Les robots vont en cours
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Les robots vont en cours

Lorsque j’ai été sollicité pour intervenir lors de ce colloque « Le robot sur le divan », un financement Bonus qualité recherche de l’Université de Rouen-Normandie venait de nous être accordé afin d’acquérir des robots de téléprésence et de mener une recherche sur les médiations pédagogiques et/ou thérapeutiques. Il me semblait alors qu’il nous serait aisé de lancer cette recherche et de recueillir des retours d’expérience de la part des formateurs ou des étudiants. Je dois avouer que la réalité s’est avérée beaucoup plus complexe qu’espérée et que, pour la première année universitaire de mise en œuvre de ce dispositif de recherche, nous n’avons pu mettre en œuvre ce projet qu’avec un petit nombre de participants. En conséquence, je serai amené à davantage partager mes questionnements que présenter des résultats qui restent exploratoires.

Je conduis mon travail de recherche en sciences de l’éducation selon une perspective clinique d’orientation psychanalytique (Blanchard-Laville et al., 2005). Suivant cette approche, les chercheurs considèrent que la relation éducative ordinaire se construit entre un travail de déliaison et un travail de subjectivation. En effet, tout travail éducatif articule des désirs de prendre soin de l’autre, d’avoir un projet pour lui, de l’inscrire dans une histoire, de le considérer comme un sujet. Mais en même temps, le travail éducatif est porté par des fantasmes de destruction, d’asservissement de l’autre à qui on cherche à donner la bonne forme – c’est d’ailleurs le sens premier du mot formation – (Enriquez, 1981). Cet autre est alors considéré comme un objet. Le travail enseignant se construit donc, de façon ordinaire, sur un double mouvement, qui en permanence, oscille entre une posture de maîtrise et une posture d’accompagnement d’autrui.

Ces positions chez l’éducateur renvoient à des positions chez l’apprenant, en écho, qui dans la relation éducative, est également aux prises avec des désirs d’être pris en main, guidé, piloté d’une part, et des désirs de devenir un sujet autonome grâce à un accompagnement et une médiation, d’autre part. Dans le même temps, l’éducateur ne peut devenir sujet, c’est-à-dire un professionnel pour qui la vie professionnelle vaut la peine d’être vécue que s’il considère ceux qui lui sont confiés comme des sujets et met en œuvre une pratique créative (Winnicott, 1970). Lorsque inconsciemment, il les ramène à un état d’objet, sa pratique professionnelle faite de répétitions, de renoncements à des idéaux ou des valeurs de soin, de soumissions à des injonctions institutionnelles, il devient lui-même également un objet, un exécutant plutôt qu’un créateur.

L’arrivée de machines intelligentes ou de robots dans la sphère éducative n’est pas une nouveauté. Le discours qui domine autour de ces robots traverse l’histoire de l’éducation tout au cours du XXe siècle et en ce début de XXIe siècle. Il est fortement construit sur l’idée que la machine peut prendre la place de l’enseignant. On peut même avancer à ce propos l’hypothèse d’une permanence du mythe au niveau sociétal et du fantasme au niveau des acteurs du monde de l’éducation (Rinaudo, 2015). Quelques exemples, choisis sans soucis d’exhaustivité, peuvent illustrer ce propos. On repère ainsi cette idée du remplacement de l’éducateur par une machine dans les propos de scientifiques de diverses disciplines, souvent promoteurs des technologies numériques en éducation. Chez les philosophes, on peut notamment lire : « La pédagogie change totalement avec les nouvelles technologies » (Serres, 2012, p. 20). Ce qui est sous-entendu ici est que désormais, avec les technologies nouvelles, on ne peut plus enseigner de la même façon qu’auparavant, ni probablement, apprendre comme autrefois. On retrouve ce propos chez certains psychologues, comme S. Papert, élève de Piaget : « À l’avenir, il n’y aura plus d’écoles » (Papert, 1984, p. 38).

Pour des chercheurs en l’intelligence artificielle : « la cybernétique apporte à la pédagogie le souci de l’efficacité, et sur de nombreux points déjà éprouvés, d’accroître l’efficacité de l’action pédagogique » (Couffignal, 1963, p. 122). Dit autrement, la machine est infaillible et travaille mieux que l’être humain. Dès 1913, Thomas Edison pronostiquait : « Les livres seront bientôt obsolètes dans les établissements scolaires. Les élèves apprendront par l’œil. Il est possible d’enseigner toutes les branches du savoir humain en se servant du film. Notre système scolaire sera complètement transformé́ dans dix ans » (1913). Je ne cherche pas ici à dénoncer le discours prospectif, surtout qu’après coup la prévision s’avère souvent peu conforme à la réalité, mais je voulais montrer la permanence de ce discours. En outre, ces discours de scientifiques rencontrent souvent ceux de bon nombre d’enseignants.

Je peux ici rendre compte de façon succincte, des propos d’une enseignante du premier degré. J’associe son discours sur les technologies de l’information et de la communication à l’idée d’une pompe à vide. L’informatique vide les textes de leur contenu. Utilisée à l’excès par certains enseignants, l’informatique produit des classes où toute trace de vie a disparu, au point que lorsqu’elle est nommée en remplacement de ces enseignants, elle en a la nausée, découvrant les murs et les vitres des classes tapissés de textes imprimés : « il n’y a plus autre chose dans la classe que des textes tu imagines un gamin en CP sept ans / qui rentre dans sa / moi moi-même tu vois moi-même je suis rentrée ça ho houla pas un dessin pas une affiche que des textes écrits ». Selon elle, l’informatique conduit les enseignants à utiliser des méthodes pédagogiques traditionnelles, au détriment des pédagogies nouvelles. Enfin, dans son cas personnel, l’informatique provoque l’oubli de ce qu’elle a appris et de ce qu’elle a fait. Cette enseignante semble décrire des contenants vides de toute pensée, blancs. Entrer dans cette enveloppe, dans ce contenant vide de pensée, c’est pour elle prendre le risque d’être à son tour vidée, en particulier de ce qui fait la spécificité de sa profession, au su de son expérience d’enseignante : le côté humain irréductible à une quelconque machine (Rinaudo, 2011).

On pourrait m’opposer un discours daté, à la fin des années 90. Mais, comme pour les discours des promoteurs, il existe une permanence chez les enseignants autour de la crainte d’être remplacé par une machine. Ainsi, en 2013, une enseignante, professeur en lycée professionnel, déclare lors d’un entretien pour une recherche sur les environnements numériques dans l’enseignement secondaire : « les enseignants ont beaucoup renâclé // certains continuent encore parce que ils craignent que en mettant on en arrive à une / euh à de l’enseignement à distance / et on les invite à mettre leurs cours / dessus / à mettre leurs travaux / à mutualiser tout ça / et ils se disent que une fois qu’on aura fait cette banque de données // il n’y aura plus besoin que d’un administrateur ». Enfin, pour terminer avec cette longue liste, on peut lire dans un post pamphlétaire, datant de mai 2015, intitulé Lettre d’un enseignant, même s’il n’est pas certain qu’elle ait été rédigée par un enseignant :

« Mme la ministre de l’Inculture et de la gesticulation numérique, J’ai bien reçu votre avis m’annonçant ma dématérialisation à compter du 1er juillet prochain, dans le cadre du nouveau plan numérique. J’attendais ce jour avec impatience et je me réjouis d’être enfin remplacé par une machine. Les progrès technologiques sont tels qu’aucun humain ne peut plus prétendre rivaliser avec les innovations modernes. Je m’incline, donc, avec un mélange de honte et de contrition. »

 

La liste des citations pourrait être développée à l’envie. A chaque fois, il me semble que la crainte exprimée d’être remplacé par une machine, dit aussi la peur d’être soi-même une machine, de n’être plus humain, d’être sans affect, sans vie, transparent (Searles, 1960). Civin (2000) a montré, à partir de sa pratique clinique, que le cyberespace peut favoriser des comportements d’isolement, des mécanismes de clivage et des positions de retrait schizo-paranoï̈de. On peut, à sa suite, proposer que la part psychotique ordinaire de tout enseignant est, assez souvent et de longue date, mobilisée dans leur rapport au numérique. C’est donc essentiellement vers un travail de déliaison que nous oriente l’arrivée des robots dans les salles de cours.

Or, l’utilisation que nous proposons de robots en cours et les premières données que nous recueillons tendent à contrebalancer cette proposition. Tout d’abord parce que les robots que nous utilisons ne viennent pas remplacer les enseignants mais représentent, au sens fort du mot, des apprenants empêchés, soit parce qu’ils sont malades ou accidentés, soit dans l’incapacité de se déplacer sur le campus universitaire. Ces robots de téléprésence se composent d’un écran monté sur des tiges à roulettes, piloté par l’étudiant depuis chez lui, assis à son bureau ou couché dans son lit, avec un appareil connecté (ordinateur, tablette, smartphone). L’étudiant à distance voit et entend ce qui se passe dans la salle de cours mais est également vu et entendu et a des capacités de déplacements.

Les premiers entretiens menés avec des étudiants bénéficiaires de cette expérimentation sont d’une tonalité complétement différente des discours des chercheurs ou enseignants précédemment rapportés. Il existe certes quelques points négatifs mais ils sont peu nombreux en rapport à l’ensemble des discours et concernent uniquement des éléments liés à la technique : la difficulté de réglage du niveau du son en fonction de la distance au robot de la personne qui parle ou l’impossibilité de diriger la caméra sur l’axe vertical. Tout le reste des discours est d’une tonalité particulièrement positive.

Le premier apport bien sûr est d’ordre pédagogique : « j’ai pu suivre les cours » disent en substance les étudiants qui bénéficient d’un robot de téléprésence. Cela leur paraît d’autant plus étonnant que le robot vient résoudre une situation qu’ils jugeaient le plus souvent désespérée, sur le mode d’une étonnante opportunité : « je ne m’attendais pas à ce qu’on me propose cela ». Mais au-delà du côté pédagogique, les apports pour les utilisateurs du robot sont d’ordre personnel. En particulier, les robots autorisent la mobilité chez des personnes empêchées : « Moi je l’ai fait bouger dans les couloirs de l’université quand il a fallu aller le ranger, quand j’ai fait l’essai. C’est vrai que c’est super agréable. Le fait de ne pas pouvoir se déplacer à la maison et dans le même temps de pouvoir visiter les couloirs de l’université, rencontrer les gens de cette manière c’est quand même agréable pour quelqu’un qui ne peut pas se déplacer » ou encore « je suis complètement dépendante de plein de choses pour me déplacer, donc là de pouvoir être dans une université à 200 km comme ça c’était super, franchement. C’est un petit goût de liberté que l’on n’a plus quand on est coincé à la maison. Ça ouvre des fenêtres, ça fait du bien ». On est donc en présence d’une forme d’émancipation à travers le robot, dans un dispositif de sujet augmenté, bien au-delà d’un apport pédagogique, qui vient fortement contrebalancer ce que les étudiants évoquent parfois comme une forme d’effondrement. En conséquence les étudiants ne peuvent le considérer que sur le versant positif et donc vivre un réel mieux-être, sinon au niveau physique, du moins au niveau psychique. Comme si le robot était vécu par les étudiants qui en bénéficient dans une forme de délivrance ou plutôt d’affranchissement du corps blessé, malade, immobile vers un prolongement de soi mobile. On peut avancer que le dispositif a pour eux une fonction de résilience.

Ce décalage important entre d’une part, les discours de certains enseignants orientés sur un travail psychique de déliaison et d’autre part, ceux des étudiants ayant bénéficié du dispositif de robot de téléprésence pendant un empêchement à venir en cours, entraîne plusieurs questionnements que je voudrais partager et permet d’avancer quelques pistes interprétatives sur les ressentis des étudiants. La première interrogation concerne la difficulté à trouver des étudiants volontaires. Ce n’est pas spécifique à mon université. J’ai échangé récemment avec un collègue lyonnais qui travaille sur un dispositif proche en lycée et qui se trouve confronté aux mêmes difficultés. Nous avons diffusé notre proposition auprès d’enseignants, de directeurs d’UFR, de département, de responsables de diplôme. Peut-on formuler l’hypothèse que pour bon nombre d’entre eux, le fantasme d’être soi-même une machine ou remplacé par une machine, a inconsciemment une fonction d’écran, qui vient court-circuiter le relai de notre proposition, en dépit de l’intérêt qu’elle peut susciter chez eux.

En ce qui concerne les étudiants, leur discours enjoués tient-il à la nouveauté du dispositif et à l’attrait de la nouveauté technique ? Par exemple aucun étudiant n’évoque l’idée d’un brouillage des limites entre sphère privée et sphère publique, alors que dans les recherches sur d’autres dispositifs, comme les réseaux sociaux ou les environnements numériques de travail ou l’accompagnement des mémoires en formation à distance, ces questions émergent souvent (Damani, Rinaudo, 2011). Peut-on envisager qu’une banalisation de l’usage ferait ressurgir ces questionnements sur la confusion entre espace privé voire intime et sphère publique, ou que du moins, les discours tenus par les étudiants seraient d’une tonalité moins positive ? Certaines parties de discours des étudiants témoignent chez eux d’une ambiguïté, lorsqu’ils évoquent les déplacements du robot à la première personne. Mais pour eux, la confusion entre eux-mêmes et le robot n’est pas vécue comme un processus de désubjectivation. Cela est sans doute renforcé par le fait que pendant les cours, étudiants présents et professeurs interpellent, via le robot, l’étudiant empêché par son nom (seuls les informaticiens associés à la recherche pour les besoins de maintenance et d’installation des logiciels servant au pilotage des robots ont éprouvé la nécessité de nommer les robots). On peut ici avancer que les étudiants peuvent ressentir que des enseignants, dans l’université, ont fait attention à eux, ont pris soin d’eux, les ont considérés et donc ils sont conduits à n’avoir que des ressentis positifs pour ce dispositif proposé par des enseignants qui leur veulent tant de bien. La capacité de ces étudiants représentés à se sentir enveloppés et présents, est probablement une source de ces sentiments comme elle constitue un fondement à la mise en œuvre d’une relation éducative de qualité, comme cette capacité est essentielle à la réalisation de soins de qualité dans le domaine psychothérapeutique en réalité virtuelle (Haddouk, 2016).

Le dispositif de robots de téléprésence transforme la dichotomie présence/absence. Geneviève Jacquinot avait attiré notre attention sur le fait qu’il nous fallait davantage tenter de penser « les modifications que peuvent entraîner l’utilisation de ces technologies qui nous obligent ou qui nous permettent d’imaginer une présence, le « bénéfice d’une présence » » (Jacquinot, 2000). Dans un dispositif de robot de téléprésence, où un étudiant suit des cours par l’intermédiaire d’un robot qu’il pilote, il est impossible de définir nettement ce qui relève de la présence et ce qui relève de l’absence. Ce qui importe est probablement une forme de présence-absence qui tout à la fois peut entraîner un sentiment d’inquiétante étrangeté (Freud, 1919) ou un sentiment d’être seul en présence d’un autre bienveillant (Winnicott, 1958). Il nous faut donc interroger les participants (enseignants, étudiants absents, pairs présents) sur leur sentiment de présence dont Lise Haddouk (2016) rappelle qu’il est à l’intensité émotionnelle du vécu de l’échange que le sujet établit avec d’autres participants humains.

Quels effets de cette présence-absence, de ce sentiment d’ubiquité, sur nos relations à l’espace et au temps ? Quels effets également sur la manière d’apprendre, sur le rapport au savoir ? Quels effets encore sur notre manière d’enseigner, non seulement dans les situations avec les robots mais dans les pratiques ordinaires plus classiques ? Sans prétendre que les robots transforment radicalement la pédagogie, peut-être que l’expérience d’enseigner dans un cours avec un étudiant présent-absent à travers un robot, peut avoir quelques effets sur la façon de considérer les étudiants, de proposer des organisations particulières de travail, d’être attentif à l’autre. Leur permettant de tenir une posture de formateur suffisamment bon et « de promouvoir un holding didactique bien tempéré́ » (Blanchard-Laville, 2001, 265) pour les apprenants.

Bibliographie

Blanchard-Laville, C. (2001). Les enseignants entre plaisir et souffrance. Paris : PUF.

Blanchard-Laville C., Chaussecourte P., Hatchuel F., Pechberty B. (2005). « Recherches cliniques d’orientation psychanalytique dans le champ de l’éducation et de la formation ». Revue française de pédagogie, 151, 111-162.

Civin, M. (2000). Psychanalyse du net. Paris, Hachette, 2002.

Couffignal, L. (1963). La cybernétique. Paris, PUF. Damani, K., Rinaudo, JL. (2011). « Enseigner avec les réseaux sociaux : des professeurs sur Facebook » in C. Dejean, F. Mangenot, T. Soubrié (coord.). Actes du colloque Epal 2011 (Echanger pour apprendre en ligne). Université́ Stendhal – Grenoble 3, 24-26 juin 2011. http://w3.ugrenoble3.fr/epal/dossier/06\_act/pdf/epal2011-damani-rinaudo.pdf

Edison, T. A. (1913). The Evolution of the Motion Picture : VI – Looking into the Future with Thomas A. Edison by Frederick James Smith. The New York Dramatic Mirror, 9 juillet 1913.

Enriquez, E. (1981). « Petite galerie de portraits de formateurs en mal de modelés ». Connexions, 33, 93-109. Freud, S. (1919). « L’inquiétant ». In Œuvres complètes, vol. XV. Paris : PUF, 2002, 147-188.

Haddouk, L. (2016). L’entretien clinique à distance, Erès.

Jacquinot, G. (2000). Le sentiment de présence.

Papert, S. (1984). Trying to predict the future. Popular computing.

Rinaudo, JL. (2015). « Imaginaire éducatif et technologies numériques ». Interfaces numériques, 4, 2, 251-267.

Rinaudo, JL. (2011). TIC, éducation et psychanalyse. Paris : L’Harmattan.

Searles, H. (1960). L’environnement non humain. Paris : Gallimard, 1986

Serres, M. (2012). Petite poucette. Paris : Le Pommier.

Winnicott, D. W. (1970). « Vivre créativement ». In Conversations ordinaires (p. 43-59). Paris : Gallimard, 1988.

Winnicott, D. W. (1958). « La capacité́ d’être seul ». In De la pédiatrie à la psychanalyse (p. 325-333). Paris : Payot, 1969.

Wolf, F. (2015). Lettre d’un enseign ant dématérialisé à la ministre de l’Inculture. Reporterre. https://reporterre.net/Lettre-d-un-enseignant