référents tiers. Par ailleurs, les divers symptômes évoqués dans leurs maniements des signes du langage relèvent encore de leur sameness : ils procèdent par rupture des relations triadiques entre les mots et par collages dyadiques des mots et des choses ; ils témoignent d’un emploi monosémique de ces signes. Ainsi en est-il de leur difficulté à produire comme à comprendre des métaphores ; de leur évitement fréquent des termes polysémiques, à commencer par les pronoms personnels ; de leur accumulation de noms propres et de « mots étiquettes » accolés aux choses… On remarque d’ailleurs que les compétences exceptionnelles des autistes se manifestent dans des tâches qu’ils peuvent réaliser en effectuant un traitement signalétique des symboles par collages dyadiques.
D’une certaine manière ce symptôme, avec les performances exceptionnelles qu’il occasionne, est un prolongement de ce que Ségal (1957) appelait l’ « équation symbolique » pour désigner cette équivalence, par collage, du mot et de la chose. Mais, en termes sémiologiques, ce collage dyadique nous amène, d’une part, à reconnaître que le mot se voit désymbolisé et réduit à un signal, de telle manière qu’il s’agit à proprement parler d’une « équation signalétique » ; d’autre part, ce même collage dyadique nous permet de repérer la cohérence entre cette désymbolisation des signes langagiers par équation signalétique et la désymbolisation des personnes par « identification adhésive ». Il resterait toutefois à analyser la spécificité propre aux diverses formes symboliques, au-delà de cette tiercéïté structurale qui leur est commune. Sur ce point aussi, les autistes nous permettent de préciser en quoi les personnes et les objets, pour être également symboliques, ne se conforment pas aux seules caractéristiques des signes du langage (Vidal 2009).

Bref retour sur la discontinuité symbolique

On aurait pu s’attendre à ce que la plus importante pathologie des conduites humaines relève d’un mode de fonctionnement particulier, à la fois autre que symbolique et autre que signalétique. Or il n’en est rien. Les personnes atteintes par ce trouble ne montrent pas un troisième mode de fonctionnement, ils combinent pour ainsi dire les deux seuls modes existants. Tantôt, comme les personnes non-autistes, ils respectent les relations triadiques entre les formes symboliques ; tantôt, sur un mode qui leur est propre, ils réduisent ces relations triadiques à des liens dyadiques entre des configurations signalétiques plus ou moins complexes et des stimulations particulières. Ce que certains cliniciens appellent leur « bilinguisme » correspond en fait à ce double fonctionnement psychique. Et leurs aptitudes à traiter certains symboles directement comme des signaux, plutôt que par contraste avec tous les autres symboles qui pourraient leur être substitués, leur permettent tout à la fois de vivre dans ce monde autistique de « sensorialité », tel que l’a décrit Tustin (1992), et de développer occasionnellement ces compétences exceptionnelles dites d’« oreille absolue » et de « cartographie véridique » pour traiter les sons et les images selon un mode analogique, ou de « calculateur prodige » et de « rédintégration » pour différentier des configurations complexes par des indices selon un mode comparable à ceux de systèmes informatiques (cf Mottron, 2009). Pourtant, on le sait, de telles aptitudes ne peuvent s’exercer que dans des champs forts limités. Et en dehors de leurs « centres d’intérêts particuliers », les mondes signalétiques autistiques ne peuvent que se complexifier à l’extrême d’une multitude de symboles désagrégés en signaux qui deviennent non discriminables et a fortiori non maîtrisables. Or, s’il en est à peu près ainsi de ce « bilinguisme » et de ce double fonctionnement psychique des autistes, cela veut dire en retour que les personnes non-autistes sont « monolingues », ou qu’elles ne disposent que du seul fonctionnement symbolique – autrement dit, qu’elles ont perdu le mode de fonctionnement signalétique de type éthologique.

Ainsi, par ses diverses caractéristiques, ses symptômes et ses aptitudes proprement « anormales », le mode de fonctionnement autistique corrobore et accentue la discontinuité psychique entre les systèmes de signaux dyadiques des animaux et les structures de formes symboliques aujourd’hui réservées aux humains. Ce « trouble envahissant » témoigne d’une certaine cohérence entre les diverses formes symboliques, et son mode de fonctionnement nous confirme qu’il n’y a pas de demi formes symboliques. Mais par ailleurs, il nous donne à penser que l’accès à la dimension symbolique doit être suivi d’une sorte de consolidation qui a normalement pour effet d’empêcher le retour à un mode de traitement signalétique des stimuli environnants.

Mais la question qui se pose alors est de savoir ce qui empêche un tel retour au fonctionnement éthologique pour les personnes non autistes. A ce propos, nombre de caractéristiques de la dimension symbolique et des formes qui la composent restent sans doute à explorer chez les personnes autistes comme chez celles non autistes. Ces caractéristiques concernent tout autant : les investissements de valeurs esthétiques, éthiques ou épistémologiques ; que les croyances et les idéaux autour de quelque au-delà des formes symboliques perceptibles – qu’il s’agisse d’un au-delà de l’espace et du temps mesurable, ou qu’il s’agisse d’un « Tout-Autre », au-delà des objets et des personnes représentables. Nombre d’indices nous donnent à penser que ces valeurs, croyances et idéaux font intrinsèquement partie de la dimension symbolique, et qu’elles pourraient contribuer à son émergence ontogénétique comme à sa consolidation.

Cet approfondissement des caractéristiques de la dimension symbolique et de ce double fonctionnement psychique des personnes autistes, nous permettrait sans doute d’enrichir nos modes d’accompagnement thérapeutique et de sortir de l’alternative, pour le moins limitée, entre approches éducatives et approches psychanalytiques de l’autisme telles qu’elles sont aujourd’hui envisagées (voir Vidal 2000, 2009).
Merci à Ph. Dardenne (Pr. PédoPsychiatrie, Rennes), R. Misslin (Pr. de Neurobiologie comportementale, Strasbourg), J. Gervet & M. Vancassel (Chercheurs CNRS en éthologie) qui ont bien voulu me donner leur écho sur une première version de ce texte.

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Humanité et animalité : les frontières de passage