Nos enfants sous haute surveillance
Dossier

Nos enfants sous haute surveillance

La résilience du sujet aveugle diffère selon l’individu. Il faut donc également tenir compte des ressources acquises par la personne déficiente visuelle (DV) soumise à un déterminisme qui « dirige tout pour elle ». Leur résilience consiste à échapper à ce système parfois invalidant voire traumatisant. Concernant ce handicap, il s’agit de la perte d’un sens, d’une fonction liée à un organe « œil » qui attribue un statut identitaire et social à un sujet valide, considéré dans une société où « l’œil, le regard et le phallus sont maître ». Un sentiment d’humiliation et de honte, d’anéantissement de soi est vécu. Par conséquent, la personne nouvellement aveugle doit se reconstruire une nouvelle existence suite à cette castration. Son statut et son image sociale ont changé, aux yeux des autres et du système. A ce niveau, tout se joue dans les interactions précoces parentenfant. Mais pour celui ayant évolué en milieu spécialisé, dépourvu d’un parent bienveillant, confronté à un vécu lacunaire traumatique, il va devoir tout reconstruire en développant des compétences nouvelles afin d’affronter des situations traumatisantes, les dépasser et tout recommencer, la vue en moins. Ces expériences dont il doit faire le deuil lui permettront de rebondir pour dépasser les nouvelles situations.

Ainsi, le déficient visuel, peut trouver ses propres options pour aller de l’avant, certes, avec plus de difficultés. Dans ce sens la dynamique s’effectuera selon le stade d’acceptation du handicap. Cependant, le déni institutionnel face à la maladie et la souffrance du sujet qui en découle, crée une dimension traumatique et humiliante pour la personne qui n’est pas prise en compte, pas écoutée ni entendue. Le discours et la posture institutionnels sont inconsciemment retransmis à la personne aveugle qui l’intègre dans son psychisme. Là peut s’élaborer une analogie du discours maternel transmis à l’enfant. Au nom d’une autonomie et d’une intégration, selon les milieux spécialisés, il doit s’adapter tel qu’il est, aujourd’hui, « se fondre dans le moule ». Comment s’en sortir alors ? « Rebondir », et se « reconstruire » est possible grâce à un mouvement pulsionnel libidinal précoce qui émerge alors. Une dynamique renarcissisante pour une nouvelle estime de soi brisant le lien de dépendance morbide se crée. Des prises en charge lui sont proposées. L’aide et l’accompagnement d’un animal thérapeute comme le chien guide, est un autre facteur.
Le Labrador, le Golden Retriver et le Flatcot prétendent au titre de chien-guide. Ils doivent présenter certaines caractéristiques :

  • Caractère pacifique car il accompagne son maître dans tous lieux publics et favorise le lien social.
  • Capacité d’adaptation rapide à différentes situations, géographique et socioculturelle.
  • Il adopte aussi plusieurs rythmes de marches, à la demande.

Il est sevré dès les 5 à 8 semaines. Sa castration s’effectue vers les 9 mois (dès qu’il lève la patte). A 2 mois et demi, l’animal est placé en famille d’accueil jusqu’à l’âge d’un an. Là, il retourne à l’école où il suivra 6 mois de dressage. Il s’effectue selon la méthode de Skiner. Contrairement aux chiens de Pavlov, l’animal n’est pas soumis au conditionnement. Skiner tient compte des prédispositions du chien qui émet des capacités, des signes dont on va se servir pour le dressage et la définition de sa personnalité. Sa formation, le lien de dépendance et d’attachement tiennent à une fonction nutritionnelle et de jeux. Il est, donc, important qu’une fois remis, seul le maître se charge de le nourrir. Tout comme une « bonne mère » avec son enfant, le maître se soucie de la qualité des soins qu’il procure à son chien. Il s’agit aussi bien des soins nourriciers et vétérinaires, que ceux relatifs à l’esthétique et la qualité de l’entretien de la robe de l’animal. De même, les interactions ne doivent pas se limiter à celle d’un travail de guidage. La dimension affective est également primordiale. Câlins et caresses s’associent aux moments de jeux et s’échangent après le travail du chien. Celles que le maître donne à son guide au cours de son exercice, ont une valeur de félicitation, de récompenses ou d’encouragement et de stimulation.

En famille d’accueil, il acquiert les premiers ordres directionnels et d’obéissance, les bases de socialisation : il apprend le caniveau, à se tenir en public. C’est une forme de surmoi qui s’impose à lui. Au cours de cette période, s’effacent les instincts olfactifs et autres de l’animal. À 18 mois, il est remis à l’aveugle. Un stage de 15 jours à l’école est prévu pour que le nouveau couple apprenne à se connaître, et que naisse la relation. Après quelques mois d’adaptation entre les deux, ils se comprennent mutuellement. Le lien affectif est important. La charge libidinale investie par le sujet envers son « ami » intervient dans la mise en place des interactions. L’attachement envers le maître est instinctif. Si l’aveugle lui renvoie des sentiments et une attitude qui ne lui convient pas, la relation ne pourra s’établir, le travail du chien s’en ressentira. De même, la personne aveugle sait ce qui est bon pour son chien, le comprend à travers ses attitudes.

Pour le chien, c’est un transfert de maître qui s’effectue puisque l’éducateur en constitue le premier pour lui. C’est le deuil d’une première relation qui s’élabore pour l’animal. Si la personne est plus à l’aise avec ce compagnon de route, si celui-ci constitue un confort, une détente, il convient de souligner la part stressante infligé à l’animal au cours de ses années de travail. Ainsi sont organisés des moments de détente où les chiens sont lâchés dans la nature, retrouvent les comportements naturels, leur instincts et ne guident plus. En quelque sorte, ils sont déchargés de leur surmoi. Néanmoins, l’animal comprend, de lui-même qu’il a une mission et veille constamment sur son maître du regard. Cela permet au couple, de se relaxer, de lâcher la tension et d’être mutuellement disponible.

Ce facteur psychique intervient dans le processus de reconstruction moïque et narcissique. L’aide qu’il procure à son ami joue un rôle important. A ce niveau, il va l’aider à gérer ses mouvements pulsionnels. En outre, il convient de souligner le stress lié à la tension nerveuse qui se manifeste chez le non-voyant en déplacement. Le chien a en effet un rôle de catalyseur d’angoisse et de stress. Caresser un animal, diminue l’angoisse. Il agit surtout lors des déplacements, au cours desquels il prête ses yeux à son maître. Grâce à lui, l’aveugle va se sentir libre comme avant, dans ses déplacements.

L’attitude saccadée qui apparaît dans la démarche de l’aveugle avec sa canne, n’existe plus avec le chien. Il permet de retrouver un bien-être, la démarche aisée d’un valide. C’est pourquoi, le chien donne une autre image au handicap. Pour beaucoup, il permet de le gommer. Certains se sentent « humiliés » avec une canne. Elle attire le regard de l’autre et « perce » la limite visuelle existant entre voyant et non-voyant. L’aspect intrusif de la vue est accentué et prend une valeur agressive. Dans ce sens, l’outil canne blanche marque le handicap et souligne la différence. Ici s’élabore le complexe de phallus. Là où la canne blanche figera la personne dans le handicap à travers le regard du voyant et des représentations sociales, le chien-guide, lui apporte un aspect renarcissisant.

Ce guide, ce confident, cet animal qui « embellit » l’aveugle et son handicap l’aide à faire sa place dans ce monde où règnent les voyants. Il fait tomber les barrières qui séparent les deux mondes favorisant ainsi la communication. Il renvoie donc à plusieurs fonctions outre le guidage, il participe à la « reconstruction narcissique et psychique de celui-ci et lui procure un bien être. Son rôle d’ « accompagnant » est à l’origine d’un sentiment de fierté et une force pour la personne déficiente visuelle. Le chien l’aide à canaliser ses angoisses et ses pulsions agressives, lui permettant ainsi de dépasser ce qui s’impose à elle. Il est un réel facteur constitutif du lien social.

À partir de là, libre au sujet d’aller de l’avant, de « rebondir » et d’intégrer le système social. Inscrit dans une nouvelle dynamique et une prise de conscience de compétences insoupçonnées, il pourra agir et avancer à sa guise. Aujourd’hui d’autres facteurs externes interviennent dans sa reconstruction. Dotée de ses nouvelles capacités et richesses, il peut continuer à vivre avec son handicap malgré sa cécité. Un processus thérapeutique, ainsi que la compagnie d’un chien guide, procure à l’aveugle une nouvelle estime de soi, un regain narcissique et, des nouvelles compétences lui permettant de se projeter vers l’avenir.

Le chien représente le bonheur inconditionnel, il redonne le goût de vivre et de rebondir malgré le vécu relatif au handicap récent. G. atteint d’un syndrome de Uscher a fait une demande pour obtenir un chien dont il attend tout : « Le chien pour moi, c’est ma dernière chance de survie ». Sa maladie est encore mal connue, il est déficient visuel depuis 12 ans et présente des signes de perte d’audition. Ces deux handicaps réunis provoquent des troubles de l’équilibre. Son chien-guide lui a été remis récemment, une relation s’est très vite établie. Son chien sent la chute de son maître se produire et prend, immédiatement, une position pour faire contre poids et empêcher G. de tomber. G. est transformé, souriant, plus sûr dans ses déplacements, grâce à son compagnon. Il n’a plus peur de sortir bien au contraire. Sa vie a changé. Cela illustre combien l’animal permet au sujet de se projeter dans un avenir. Il est le porteur d’un dynamisme constructif pour aller de l’avant et donner un sens à la vie. Il permet de dépasser le handicap, de le positiver et d’en tirer des compétences.

D’un point de vue narcissique, le chien peut parfois représenter un substitut d’enfant ou une partie de soi. Rolland a 35 ans, issu des foyers de la DDASS, il n’a pas d’autre famille que lui, son chien. En plus de ce que lui procure son chien sur le plan locomoteur, son compagnon représente son enfant. La relation qu’ils ont établie, peut être rapprochée de l’attachement propre à la dyade mère-enfant. Rolland déclare qu’il « ne serait rien sans son compagnon à quatre pattes » Il passe avant tout « mon chien, c’est moi, c’est ma famille, c’est tout ce que j’ai » déclare Rolland. L’animal est le reflet de l’apparence physique de la personne qu’il guide. C’est pourquoi, l’attribution d’un chien-guide est liée, à la fois, à l’aspect physique, au caractère et la personnalité du futur maître. Un rapport d’équilibre est pris en considération entre les deux composantes du couple.
C. a maintenant son deuxième chien. Lorsque le premier est décédé, elle a fait une dépression. C. a eu « le sentiment de perdre la vue une deuxième fois, d’avoir perdu une partie de son corps ». Son cycle menstruel a été perturbé suite à la perte de sa chienne. La relation existant entre un aveugle et son guide est symbiotique. Chacun sent respectivement les changements d’attitudes, repère les dysfonctionements. Le chien guide est un maillon constitutif de l’évolution de la personne déficiente visuelle. De plus, la relation qui s’établit entre les deux est proche de la dyade mère-enfant. Le chien est l’œil de l’aveugle. Dans ce sens, il constitue un prolongement narcissique. Ce mouvement de projection visuelle est à double sens, de l’aveugle vers le voyant, dans un mouvement identificatoire grâce un lien relationnel favorisé par le chien, d’une part, et le voyant qui exerce un effet de miroir, et une fonction intrusive sur l’aveugle, à travers la relation du couple maître-chien, d’autre part.
Le chien-guide a ici son rôle à jouer. Grâce à son apparence de peluche, il va réveiller un aspect régressif et animal présent chez chacun et bien souvent refoulé. Grâce à lui, l’impression d’inquiétante étrangeté que suscite le handicap ainsi que toutes les représentations sociales liées à la cécité, seront écartées. Le chien peluche, favorise le lien social. Il est bien souvent à l’origine de relation entre valide et non-voyant. Là où la canne repousse les « autres », le chien les rassemble. Les gens flatteront l’aveugle « votre chien est beau » ou « vous avez un beau chien », pour introduire une discussion ou une relation alors qu’ils proposeront plutôt de l’aide à un déficient visuel avec sa canne. Grâce au chien, il gagne une forme de dignité, il est considéré comme un être à l’égal de l’autre. La canne met l’aveugle en position de victime, face aux voyants qui se sentant étrangers adoptent alors le rôle de persécuteur, ou de sauveur. Le chien embellit, ou gomme le handicap, en tout cas, il change l’image péjorative trop longtemps attribuée à l’aveugle.
En ce qui concerne l’insertion sociale, l’animal va donc ouvrir des portes à l’aveugle évoluant dans un milieu inconnu. Plus relaxé, moins anxieux, l’aveugle va pouvoir faire sa place dans la société, plus facilement. Il acquière une nouvelle estime de soi, reprend confiance, se renarcissise. Souvent, la personne s’investit dans un projet de vie. Une double dynamique s’opère : maître et chien participent de leur résilience respective. Pourtant, l’heure de la retraite du chien se profile. Comment penser un nouvel abandon ? Comment l’élaborer ? Ce douloureux passage ne renvoit-il pas à un abandon précoce ?

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Humanité et animalité : les frontières de passage