Un livre de psychanalyse, un de plus diront certains, assurés de retrouver l’énième synthèse sur un inconscient divisant moult chapelles. L’écrit de Michel Steiner manque à cette règle, le texte qu’il nous offre est l’exception à celle ci, son intérêt résidant dans la témérité de sa démarche. Revisitant Le Mot d’esprit dans ses rapports avec l’inconscient, un des trois grands écrits de la psychanalyse selon Lacan, l’auteur retourne enquêter sur une disparition, laquelle depuis plus de cent ans n’a éveillé la moindre curiosité ni même le plus petit étonnement. Qu’en est-il de l’humour juif maintes fois cité par Freud dans son texte de 1905, question d’une extrême impor-tance pour lui, importance vérifiée par d’incessants allers-retours qu’il s’autorise tout au long de son texte. Freud démêle toutes sortes d’histoires juives qu’il classe sur une échelle de valeur. Cette investigation restera sans suite. Dans le texte sur l’humour de 1928, Freud a entretemps élaboré le concept de surmoi, concept décisif pour la compréhension du mécanisme de l’humour. Dès lors, Freud escamote toute question sur l’humour juif.
C’est à partir de cette absence que s’ancre l’interrogation de l’auteur pour apporter une solution à l’énigme. Afin de relever le défi, le seul outil utilisé sera la démarche freudienne, pensée au plus près du texte, le trifouillant, le retournant dans tous les sens pour en faire sortir ce que Freud omet de dire, la mise en parenthèse de l’humour juif. Un vrai bonheur accompagne la lecture de cet écrit, il tient en peu de mots, rien dans les mains, rien dans les poches, tout dans la tronche. Nous embarquons alors dans un périple où, avec la complicité de l’auteur, nous prospectons, examinons. Ces explorations multiples convergeant vers un point de rencontre où se télescopent l’humour juif, le judaïsme et la psychanalyse. La méthode est discursive. Avançant à tâtons, les hypothèses se succèdent dans une pensée réclamant un désordre salutaire où les champs d’investigations révèlent que l’effacement Freudien n’est pas aussi innocent qu’il en a l’air (renvoyant directement à l’enjeu de L’homme Moïse et la religion monothéiste).
Sans vouloir déflorer le texte, il est important de noter que nous ne rions pas tous de la même façon et des mêmes choses, et cette différence est lourde de conséquences. La raison en est simple, pour les érudits chrétiens, depuis le Ve siècle, les juifs sont fous (selon l’interprétation que fait l’érudit Pierre Legendre de la Novelle 144 de l’empereur Justinien). C’est à partir de cette condamnation que Michel Steiner avance dans l’exégèse d’histoires juives, pour mettre au jour l’écart entre un certain humour juif (ashkénaze) et toute autre forme d’humour. Ce jeu de la pensée spécifique à l’humour juif est finement analysé au travers de multiples et savoureuses histoires, la spécificité de la chute ouvrant sur un décalage synonyme d’abîme. De fait, ces histoires en provoquant l’ébahissement et le rire, au détriment de toute logique de pensée consciente, amènent à l’agencement de points de convergences avec la psychana-lyse. La raison d’être de l’humour juif est de mener à bien une tâche spécifique : déposer le fardeau des lois de la religion. Autrement dit, faire émerger le ridicule et le dérisoire d’un surmoi collectif par trop accaparant et coercitif. Rappelons-nous ce mot de Freud à l’adresse de Jung et Ferenczi sur le bateau les amenant aux Etats-Unis : « nous leur apportons la peste ». La psychanalyse est par essence subversive, l’humour juif ne déroge à cette règle, leur rencontre s’officialise dans ce lieu où la logique de l’inconscient sape les fondements de la raison ou de l’ordre social établi. Alors, la vérité se différencie du vrai et dans le même temps a et non a s’avèrent identiques. Michel Steiner nous le rappelle tout au long de son texte, des histoires de « fous » pour des « fous ». Une peste contre laquelle la psychologie adaptative ou comportementaliste se révèle impuissante, étant par définition dans l’accentuation de la coercition, bien loin de toute décharge d’un fardeau fut-il symbolique. Michel Steiner retrace tout au long de sa recherche une chaîne signifiante qui permet d’élaborer la spécificité de la drôlerie appartenant à l’humour juif. Ce dernier partage avec la psychanalyse le fait d’ignorer la contradiction, de fait cet humour remet en cause la logique aristotélicienne, attaque la conscience dans sa rationalité, récuse toute possibilité de visions du monde.
Avant de terminer ces notes d’introduction à la lecture de l’ouvrage de Michel Steiner, il faut rendre hommage au très beau texte de Fabienne Biégelmann (post face). Ce texte enrichit le travail de Michel Steiner en éclairant la relation particulière que Sigmund Freud entretenait avec Harry/Heinrich Heine, rapport d’un grand intérêt, sachant que ce dernier, célèbre pour ses mots d’esprit, s’était converti au catholicisme. A travers diverses corrélations et connexions de la vie de ces hommes, se découvre peut-être la possibilité d’expliciter la mise en absence de l’humour juif sous la plume de Freud à compter de 1928.
L’humour juif est déicide, en cela il rejoint la psychanalyse sur le versant du subversif. Il pointe une place particulière que lui confère la logique de l’inconscient, place identique à celle qu’occupe le psychanalyste. Un lieu de parias, de profanes, autrement dit ceux qui restent en dehors du temple.