Le lien aux animaux familiers et l’incestualité du quatrième type
Dossier

Le lien aux animaux familiers et l’incestualité du quatrième type

Les anciens Romains appelaient familia l’ensemble des personnes qui vivaient sous le même toit. Cette situation m’a interrogé sur l’intérêt de penser que la maison familiale définit un champ où ceux qui y vivent font partie du même ensemble groupal liés par des liens de filiation et de parenté ; font partie de cet ensemble d’autres résidents comme des proches et amis, voire les animaux familiers. J’ai été aidé par le concept de lien de co-habitation : ce lien peut suppléer l’absence d’un lien de sang entre parent et enfant, comme cela apparaît dans l’adoption, dans la recomposition familiale, dans l’homo-parentalité ou dans la famille ayant eu recours à l’une des PMA. Ce lien de co-habitation peut renforcer le lien d’affiliation entre membres de la famille et contribuer à l’insertion de ces nouveaux liens et personnes dans la parenté.

Par rapport aux animaux domestiques, la relation aux maîtres est aussi renforcée par la co-habitation, et le processus d’affiliation favorise le sentiment qu’ils sont comme de la famille (A. Eiguer, 2004). J’ai trouvé ainsi une issue théorico-pratique qui permet de montrer que le quotidien, d’une part, renforce les liens de famille et, d’autre part, favorise l’intégration des non consanguins à la parenté. Mais les animaux sont-ils de la famille ? Quel type de lien établissons-nous avec eux ? Quel rôle occupe la représentation que nous nous faisons d’eux dans la façon dont nous les traitons ? Et la figuration, et la sexualité ? J’essaierai de répondre à ces questions en sachant que c’est un sujet nouveau et qu’en conséquence il nous lance un défi pouvant nous conduire à changer des idées établies.

Le chat qui n’aimait pas Internet

Pendant que nous travaillons avec mon patient que je traite à distance par le web, je vois une ombre en mouvement s’interposer entre lui et moi. « C’est mon chat, ne vous inquiétez pas ; il faut que je le prenne et le mette dehors. Excusez-le docteur. Il ne me quitte pas d’une ombre », dit mon patient manifestement gêné. Puis il le prend, et il disparaît de l’écran le temps de l’opération de sauvetage. Ainsi en va-t-il des animaux domestiques. Ils sont présents et ont besoin de savoir, de voir. Il convient de les tenir au courant de nos secrets, voire de la tenue d’une séance de thérapie par internet. Le chat de mon patient n’en avait apparemment pas été informé. Il en avait le droit, faute de quoi il est normal qu’il soit jaloux. Il s’est bien débrouillé pour que l’on parle de lui. J’ignorais que mon patient avait un chat qui était très possessif ; c’est ce que le patient m’a expliqué ensuite. Le chat a été mis à la porte mais sa présence nous a occupé un bon moment. Le patient était en train de parler de sa solitude, précisément : il se sentait seul notamment depuis que sa femme était partie habiter ailleurs. Alors le chat, qui, comme tous les chats, écoutait derrière la porte, l’a franchie et a voulu savoir avec qui son maître se livrait à une telle confidence. Il n’a trouvé personne en chair et en os, mais une image sortant de l’intérieur d’une étrange boîte ; c’était moi qui parlais à travers un haut-parleur et que l’on voyait sur l’écran. Le chat a trouvé ça invraisemblable et est venu regarder de près. Puis il a voulu corriger le propos de son maître, qui mentait disant qu’il était seul : lui était resté là.
Ainsi va-t-il des animaux domestiques, ils ne supportent pas que l’on les oublie et encore moins que l’on mente. Au moins c’est ce que j’ai crû comprendre à ce moment-là. Parce qu’en analyse on peut exprimer ce qui nous passe par la tête aussi farfelu soit-il et cela devient une vérité.

Les animaux et l’inconscient

Les humains souhaitent domestiquer les animaux pour les rendre utiles et ils souhaitent les humaniser ; les familles les traitent comme l’un des leurs. Mais dire qu’ils ont un inconscient est contraire à l’idée répandue, qui veut précisément souligner que nous sommes les seuls êtres vivants possédant un langage et qu’en conséquence la représentation ou le signifiant est étranger aux bêtes ; ils n’ont donc pas de fonctionnement inconscient. Or pour démontrer que nous établissons un lien intersubjectif avec les animaux domestiques et qu’ils font partie de la famille qui les a adoptés cela suppose d’examiner la probabilité qu’ils soient pourvus d’un inconscient. Je crois que la solution n’est pas facile. Freud devait le penser aussi : il adorait son chow-chow, qui restait allongé à côté de lui lorsqu’il recevait ses patients. A une allusion faite par l’un d’eux, il répliqua qu’à la différence des humains, les animaux familiers n’ont pas d’ambivalence envers ceux qui les gardent (S. Blandon, 1973). Tenait-il à souligner leur fidélité sans tache ? Laissait-il entendre que les humains lui semblaient moins dignes que les animaux parce qu’ils manquent fréquemment de gratitude ? Soulignait-il par là que pour avoir un inconscient il faut disposer d’une conflictualité psychique et éprouver des sentiments opposés et notamment hostiles envers ses proches ?

Les psychologues et psychanalystes ont fréquemment affirmé que certains patients manquent de représentance : les psychotiques, les pervers, les psychopathes, certains patients-limite fonctionnent a minima avec des zones vides de représentance, des vacuoles du moi ; le terme « irreprésentable » vient souvent à la bouche pour expliquer leur activité psychique énigmatique. Il y aurait aujourd’hui tellement de symptômes qui se réfèrent à un fonctionnement archaïque que le représentant serait à chercher avec une loupe. Le psy devrait alors renoncer à une interprétation utilisant ses outils habituels de pensée pour se mettre dans la peau du patient qui a ce fonctionnement psychique et lui parler dans un langage qui lui soit familier, c’est-à-dire très régressif.

Mais encore ainsi nous restons comme nos patients les plus graves dans le registre de l’humain. Parler de telles carences chez ces derniers devrait être saisi dans un sens métaphorique. Les mots « irreprésentable » ou « primitif » sont des métaphores qui soulignent un trait. Si ces patients étaient dépourvus à jamais de la capacité de représentance, comment parviendraient-ils à l’utiliser au moment où leur thérapie commence à porter ses fruits ? Si leur inconscient était si inaccompli que ces métaphores le laissent supposer, comment pourrions-nous travailler avec eux ? Un criminel, aussi monstrueux, sauvage et inhumain nous paraisse-t-il, est toujours un être humain et son psychisme répond aux lois du fonctionnement mental tel que nous le connaissons.

La question de la parole maintenant. « Les hommes, ce sont d’abord ces vivants qui se sont donnés le mot pour parler d’une seule voix de l’animal et pour désigner en lui celui qui seul serait resté sans réponse, sans mot pour répondre », dit ironiquement J. Derrida (cité par E. de Fontenay, 1998). Dépourvu de la capacité d’émettre des mots, il a néanmoins un langage, mais sans symboles, métaphores, abstractions. Il éprouve des émotions au point que nous le trouvons gracieux et attendrissant bien qu’il ne puisse les nommer, comme les alexithymiques.

Concernant l’interdit de l’inceste, les éthologistes observent que certaines espèces évitent l’accouplement entre parents proches notamment s’ils ont vécu ensemble après la naissance des petits et durant leurs premières années. Les animaux ne semblent pas pouvoir reconnaître un lien de famille ; dépourvus de langage oral, ils sont dans l’impossibilité d’établir des liens pour associer un enfant à un aïeul, à son géniteur. Ils ne parviennent pas à énoncer à la naissance : « Ce bébé ressemble à sa grand-mère », « Cet homme est ton père. » Ce fait de reconnaissance passant par un tiers est le propre de notre symbolique. Cet ordre est ce qui nous permet d’émerger de notre nature et de nous transformer en êtres de culture, même si notre biologique constitue indéniablement notre matière première.
Cette désignation d’un autre implique la reconnaissance d’identités et un agrément de l’enfant dans la parenté et la filiation. Avec l’identification des places et des différences, la loi, les interdits d’inceste, de meurtre et d’anthropophagie, seront intégrés. Un acte de parole en est indispensable. Pourquoi les animaux n’auraient pas de fonctionnement inconscient ? Les animaux en sont dénués par manque de langage ; ils ne sont pas en mesure d’entrer en intersubjectivité avec nous. S’il y a réciprocité, elle n’implique pas de leur côté une subjectivité inconsciente, car l’animal en est dépourvu. Il ne peut ni jeter un regard sur lui ni établir de dialogue intérieur. Or nous croyons qu’ils le peuvent. Ainsi nous nous adressons à eux comme si nous étions en lien intersubjectif avec eux. Avec nos animaux, nous sommes comme ces amoureux qui croient être aimés mais en réalité ne le sont pas. Des passionnés érotomanes, peut-être. Une folie amoureuse ? Les liens aux animaux – comme parfois les grandes amours tiennent par un seul des partenaires, nous. Cela dit, aucun autre lien ne leur ressemble. Nous jouons avec nos robots domestiques, jouets, poupées et figurines en créant des situations relationnelles mais nous savons qu’il s’agit d’une fiction. Nous regardons des BD et des dessins animés sachant qu’il s’agit d’une œuvre d’imagination. Le virtuel est également reconnu comme artificiel. Nous le regrettons peut-être. Mais avec nos animaux domestiques, nous avons l’impression qu’ils sont comme des proches, peut-être parce qu’ils sont vivants. Nous en avons tellement envie et besoin.

L’emprise

Nous attendons également qu’ils soient dociles, obéissants et soumis. Drôle de lien, direz-vous ! Mon sentiment est que tout lien comporte une dimension d’asservissement, habituellement refoulée. Lien veut dire attachement, or nous attacher à quelqu’un peut encourager ce dernier à nous attacher à lui par des liens psychiques aussi fermes et solides que des cordes. Etre enchaîné, être inféodé à lui seraient des glissements possibles. Cela nous fait peur.

Sentant et constatant les faiblesses psychiques des animaux domestiques, les humains mettent en pratique avec eux leur besoin de dominer. Cela alimente notre sentiment de supériorité. Domination va ensemble avec jouissance dans le ravissement narcissique. Comment ne pas adorer un être vivant qui vous rappelle être l’espèce la plus accomplie, celle que Dieu a fait à son image ? Cela n’empêche pas que leur présence ait une signification inconsciente pour la famille, comme dans le cas suivant.

La jungle tropicale

Je reçois avec Brigitte Baron un couple de parents qui ont des problèmes avec leur fils aîné, âgé de 21 ans. Ils le trouvent « désobéissant ». Outrepassant leur interdiction, il élève dans l’appartement des mygales (en grand nombre) et des serpents (venimeux). « Il adore les animaux », ajoute la mère un peu moins sévère que le père sur la question ; et puis, c’est en quelque sorte son métier car il travaille dans un vivarium qui lui sert d’approvisionnement. Les quatre membres de la famille (il y a une fille adolescente) sont originaires d’une région tropicale de la Colombie. Après leurs études, les parents sont venus en France, il y a dix ans de cela. Ils disent se sentir bien ici, mais qu’ils sont restés très Colombiens dans leur façon de penser et de vivre en famille, c’est-à-dire proches et solidaires. Ils reprochent aux Français leurs liens familiaux plutôt lâches, chacun allant de son côté et organisant sa vie à sa façon. Au deuxième entretien, les deux enfants sont présents. « La mère de ton copain n’est jamais là, à la maison », dit avec vigueur la mère. Elle ajoute que ce n’est pas du tout sa vision de la famille. Cela est source de conflit avec les enfants, qui revendiquent le droit à plus de liberté.

Le couple, en nous disant qu’il se vit envahi par la petite amie du fils, exprimera, pendant le deuxième entretien, le même sentiment que lorsqu’il sera question des mygales, celles-ci provoquant moins de surprises parce qu’elles restent, normalement, dans leurs boîtes et dans la chambre fermée à clé. « Sauf s’il y a un incendie dans l’immeuble », remarque le père. La jeune fille vient sans prévenir chez eux et « s’y incruste ». Elle reste la nuit dans la chambre du fils, alors qu’elle a promis de partir en fin de soirée. Les parents, qui aiment se retrouver seuls dans l’appartement et en famille, ne se sentent plus chez eux. Ils ne supportent pas non plus que la jeune fille puisse rester alors que le fils part voir ses copains. La mère se montre offusquée : « Elle parle déjà d’avoir des enfants. » Mme Rumba ajoute avec un ton de réprobation que les parents de la fille sont divorcés et qu’elle a dû être privée de chaleur familiale. On revient sur les mygales. La mère aide parfois le fils à s’en occuper, à séparer les petits de leur mère car elle pourrait les manger. Un autre conflit a eu lieu à propos d’un pitbull que le fils leur avait demandé d’acheter mais qui ensuite n’aurait pas suscité beaucoup d’attention de sa part. La mère avait dû s’en occuper avant de s’en débarrasser. Le fils se justifie en disant que cet animal lui rappelait le souvenir d’un chien qui l’a accompagné pendant son enfance en Colombie. La mère se plaint alors de ce que son dévouement n’est pas reconnu par le fils. Les parents veulent faire plaisir, ils défient l’interdit de posséder des mygales et des pitbulls en appartement, puis ils se font piéger et déborder par la présence des animaux.

La désobéissance du jeune homme, problème posé aussi par leur fille, n’est toutefois pas étrangère à la façon dont les parents exercent leur contrôle sur lui. Leurs injonctions paradoxales sont surdéterminées par le fait migratoire. Les animaux tendent de reproduire l’ambiance prétendue naturelle de leur vie en Colombie. Ce sont des animaux de la jungle. Alors que les enfants semblent vouloir s’émanciper à la fois des contraintes familiales et des traditions claniques, ils les entretiennent quand ils bravent les interdits. Les parents deviennent de plus en plus sévères à leur encontre. Aussi bien les enfants que les parents paraissent nostalgiques de leur pays d’origine, le fils aîné par les animaux sauvages et les parents par leur besoin de montrer que leur façon d’entendre la famille est meilleure que celle des autochtones.
Il paraît évident également que la présence de la petite amie du fils est un acte provocateur. Cela n’est pourtant pas aussi simple puisque le père nous dira ultérieurement qu’ayant l’habitude d’aller casser la croûte la nuit il se lève du lit nu (il a l’habitude de dormir ainsi), et oh surprise !, il a rencontré une fois la jeune fille dans le couloir. L’idéologie familiale « du tout partager » peut aller bien loin ! Cette dimension excitante très vigoureuse explique la véhémence de l’interdit. La famille veut éviter les passions œdipiennes défendant un idyllique monde infantile, uniformisant et asexué. Cela se confirmera à l’entretien suivant. Le père reproche au fils d’être toujours en retard. Hier, réplique le fils, la mère a failli lui faire rater l’ouverture d’une exposition au vivarium. Nous passons des reproches concernant son emploi du temps, ses couchers tardifs, ses douches prises après minuit, ses absences aux heures des repas, à un problème plus sérieux certes ancien, mais qui suscite une réprobation équivalente du côté des parents, celui des « casses » qu’il a fait quand il avait quinze ans. Les parents… n’en peuvent plus ; les enfants se plaignent, de leur côté, de leur « ringardise ». Le fils se demande : qu’est ce qui les gêne tant ? Est-ce son amie ? Car il a changé, fait des études, travaille. La sœur prend à ce moment la défense des parents ; l’atmosphère de la maison lui semble irrespirable. J’interprète en parlant de leur situation de déracinement, qui les a fait se recentrer sur eux-mêmes ; ils sont une famille très unie ayant des liens tout compte fait profonds. Redoutent-ils, surtout le père, que le manque de rigueur soit la cause d’une inadaptation ? Est-ce pour cela qu’il a besoin d’exiger le respect des horaires ?

On évoque les lignées

Les deux parents se disent incompris par leurs familles d’origine. Le père dit que sa mère l’a beaucoup harcelé par le contrôle et la discipline le traitant d’enfant agité. Madame fait état d’une série grave de conflits avec son père militaire de carrière, qu’elle a critiqué, à qui elle « fait la guerre », tellement elle le vivait comme cruel et injuste. Il semble refuser toute objection. Etant l’aînée, elle a souvent défendu les plus jeunes de ses frères et sœurs maltraités par ce « tyran ». Le père ne le lui a jamais pardonné et tout s’est terminé dans une dispute horrible. Quand elle revient au pays, elle n’a plus accès à sa maison natale et ceux qui veulent la voir doivent le faire en cachette, notamment sa mère très vieillie par cette sombre histoire. Le rejet supposé ou réel du pays d’accueil se traduit aujourd’hui par une rigidité sur la discipline quotidienne de cette famille migrante en même temps « qu’étrangère » dans son propre pays. Cela dit, des excès de nature différente sont curieusement placés au même niveau : faire du bruit en se rinçant les dents et adopter un pitbull, par exemple. « L’esprit de famille » doit passer avant l’intimité de chacun, semblent-ils postuler. Or dans le fait de transformer sa chambre en vivarium, le jeune homme essaie de se créer une frontière. Il enferme en fait les autres ; lui, il vit dans la jungle. La violence de ces animaux serait comme une projection de la propre violence du jeune homme, peut-être aussi de celle des autres membres de la famille déposée en lui et celle que chacun des parents n’a pas réussi à élaborer provenant des conflits avec leurs familles d’origine. C’est une violence contrôlée néanmoins, mise en cage.

Evidemment les mygales et les serpents ignorent tout concernant leur place et leur rôle dans cette famille. Elles sont totalement inaptes à la domestication. Pourtant elles surdéterminent l’opposition de ce fils à la famille, de la famille au milieu social, de la mère à son propre père, de la nature sauvage aux exigences de la civilisation. Les parents passent leur temps à protester contre leur présence dans la chambre du fils, mais ils favorisent leur gardiennage : le père peut faire des kilomètres pour aller chercher de la nourriture ou de la terre pour les animaux, accompagner son fils au vivarium. Ils souhaitent inculquer l’esprit de discipline, mais ils se font avoir et apparaissent finalement en position masochiste face à eux. Au fond ils réalisent par la révolte de leurs enfants leur propre révolte. S’ils semblent impuissants devant eux, ils doivent être fiers voyant qu’ils sont plus déterminés et efficaces à leur tenir tête qu’eux ne l’avaient été face à leurs propres parents. Le jeune homme et son amie restent des heures dans la chambre réchauffée à côté des mygales et des serpents. On imagine qu’ils sont vêtus légèrement ; de leur côté, les animaux vivent dans une ambiance qui les excite et les stimule…

Epilogue

Au bout d’un certain nombre de mois de thérapie familiale psychanalytique, la situation a évolué de façon imprévisible. Les mygales sont toujours là : leur élevage prospère passant de quelques dizaines à des centaines. Il a fallu ajouter des boîtes pour les garder et laisser la lumière de la chambre allumée sans interruption. « Dans la jungle, il y a tout le temps de la lumière », explique le jeune homme. « J’ai été félicité par un expert à qui j’ai raconté comment je les élève ; j’ai fait reproduire par la première fois des espèces qui ne le font pas en captivité », se glorifie-t-il. Tant que ce vivarium ne pourra animer l’interfantasmatisation ni être reconnu comme traduisant la violence familiale, les mygales ne sauraient pas quitter les lieux. Mais leur reproduction exceptionnelle pour des espèces rares signifie leur acceptation en leur famille et in fine une « domestication ». C’est le signe que les mygales s’y plaisent et vont mieux, et, qui sait, si elles ne sont pas plus heureuses qu’auparavant. La scène primitive y trouve une figuration singulière ; les jeunes y font l’amour et les mygales redécouvrent le goût de l’étreinte sexuelle.

Pourquoi une incestualité de quatrième type ?

Je souhaite rappeler que l’on identifie différentes modalités d’inceste :

  1. L’inceste de premier type concerne une relation sexuelle entre parent et enfant ou entre frères et sœurs (lien filial ou fraternel) ;
  2. L’inceste de deuxième type, la relation sexuelle qui s’établit entre parents proches par alliance : beau-père ou belle-mère et beau-fils ou belle fille ; beau-frère et belle sœur ;
  3. L’inceste de troisième type, entre parents et enfants ou frères et sœurs adoptifs.
  4. Enfin je propose l’inceste de quatrième type pour celui de l’adulte qui prend comme partenaire un animal domestique. Evidemment cette forme de zoophilie est rare.

Si nous appliquons cette classification à l’incestualité, nous arrivons aux mêmes partenaires (P.-C. Racamier, 1995). L’incestualité de quatrième type concerne la relation entre un adulte et un animal domestique. Tous les éléments de l’inceste y sont présents, sauf la relation sexuelle. Dans la famille Rumba, la relation incestuelle adopte des formes diverses, entre ses membres, entre le père et l’amie du fils, entre le fils et les mygales.

C’est un cas fréquent. L’animal est pris dans un attachement sentimental intense, l’équivalent d’un amoureux. Lui est généralement consentant. Il ne connaît pas l’inceste ; cela lui est égal. Mais outre l’obéissance absolue, il perd sa capacité d’autonomie et d’autres aspects de sa nature : il ne doit pas rêver. Pour son maître, c’est son rêve, son narcissisme épuré. Il sera disqualifié sans difficulté et deviendra l’objet de prédation morale : un prisonnier exemplaire qui nous remerciera de notre contrainte. Il pourra chanter, comme Moustaki, qu’il a bâti une prison d’amour gardée par une belle geôlière, l’ayant sauvé de sa solitude. Maintenant, suivant mon raisonnement, l’amoureux érotomane serait l’animal…

Il est connu que les relations sadomasochistes (SM) sexuelles s’inspirent du dressage des animaux, notamment du celui du cheval. C’est peut-être pour cette raison que les vêtements dont les SM font usage sont en cuir ou en latex. Les cravaches, les harnais sont accessibles dans les boutiques SM. Lors du rituel, le masochiste est sollicité pour émettre des hennissements, pour faire la danse de l’ours ou pour pondre des œufs comme une poule, en caquetant si possible. Imiter un animal, c’est ici un acte d’humiliation.

Je vous propose de penser que cette relation incestuelle de quatrième type serait utile entre autres afin d’épargner les enfants de devenir des objets ustensiliaires et d’éviter de la sorte la décharge mortifère que l’incestualité recèle. Encore une fois, l’esprit de l’emprise est en cause. Les animaux sont notre objet d’amour et notre objet de domination. Cela est beaucoup mieux toléré. On n’aura pas les voisins pour nous dire que notre enfant est sombre et éteint, ou qu’il a la tête ailleurs. Nous n’aurons pas l’institutrice qui nous avertira qu’elle le trouve très bizarre ou l’assistante sociale qui nous soupçonne de maltraitance. Il n’y aura pas le médecin scolaire qui nous demandera de le faire traiter parce qu’il ne travaille pas bien et que cela vient de sa tête. Il n’y aura pas de thérapeute familial pour jeter le dévolu sur nos ancêtres. Personne ne saura que nous abusons de notre petit animal domestique pour épargner notre rejeton. Notre animal n’aura pas l’ordre du mérite pour ses loyaux et fidèles services, parce qu’il est le membre d’une espèce différente et l’ordre du mérite est pour les humains. Mais vous conviendriez avec moi qu’il le mérite !

Discussion

« L’Histoire de l’humanité est celle de la cruauté humaine » avais-je expliqué jadis. J’avais refoulé l’avoir lu chez Marx et cru en être l’auteur. Mes excuses à l’auteur du Capital. Il dit : « Dans la véritable Histoire, les conquêtes, asservissements, assassinats et vols, en résumé la violence, détiennent le rôle principal. » Aujourd’hui on dira que la cruauté peut être contenue grâce aux animaux domestiques, qui encaissent le principal. Par leur sacrifice, les chiens, chats et chevaux font l’histoire exemplaire, élégante et raffinée de bonnes familles.
Toutefois, la cruauté atteint les sommets d’amour que seule une famille peut offrir. L’incestualité du quatrième type atténue les effets du départ des enfants pour les parents, du conjoint disparu ou divorcé pour celui qui reste, etc. Il est toujours là et en silence. La cruauté se sublime-t-elle en domestication ? Je doute que l’on puisse parler de sublimation, car la domestication est une entorse faite à la nature. En réalité, on recourt à la violence, au châtiment/récompense. La méthode comportementaliste s’en inspire. L’animal préfère alors s’y soumettre. On le gratifie de nourriture, chaleur, abri, caresses et amour. Faisant le constat des récidives analytiques et des analyses interminables, Freud (1937) admet avec regret que les pulsions ne s’y laissent pas domestiquer. J’ai le sentiment, mais c’est mon fantasme, que cette idée procure un certain plaisir au créateur de la psychanalyse. C’est le triomphe de notre nature rebelle et irrévérencieuse. C’est ce que l’on appelle notre liberté. La liberté d’être hors normes, hors conventions, en dehors de la doxa. C’est plus difficile que de se plier aux autres, non seulement parce que cela vous crée des ennuis avec les autres, mais aussi parce que vous êtes amené à faire une alliance entre votre idéal et votre aspect farouche. Cela ne va pas de soi.

Bibliographie

Blanton S. (1973) Journal de mon analyse avec Freud, tr. fr. Paris, Puf.

De Fontenay E. (1998), Le silence des bêtes, l’animalité à l’épreuve de la philosophie, Paris, Fayard.

Derrida J. (2006), L’animal que donc je suis, Paris, Galilée.

Eiguer A. (2004), L’inconscient de la maison, Paris, Dunod. Nouvelle édition, 2009.

Eiguer A. (2008), Jamais moi sans toi, Paris, Dunod.

Freud S. (1937), Analyse avec fin, sans fin, tr. fr. OC XXI, Puf.

Héritier F., (1994), Les deux sœurs et leur mère, Paris, Odile Jacob.

Marx K., Le capital I, MEW 23 p. 742.

Racamier P.-C. (1995), L’inceste et l’incestuel, Paris, Apsygé.

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Humanité et animalité : les frontières de passage