Résumé
Ce travail s’inscrit dans le programme de recherche PILE (Programme International pour le Langage de l’Enfant)1 qui vise à approfondir les connaissances quant à la construction et à l’émergence de la parole chez l’enfant. Trois domaines-cibles ont été retenus : l’analyse structurale des vocalises du bébé, l’étude des mouvements des pieds et des mains du bébé, l’étude enfin du regard du bébé, ceux-ci de manière concomitante et synergique, et sur le fond de l’analyse des interactions parent(s)-bébé et de la prise de parole par l’adulte. Ce programme vise à dégager en première année de vie des indices de difficultés ultérieures quant à la mise en place du langage verbal ou de la communication au sens plus général, dans une perspective de prévention et de soin les plus précoces possibles. Cette recherche centrée sur la question de la comodalité perceptive des bébés est naturellement à mettre en perspective très étroite avec les données récemment parues sur les anomalies du sillon temporal supérieur dans le champ des pathologies autistiques2. Nous mettons en évidence, ici, qu’au cours des processus d’attachement on note l’apparition d’hyperfréquences (HF) au sein de la production vocalique du bébé.
Les échecs de l’intersubjectivité3 et de la narrativité verbale sont à rechercher très précocement au niveau du corps et du comportement des bébés. Avant même de se sentir distinct de l’autre, c’est-à-dire différencié, le bébé peut néanmoins émettre un certain nombre de signaux qui ont un effet procédural sur l’autre, et tel est probablement le cas des premiers matériaux sonores émis par l’enfant.
Nous travaillons sur l’analyse globale4 des productions vocales et comparons les différents spectres suivant les individus et les situations énoncées au sein du protocole. Cette analyse spectrale repose sur une transformation de Fourier discrète. L’analyse des protovocalises du bébé s’organise autour de la recherche des invariants communicationnels chez le très jeune enfant. Sous le terme protovocalise, nous entendons un mouvement vocalique non encore structuré en terme de développement vocal. Cette étude nous a d’emblée montré des résultats surprenants puisque dans certaines conditions, ces protovocalises peuvent contenir des hyperfréquences (HF) tout à fait inattendues au-delà des 28 kHz, soit des fréquences non perceptibles par l’oreille humaine, non productibles par un adulte et non corrélées à la tonalité aiguë du son émis.
Différentes questions se trouvent alors posées : Quelle est la place des hautes fréquences dans l’ontogenèse de l’appareil psychique et de la communication ? La psychopathologie modifie-t-elle l’émission des hyperfréquences ? Quelles sont les conditions relationnelles de ces émissions ? Quelle est leur évolution avec l’âge de l’enfant et avec l’histoire de son système interactif ? La mère les perçoit-elle et comment ?
Nous ne pouvons répondre pour le moment à l’ensemble de ces question dont l’étude s’intègre au programme général de la recherche. Nous ne présentons ici que quelques données préliminaires.
D’ores et déjà, ont été enregistrés deux jumelles autistes (4 ans et 3 mois), deux enfants de sexe masculin psychotiques (l’un de 6 ans, l’autre de 3 ans et 4 mois), deux paires de jumeaux sains hétérozygotes mixtes (âgés de 8 mois) et deux enfants sains (une fille de 4 mois, et un garçon de 5 mois et demi). Les diagnostics psychopathologiques structuraux ont été posés par l’équipe du Pr B. Golse avec les instruments internationaux habituels (ADI, CARS…).
Méthodes
Dans le cadre du protocole utilisé, les enfants sont enregistrés dans une cellule audiovisuelle de 3m sur 4m, équipée de quatre caméras, d’un microphone à large bande5. Une attention particulière est portée au moment où la mère s’absente pour passer dans la pièce à côté. L’enregistrement se poursuit en l’absence de celle-ci. La régie de mixage, se situe dans une pièce attenante à la cellule d’enregistrement. Cette population permet ainsi d’interpréter les résultats selon trois référentiels principaux :
- jumeaux versus non jumeaux
- autisme versus psychose
- situation d’appel versus situation de non appel
Discussion et hypothèse quant à la fonction d’appel des HF
Quand des HF ont été enregistrées, elles l’ont toujours été avec des vocalises complexes mais pas forcément intenses, ni aiguës (absence de toute corrélation entre l’intensité de l’émission vocale et la présence d’hyper-fréquences.
Les hyperfréquences ont ainsi été détectées chez les jumeaux, la situation de gémellité confrontant souvent les enfants à une indisponibilité psychique maternelle transitoire. Les hyperfréquences n’ont été détectées que chez le jumeau pour lequel la mère n’était pas accessible (soit transitoirement éloignée physiquement, soit indisponible psychique-ment car en relation avec l’autre jumeau), les vocalises comportant des hyperfréquences ayant ramené l’attention de la mère vers le bébé émetteur alors que les vocalises sans hyperfréquences n’ont pas eu cet effet.
Notre hypothèse est donc que cette émission d’hyperfréquences a une fonction d’appel quand l’enfant se sent lâché dans l’interaction et que l’absence physique ou psychique de la mère suscite en lui un manque et un besoin. Si ce résultat se confirme, la question se posera alors de savoir si cette émission d’hyperfréquences a valeur ou non de précurseur de l’attachement en tant que système de survie sélectionné par l’évolution (J. Bowlby6).
En présence de leurs parents et en interaction avec eux, les deux enfants sains ont émis des vocalises dépourvues d’hyperfréquences, leur fonction d’appel n’étant pas sollicitée.
Il faut préciser que cette vocalise a été émise alors que l’enfant (jumeau sain) criait dans les bras de sa mère en attendant son biberon, signalant ainsi le besoin alimentaire et non pas le besoin de présence.
Les enfants autistes n’ont pas montré d’émission d’hyperfréquences, ce qui renvoie, peut-être au fait que l’autisme infantile représente un échec majeur de l’accès à l’intersubjectivité et que, de ce fait, l’enfant autiste ne perçoit pas l’autre comme un objet appelable.
L’un des deux enfants psychotiques a émis des HF et l’autre non, mais il se trouve que la mère n’a pas pu quitter l’enfant durant le temps de l’expérience et que nous ne pouvions bien sûr pas l’y contraindre. Compte tenu du fait que l’autisme représente un échec majeur de l’accès à l’intersubjectivité alors que la pathologie psychotique témoigne déjà d’un certain accès à celle-ci, cette observation va dans le même sens que la précédente : le psychotique peut avoir besoin de l’autre alors que l’autisme évacue toute représentation de l’autre et ne peut donc y faire appel.
Quand il y a émission d’hyperfréquences, si la mère les perçoit, il ne s’agit sans doute pas d’une perception consciente mais d’un enregistrement corporel déterminant et donnant lieu à une action motrice immédiate (manifestation de présence à l’égard de l’enfant et rapprochement)
Perspectives
Au delà de la confirmation de ces résultats préliminaires, plusieurs pistes de travail s’ouvrent désormais :
a) L’histoire naturelle des hyperfréquences devra être étudiée pour savoir quand et comment ces HF disparaissent au cours de l’ontogenèse, et quand et comment elles peuvent réapparaître dans telle ou telle circonstance.
b) Il serait intéressant enfin de montrer que, très probablement, la perception par la mère de ces hyperfréquences demeure en dehors du système de comodalité perceptive habituelle. Les modalités de perception de ces hyperfréquences par la mère constitue un problème en soi (on sait que les basses fréquences peuvent être perçues par la peau7, mais il n’y a pas de données disponibles dans la littérature quant à la perception des HF). L’idéal serait de pouvoir étudier l’IRM fonctionnelle cérébrale des mères auxquelles seraient délivrées les HF de leur propre enfant, bande par bande. Un obstacle s’y oppose : la difficulté matérielle de pouvoir réémettre les hyperfréquences du bébé, et les contraintes de la situation de l’IRM fonctionnelle elle-même.
c) Il s’agirait de mettre en évidence que cette mise en jeu des HF témoigne de la construction de l’intersubjectivité, à l’instar des premières procédures d’attachement dont elles représentent peut-être un paradigme fondamental.
Au delà de cette première étude sur les hyperfréquences émises, il restera bien sûr à étudier le rôle de ces hyperfréquences dans la constitution du timbre, véritable signature vocale du bébé, auquel la mère se montre, nous le savons, spécifiquement sensible.
Notes
- Projet de recherche dirigé par le Pr. Bernard Golse, et par Valérie Desjardins, implanté dans le service de Pédopsychiatrie de l’hôpital Necker-Enfants Malades de Paris. Ce programme a reçu le soutien financier de EADS (European Aeronautic and Defence Space Company), de SFR (Société Française de Radio téléphone).
- Boddaert N., Chabane N., Hervais H., Good C.D, Bourgeois M., Plumet M-H, Barthelemy C., Mouren M-C. Artiges E., Samson Y., Brunelle F., Frackowiak R.S.J. and Zilbovicius M. « Superior temporal sulcus anatomical abnormalities in childhood autism : a voxel-based morphometry MRI study « . Neuroimage. 23, 364-369. (2004)
- C.Trevarthen « The self born in intersubjectivity: an infant communicating », 121-173, in « The perceived self » (U. Neisser Ed.) New York, Cambridge University Press, 1993
- Nous utilisons ici une fenêtre de Hanning pour éluder les effets de bords dont les spécificités sont 51,2 kHz et 125ms.
- Nous remercions M. Potereau et M. Rigaud de l’entreprise Bruel and Kjaer-France, pour le prêt de matériel spécifique à l’enregistrement et aux traitements des HF.
- Bowlby J. Attachement et perte. 3. vol. PUF, Coll. » Le fil rouge « , Paris, 1978 et 1984. (1ère éd.).
- Ref sur les bF et la peau.