Ce livre de Roger Perron s’inscrit dans le contexte des controverses actuelles visant à contester le statut scientifique de la psychanalyse, pour en invalider les modèles et la pratique, et il constitue une synthèse de ses travaux relatifs à l’épistémologie de la psychanalyse.
L’ouvrage débute par la mise en scène humoristique d’un dialogue intime entre le poète et le géomètre, en référence au fameux texte de Pascal sur les différences entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse. Le ton de l’ensemble du livre est ainsi donné, la démarche rigoureuse et pétrie de scientificité du géomètre sera ponctuée par l’humour et la finesse du poète de la cure. La question sera de savoir si la recherche en psychanalyse et la recherche sur la psychanalyse peuvent faire la preuve de leur scientificité, et si les processus psychiques observés par le psychanalyste peuvent devenir objets de science. C’est une question cruciale à une époque où les évaluateurs en tous genres somment les chercheurs référés à la métapsychologie psychanalytique de définir des critères scientifiques pour rendre compte de leurs travaux et où la psychologie expérimentale, comme la psychologie cognitive, tendent à imposer leur hégémonie, en niant la spécificité de l’épistémologie psychanalytique qui ne saurait relever des mêmes critères de scientificité. On sait que Roger Perron a exploré différentes voies de recherche en psychologie, avec des méthodologies expérimentales, différentialistes et développementales, tout en produisant une œuvre considérable dans le champ psychanalytique. Mais le clivage intime entre esprit de géométrie et esprit de finesse, expérimenté dans le parcours même de recherche de R. Perron, ne renvoie-t-il pas à une double postulation à l’œuvre chez tout
analyste s’interrogeant nécessairement sur les logiques des modèles sous-jacents à sa pratique ?
Cet ouvrage se propose d’examiner, au triple plan de la théorie, de la clinique et de la pratique psychanalytiques, ce qui définit une activité comme source et comme objet de science. Dans les premiers chapitres, Roger Perron s’interroge d’abord sur l’acte de connaissance, sur la façon dont sont constitués les faits que veut connaître le psychanalyste, avec le risque de les construire ad hoc par sa théorie même, sur les modalités de construction des hypothèses en psychanalyse, ainsi que sur les processus de modélisation des concepts. R. Perron chemine dans ces questions fondamentales et complexes de façon très claire, à la fois rigoureuse et illustrée par des exemples à la lecture agréable, dégageant progressivement les fondements épistémologiques de la théorie comme de la pratique psychanalytique. Il évoque l’aporie fondamentale de l’acte de connaissance à partir des travaux de K. Popper et des controverses des physiciens sur le statut des objets, notamment sur l’objet quantique qui n’est connaissable que tel que l’acte même de connaissance le produit. Il établit un parallèle avec la connaissance des objets psychanalytiques coconstruits par le couple patient/analyste, à l’intersection des techniques et des théories mises en œuvre. Le psychanalyste se sent alors bien proche du physicien, en sachant que les faits sont construits par sa théorie. Néanmoins le patient n’est pas un pur fantasme du psychanalyste et la psychanalyse est une science empirique, comme l’affirme Freud, dans la mesure où elle traite de faits observables dans l’espace de la cure analytique.
R. Perron définit alors le fait psychanalytique en le différenciant du fait historique, à la recherche duquel travaille l’historien, car la réalité évènementielle est fondamentalement incertaine pour l’analyste qui s’intéresse d’abord à la réalité psychique : le seul événement certain pour l’analyste ne saurait donc être que la relation analytique elle-même. Dans la mesure où les faits psychanalytiques ne prennent existence qu’à être constitués par la théorie, le psychanalyste est confronté à plusieurs difficultés, choisir dans les théorisations freudiennes et postfreudiennes, ne pas pouvoir saisir du fait de son contre transfert un aspect de la problématique du patient ou buter sur la polysémie du langage psychanalytique. R. Perron montre ensuite à l’appui de nombreux exemples empruntés à l’histoire des sciences que la psychanalyse ne diffère pas des autres sciences dans la façon dont elle formule ses hypothèses théoriques et il rappelle, bien à propos dans le contexte actuel de l’inflation de la demande d’échantillons significatifs pour valider une hypothèse, qu’une hypothèse générale peut provenir de l’observation d’une seule personne, puisque la généralité est celle de lois fonctionnelles et non celle qui définit une collection d’individus. Le quatrième chapitre consacré aux concepts aborde la formation des concepts et le processus d’abstraction à partir de la tradition philosophique et le lecteur accompagne volontiers l’auteur du côté des philosophes de l’antiquité, Démocrite, Aristote, Epicure, Lucrèce, puis de l’empirisme sensualiste et associationniste. On l’aura compris après ce bref compte-rendu de la démarche de l’auteur dans la première partie de son ouvrage, le cheminement avec les thématiques pourtant abstraites abordées par R. Perron s’avère passionnant et très vivant, illustré par de nombreuses observations, par des séquences cliniques, par l’évocation de l’histoire de la psychanalyse, par des « anecdotes » scientifiques, et par la référence à de multiples champs de savoir, les sciences exactes, la physique, les mathématiques, la philosophie, l’histoire … Comment mieux défendre la métapsychologie psychanalytique que de montrer la fécondité de ses interfaces, en ouvrant ainsi un dialogue épistémologique avec d’autres disciplines ?
La fin de l’ouvrage comporte des apports essentiels relatifs à la confrontation de la psychanalyse avec le modèle des sciences exactes, au centre de la majeure partie des critiques adressées à la pychanalyse.
R. Perron, qui a beaucoup accompagné des doctorants dans leurs recherches, propose cinq modèles possibles pour la recherche en psychanalyse. D’abord le modèle taxinomique, triomphant en botanique, en zoologie et importé ensuite dans une psychiatrie classificatoire, est inadéquat pour la méthode psychanalytique, ensuite le modèle de la biologie, fondateur de la pensée de Freud, est pertinent parce qu’il rend compte de modalités de fonctionnement par référence à des modèles fonctionnels locaux, le modèle de la clinique et celui de l’histoire, et enfin celui des sciences exactes, le plus souvent utilisé pour mettre en cause la scientificité de la psychanalyse, à laquelle on reproche volontiers de ne pas se conformer à ce modèle. R. Perron décrit alors remarquablement les pièges du quantitatif et relève notamment l’illusion de la constitution d’une classe homogène dans l’évaluation des psychothérapies : on ne mesure pas la dépression comme on mesure les pommes de terre. L’auteur montre les impasses de la Médecine Fondée sur les Preuves Evidence Based Medecine), dans le domaine des psychothérapies, selon une méthodologie utilisée dans les essais médicamenteux. Parmi les erreurs méthodologiques mises en évidence, l’illusion de l’homogénéité et de la comparabilité. L’auteur montre de façon originale que beaucoup de statistiques paramétriques sont invalidées par la confusion entre le niveau ordinal et celui d’une échelle à intervalles. Ces analyses pourraient être prolongées avec l’idée de la nécessaire invention pour la psychologie clinique, de méthodologies cliniques d’évaluation.
R. Perron n’aborde pas cette problématique dans cet ouvrage mais il lui ouvre en quelque sorte la voie. Enfin l’auteur s’attache particulièrement à montrer que le fameux critère de réfutabilité de Popper, souvent cité pour prouver que la psychanalyse n’est pas scientifique, s’avère en fait inadéquat.
Les derniers mots consistent en un échange entre le géomètre et le poète, dialogue ininterrompu que chaque analyste peut poursuivre en lui-même, à l’appui des repères fondamentaux donnés par R. Perron.