Oublier la frontière homme/animal
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Oublier la frontière homme/animal

Nous autres Occidentaux avons besoin de certitudes quant à nos relations avec l’animalité et il nous est souvent insupportable d’accepter l’idée que la frontière homme/animal est mouvante, indéfinie, etc. Nous voulons en particulier pouvoir décider avec rapidité et justesse qui est humain et quoi est animal. C’est cependant un rêve sans espoir.

Désuétude de l’approche géopolitique du propre de l’homme

Nous avons longtemps cru que nous pourrions établir une cartographie précise des frontières de l’humain et que nous pourrions tracer de façon non équivoque les frontières qui séparent l’homme de l’animal. De ce point de vue, la notion propre de l’homme est essentielle, car elle est supposée fournir un critère non ambigu susceptible d’être mobilisé pour tracer cette frontière. L’espoir d’y parvenir un jour s’est cependant aujourd’hui considérablement affaibli. Un nombre croissant de caractéristiques qu’on avait cru propre à l’homme se retrouvent en effet chez au moins une espèce animale. L’homme apparaît par conséquent plutôt comme un « animal particulier » que comme un « animal spécial ». Dit autrement, ces caractéristiques ne suffisent plus à faire de l’homme un animal qui serait sorti de l’animalité.

Les critères du propre de l’homme ne fonctionnent pas

Le problème est qu’en toute rigueur, aucun des critères habituellement utilisés (le langage, le feu, la technique, le politique, la morale, etc.) ne fonctionne bien dans ce rôle de propre de l’homme. En d’autres termes, il n’existe pas de compétences dont on puisse dire sans discussion possible et conjointement que non seulement l’homme est la seule espèce à la posséder et qu’elle est fondamentalement constitutive de qui est l’homme.

Ces difficultés s’expliquent en particulier pour deux raisons. La première raison est empirique et le deuxième plutôt conceptuelle. Quand nous disons comparer les compétences de l’homme et des autres animaux, nous n’avons en général pas les données qui pourraient nous permettre d’arriver aux conclusions exprimées. Les données pertinentes ne manquent pas seulement sur les autres animaux mais aussi sur l’homme. Quand nous expliquons par exemple que l’homme est le seul animal qui pratique la justice, nous sous-entendons, à tort, que nous avons montré que toutes les sociétés humaines le font et que ce n’est le cas d’aucune société animale. Or de telles données manquent très largement, dans l’un et l’autre cas d’ailleurs.

Les raisons conceptuelles sont d’un autre ordre et restent largement méprisées par les spécialistes de l’animal. Quand on parle de justice, pour rester dans le même exemple, il importe d’en trouver une caractérisation qui n’exclue pas d’emblée les autres animaux et qui permettent de pouvoir inclure tous les cas de figure. Les différences entre l’homme et les autres animaux peuvent relever de modalités différentes au sein d’une même compétence et non de la nature de ce qui est en jeu. Tous ces critères laissent par ailleurs passer certains animaux dans la sphère de l’humain, ou rejettent certains hommes hors de l’humain. Ces critères ne sont donc ni efficaces pour ce qu’on en attend ni avérés au plan empirique, ce qui est quand même assez ennuyeux si on a l’ambition de tracer sans ambiguïté les frontières du « territoire de l’homme ».

A propos d’une prétendue complexité de l’homme

Nous sommes par ailleurs obligés de reconnaître qu’il est tout aussi difficile de fournir une caractérisation fermée de l’animal et cette situation nous met pareillement mal à l’aise. Nous voulons en effet pouvoir décrire ce qu’est un animal de façon simple parce que nous faisons plus ou moins clairement de la complexité un attribut de l’humain. Nous ne nions pas, en effet, que décrire un animal puisse être difficile. Ce qui nous répugne, c’est que nous ne puissions pas y arriver mieux que la façon dont on puisse décrire un être humain. Nous aimerions en effet trouver dans l’humain une forme de complexité dont seraient dépourvus les autres animaux et qui proviendrait de façon un peu obscure de notre capacité à relever de la culture et à être des produits de l’histoire et de notre propre vie personnelle. Des notions aussi obscures que celle d’intériorité ou de liberté personnelle renvoient en particulier clairement à cette espèce de complexité qui serait propre à l’homme.

Le langage comme multiplicateur de complexité

Cette conviction explique en particulier pourquoi nous attachons autant d’importance au langage pour faire sortir l’humain de l’animalité. Le langage (ou plutôt les langues, mais la distinction est rarement opérée) peut en effet être conçu comme un multiplicateur de complexité. Ce n’est sans doute pas faux, mais si on se place du point de vue de l’Évolution, une bactérie (dépourvue de langage) est bien plus performante et bien mieux adaptée qu’un humain (qui parle).

D’une certaine irréductibilité

Cette question de la complexité exprime de façon moderne une autre certitude, plus profonde, de l’homme occidental. Nos représentations de l’humain sont en effet accrochées à la conviction assez irraisonnée que l’humain est une espèce dont chaque membre se constitue autour d’un reste irréductible : irréductible à l’espèce elle-même, irréductible au groupe et peut-être même irréductible à l’irréductabilité de chacun des autres membres de l’espèce. L’animal non humain, au contraire, serait par essence celui qui serait réductible à l’espèce, au groupe et aux autres membres du groupe. En d’autres termes, un humain doit être vu dans sa singularité, alors que l’animal peut-être adéquatement et exhaustivement décrit à travers son espèce. Mais la grande révolution de l’éthologie et de la psychologie comparée la plus innovante des cinquante dernières années a précisément été de montrer que certains animaux au moins sont aussi singuliers que des êtres humains. En ce sens, l’idée que des animaux non humains puissent également être des êtres de culture est pour nous profondément perturbante parce qu’elle affaiblit précisément cette conviction que l’homme puisse avoir une complexité qui lui serait propre. Un être de culture échappe en effet aux causalités simples et s’engage nécessairement dans l’espace de la signification.

Animal machine

Le débat autour de l’animal machine doit être repensé dans cette perspective. Que l’animal soit une machine est en effet une idée absurde qu’aucune donnée empirique ne confirme. Dans une telle perspective, l’animal peut en effet être caractérisé comme une suite de processus causaux sans reste ni profondeur et la description de l’animal peut prendre la forme d’un mode d’emploi. Compte tenu de ce que j’ai expliqué plus haut, on comprend aisément qu’elle répond parfaitement à l’angoisse de l’homme en neutralisant l’infini potentiel qui gît au fond de tout animal. Il est en effet difficile de considérer que la thèse de l’animal machine est une thèse pratique pour expérimenter sur l’animal ou l’élever en batterie de façon ignominieuse. On confondrait ici la cause et la conséquence. Le succès de la thèse de l’animal machine est en effet à chercher ailleurs : elle est fondamentalement métaphysique. Elle répond en effet très bien à une angoisse existentielle que nous ressentons face à l’animal, en nous permettant de croire à une explication simple de l’animal. La thèse de l’animal machine justifie plus simplement notre conviction que l’humain est ontologiquement différent, alors même que cette thèse reste assez inconsistante. Qu’elle puisse être mobilisée pour des pratiques exploiteuses ne vient que dans un second temps.

Les machines ne sont plus ce qu’elles étaient

La situation se complique encore considérablement si l’on s’intéresse aux artefacts en partie autonomes que nous concevons aujourd’hui avec des technologies cognitives post cybernétiques. En effet, même des créatures qui sont effectivement mues par un mode d’emploi ne se réduisent pas nécessairement à ce dernier de façon satisfaisante. Tamagotchis et Aibots nous rappellent que nous sommes très facilement prêts à considérer comme vivants et émotionnels des artefacts par ailleurs sans mystère. Tout se passe comme si nous ne pouvions pas nous contenter d’une explication simple de l’existence et que nous devions nécessairement y ajouter du reste – à tel point qu’on peut se demander si une telle démarche ne révèle pas quelque chose de fondamental sur ce qu’est le rapport de l’humain au vivant.

Passer d’une géopolitique du vivant à des pratiques de l’intoxication

En ce début du 21ème siècle, le rapport de l’homme aux autres êtres animés ne peut plus prendre la forme d’une géopolitique des êtres vivants qui s’appuierait sur le tracé de frontières entre des espaces bien délimités. Ce rêve cartésien de l’époque classique, qui s’appuie fortement sur une théologie chrétienne et qui s’est nourri pendant des siècles de fantasmes humanistes a définitivement fait faillite. Nous devons inventer aujourd’hui un nouveau modèle des relations de l’homme aux autres êtres vivants. La situation n’est pourtant pas désespérée pour autant parce qu’un modèle alternatif fécond se dessine assez clairement. Ce modèle suppose que nous sommes humains à travers les liens que nous sommes capables d’établir avec les autres êtres vivants et non à partir de barrières hygiéniques que nous aurions disposées autour de nous à titre préventif. En d’autres termes, nous serions humains à travers les agencements que nous serions capables de concevoir avec les autres êtres vivants plutôt qu’à partir de stratégies de différenciation qui nous isoleraient d’eux. Un humain se caractériserait donc par ses capacités à s’intoxiquer avec les autres êtres vivants et à intoxiquer ces derniers. S’intoxiquer, c’est transformer ses comportements, son rapport au monde, aux autres et à soi en absorbant une substance étrangère. L’idée peut paraître surprenante. Elle n’est pas si nouvelle que ça. Un anthropologue français, Georges-André d’Haudri-court, y fait déjà allusion quand il explique que ce sont les chevaux qui ont appris à l’homme à courir, les grenouilles à sauter et les oiseaux à chanter. Un penseur américain, Paul Shepard, en a fait un thème central de son travail entre les années 1950 et les années 1990. J’ai moi-même commencé à penser ce phénomène en décrivant les communautés hybrides homme/animal de partage de sens, d’intérêts et d’affects comme des communautés inter-spécifiques d’intoxication mutuelle en 1996.

A la réflexion, ce modèle n’est pas aussi étrange qu’il paraît à première vue. C’est en effet celui qu’on retrouve dans la plus grande partie des cultures traditionnelles dans le monde. Il ne s’agit pourtant pas de revenir par exemple à des formes de chamanismes plus ou moins modernes, mais d’inventer la version contemporaine d’une vision des relations homme/animal qui n’a plus besoin d’enfermer l’homme dans des frontières hygiéniques plus ou moins drastiques.

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Humanité et animalité : les frontières de passage