L’objectif du nouveau Manuel publié par René Roussillon consiste à proposer une réflexion sur les fondements d’une théorie générale de la pratique clinique, au-delà de ses différentes formes, et à définir le concept de pratique clinique fondamentale, dont on peut articuler les paramètres fondamentaux pour penser la diversité des formes concrètes de la pratique clinique. Face à la grande diversité des pratiques actuelles des cliniciens, de leurs dispositifs et de leurs méthodes, il est urgent en effet de s’interroger sur l’unité de la pratique clinique, à la fois pour défendre la rigueur et l’efficacité de ces pratiques dans le contexte social actuel d’attaques à l’égard de la psychanalyse, et à la fois pour faire valoir le bien-fondé de ces modèles et de ces conditions d’exercice. René Roussillon destine cet ouvrage à tous les cliniciens, psychologues cliniciens, psychia-tres cliniciens et psychanalystes, ou à tous ceux qui se réclament de la pensée clinique, dans des contextes de pratique variés, tels « l’orthophonie clinique », « la psychomotricité clinique », bref « les travailleurs sociaux cliniciens ». Il ne s’agit ni de galvauder « l’or pur » de la psychanalyse, ni de tenter de donner des lettres de noblesse aux pratiques des cliniciens hors du dispositif standard, mais de montrer la fécondité des interactions entre la pratique psychanalytique standard et les diverses pratiques de rencontres cliniques sur d’autres terrains de soin, qui concernent souvent la clinique des états de souffrances narcissiques identitaires, selon un concept proposé par l’auteur en 1999, pour désigner les formes de souffrance psychique où la question de la différenciation moi/non-moi et ses effets sur la régulation/dérégulation narcissique représentent un enjeu central du tableau clinique.
S’il est évident que la psycha-nalyse a donné un support théorique aux pratiques cliniques de toutes sortes, il est aussi important de souligner que les pratiques hors cure ont consi-dérablement enrichi la théorie psychanalytique, en interrogeant ses fondements à partir de cliniques de l’extrême, qui ne relèvent pas d’un dispositif standard. D’ailleurs R. Roussillon note que la psychanalyse a besoin de se transférer sur de nouveaux objets pour évoluer, de construire une interface entre la psychanalyse première et un nouvel objet d’exploration comme l’enfant (Klein), le bébé (Winnicott), les états psycho-tiques (Bion, Lacan), les groupes (Bion), ce qui a permis des avancées mutatives dans la théorie psychanalytique. L’auteur propose donc de différencier ce qui est « régional » et spécifique d’un dispositif ou d’une pratique particulière, de ce qui est la forme générale des pratiques cliniques. Autrement dit, la psychologie et la psychiatrie clinique psychana-lytique ne pratiquent pas une autre psychanalyse que les sociétés de psychanalystes mais leur différence essentielle tient au dispositif, cure type ou dispositif en face à face d’un côté, en pratique privée, dispositifs en côte à côte, groupaux, familiaux, institutionnels, approches de la clinique projective ou thérapies médiatisées, en pratique publique la plupart du temps.
L’hypothèse défendue dans l’ouvrage est que « Freud a saisi, dans une pratique particulière, les prémisses des principes généraux de la pratique clinique, qu’il a élaboré un cas particulier d’une théorie générale de la pratique clinique ». Donc, de la même manière qu’il y a une « méta »-psychologie, il doit y avoir une méta-théorie de la pratique clinique. Elle implique une clinique de la théorie et passe par une clinique de la pratique et une théorie de celle-ci. Cette hypo-thèse, surprenante à première lecture, prend tout son sens au fil de la démonstration de l’auteur, et finit par emporter la conviction. Les fondamentaux de la pensée et de la pratique clinique, René Roussillon propose de les penser à partir des processus de symbolisation, qui ouvrent sur l’appropriation subjective, et sont étroitement liés à l’associativité, au cœur même de la méthode analytique, qui peut dès lors se déployer dans tous les dispositifs praticiens « symbolisants ». En préalable à sa réflexion autour d’une théorie du dispositif clinique, René Roussillon définit comme premier processus de la rencontre clinique l’intensi-fication puis la régulation de l’Identification Narcissique de Base : il propose cette hypothèse d’une Identification Narcissique de Base, à l’œuvre dans toute rencontre humaine, à partir de la conception freudienne du Neben-mensch, soit le prochain, le même, l’autre semblable, et il en fait sentir le mode de fonc-tionnement à partir de travaux récents des neurosciences, notamment sur la question des neurones-miroirs. C’est donc le bon déroulement du processus de régulation et de dégagement de l’Identification Narcissique de Base, grâce aux supervisions, qui fonde le travail du clinicien. Ce qui caractérise la pratique clinique est d’abord une dispo-sition d’esprit du clinicien qui va permettre de capter « la néga-tivité en acte » du patient, soit « un non-pensé, un non-dit, un non-senti, un non-vu, un non-réfléchi et donc un non-métabolisé et un non-approprié », à l’origine du processus transférentiel.
René Roussillon rappelle ensuite que, même s’il y a différents dispositifs et méthodologies clini-ques, il n’existe qu’une méthode clinique fondamentale, fondée sur l’articulation du transfert et de l’associativité psychique, actuel-lement souvent oubliée ou méconnue, alors qu’elle se trouve au centre de la pratique clinique. Il constate en effet que la question de l’association libre, qui définit la règle fondamentale de la psychanalyse, a été peu appro-fondie. À l’appui d’une exploration de la genèse et de la place de l’associativité dans la pensée de Freud, il revient à la préhistoire de la psychanalyse, lorsque Freud conçoit dès 1891 une théorie de la représentation et du fonction-nement psychique comme fonctionnement associatif, sem-blable au fonctionnement neuro-logique, et il montre comment Freud anticipe largement sur les travaux actuels des neurosciences. L’auteur souligne à ce sujet que le modèle de l’affect était aussi un modèle « associatif ». Il distingue ce qu’il propose d’appeler la première méthode de l’« association focale » de la règle de l’association libre totale, formulée en 1907, à propos de la cure de l’Homme aux rats. Puis il définit, de façon particulièrement novatrice et heuristique dans les cliniques difficiles, le polymorphisme de l’associativité, nécessairement articulé à la polyphonie de l’écoute clinique. Il montre à partir des écrits de Freud que le langage verbal n’est qu’un cas particulier du langage et que Freud, dès les études sur l’hystérie, prend en compte les manifestations corpo-relles comme des langages. On sait que René Roussillon a particuliè-rement développé la question du langage du corps et de l’acte, féconde pour pouvoir penser et traiter les problématiques narcissiques identitaires. Il ajoute que la théorie de la symbolisation impliquée par cette théorie de la représentance est aussi une théorie associative et corrèle cette idée à l’hypothèse que les représentations deviennent « ré-flexives » et donc « symboliques », quand elles atteignent un certain niveau de complexité, par exemple en reliant entre elles différents aspects de l’objet.
Puis il traite dans un nouveau chapitre de la complexité et des paradoxes du transfert dans la pratique clinique, organisée par l’articulation des deux fonda-mentaux de l’associativité et de transfert. Il aborde de façon synthétique la spécificité du transfert dans les pratiques cliniques et reprend au passage quelques unes de ses avancées conceptuelles, comme le transfert sur le cadre-dispositif (1977), l’idée que le transfert est autant un évitement de la symbolisation qu’une des conditions de sa relance, la notion d’un « clivage du transfert » avec un pan du transfert organisé classiquement sur le mode du déplacement, un autre organisé de façon diffé-rente, sur le mode du retourne-ment par exemple. Il aborde la question du transfert positif et du transfert négatif à l’appui de la distinction heuristique proposée par J. L. Donnet, entre transfert « pour » analyser, c’est-à-dire celui dont l’analyste a besoin, sa condition de possibilité, et le transfert « à » analyser, celui dont l’infiltration représente un frein pour l’analyse. Il conclut, à partir de Freud, sur la nécessité d’envisager le transfert comme une constellation transférentielle et, à partir de la spécificité du transfert dans les groupes (« Le clivage du transfert dans les groupes », Bejarano, « le transfert par diffraction », Kaës), il propose de penser dans tous les cas le transfert dans sa groupalité car il se déploie toujours sur une pluralité d’objets reliés incons-ciemment entre eux, quel que soit le contexte, groupe, situation de soin institutionnelle ou rencontre individuelle.
Dans les chapitres 5 et 6, René Roussillon propose une théorie générale du dispositif clinique, en pointant les difficultés d’une telle entreprise. En premier lieu, un projet de théorie générale des pratiques cliniques, fondé sur la situation psychanalytique comme modèle, repose sur des présup-posés absents de situations cliniques courantes, en pratiques publiques. En effet, dans certaines situations cliniques «hors les murs », par exemple dans la rencontre clinique avec les SDF ou les « ados de banlieue », il s’agit « d’apprivoiser » d’abord le contact en allant sur les lieux mêmes où sont les sujets en difficulté, au «chevet» du bout de trottoir où «loge» le SDF, sans possibilité de mettre en place un cadre fixe. Une ébauche de dispositif stable ne devient possible qu’après l’apparition de certaines formes d’attachement qui commencent à rendre possi-ble et tolérable un processus transférentiel. Dans la mesure où l’essentiel du processus clinique est alors de permettre l’instau-ration d’un dispositif, la propo-sition de Bleger selon laquelle le cadre est un « non-processus », qui rend le processus psychique observable, doit être inversée : c’est en effet le processus même de la rencontre clinique qui instaure le dispositif comme «non-processus » progressivement conquis. Pour élaborer une
« méta-théorie » des dispositifs cliniques, il s’impose donc de centrer la théorisation de ces dispositifs sur leur contribution à la fonction symbolisante. L’évolution actuelle de la modélisation du site va dans ce sens. La situation psychana-lytique et d’une manière plus générale, l’espace analysant, apparaît aux modernes, comme une situation qui « symbolise la symbolisation » (J.-L. Donnet, 1995 ; R. Roussillon, 1991). L’objectif de la rencontre clinique peut alors se formuler ainsi : « la spécificité de la « réponse » clinique à l’engagement de la réalité dans le transfert, et donc à l’Identification Narcissique de Base qui s’y développe, va être d’aider le sujet à développer la réflexivité et les processus auto-méta : se sentir, se voir, s’entendre et ceci par le biais du développement des processus de symbolisation ».
René Roussillon reprend alors l’histoire de la rencontre analytique, où le comportement, l’action, l’acte étaient considérés comme des défenses contre l’élaboration et l’appropriation, donc exclus du champ de la clinique analysable, et étaient menacés d’être abandonnés aux thérapies alternatives, non réfé-rées à la métapsychologie psychanalytique. Mais une vecto-risation nouvelle du travail analytique est envisageable si le comportement, l’acte et l’action ne sont plus simplement considérés comme des défenses, mais comme des signes en quête de reconnaissance, première phase du processus symbolisant : « transformation du comporte-ment en comportement signifiant, puis de celui-ci en interaction, puis de l’interaction en relation inter-subjective, puis dégagement de la valeur intra-subjective de celle-ci. On passe de l’insignifiant au signe, du signe au message, au signe adressé, au message agissant sur l’autre, inter-agissant avec lui. Celui-ci découvre ensuite qu’il est message transféré vers un autre-sujet, qu’il est message déplacé d’un sujet à un autre, qu’il devient forme de langage, qu’il prend sens inter-subjectif dans cette adresse spécifique qui le réfléchit ». C’est dans cette dialectique que se construisent la symbolisation primaire et secondaire.
Une fois la méta-théorie du dispositif clinique posée, René Roussillon consacre un chapitre à l’invention du dispositif dans les situations limites et extrêmes, au centre de ses travaux consacrés au soin des cliniques et des pathologies de la survivance, terme inspiré par Winnicott. Bien que ces problématiques cliniques soient très éloignées des dispositifs classiques, l’expérience montre que seuls les cliniciens référés à la psychanalyse disposent des pratiques et concepts nécessaires à l’approche de ce type de problématique.
Il s’appuie sur le concept de « besoin du Moi » avancé par Winnicott, pour pouvoir penser ces cliniques des situations extrêmes, qui concernent moins le registre du désir que celui du besoin. L’auteur n’hésite pas à prendre le risque de choquer, en développant l’idée que le fondement paradoxal de toute attitude clinique avec ces patients consiste d’abord à accepter d’apprendre du sujet la logique – et le bien-fondé – de sa stratégie de survie, à visée autothéra-peutique. Le travail thérapeutique s’effectuera sur mesure, sans demande du sujet et sans disqualification de ses stratégies de survie. À cet égard, la démarche de S. Fraiberg, qui a proposé les kitchen-therapy, lui paraît paradigmatique. Par ailleurs, la position clinique auprès des situations limites et extrêmes doit se fonder sur un partage d’affect (C. Parat), souvent un partage de la détresse et de l’impuissance, avec des sujets qui feront bien moins alliance avec le clinicien qu’ils ne le constitueront en « bourreau actuel » de leur souffrance : le clinicien est alors un témoin compassionnel. Il s’agit alors de survivre non seulement pour témoigner de la force du lien mais aussi pour partager ce que ces sujets ont enduré, qu’ils font vivre au clinicien rudement mis à l’épreuve au niveau des motifs qui le conduisent à proposer de l’aide. René Roussillon donne ensuite plusieurs exemples concrets d’invention de dispositifs cliniques, à l’appui des travaux de recherche effectués par des praticiens chercheurs, en lien avec son équipe dans le cadre du Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique de Lyon 2 : ces dispositifs très inventifs concernent par exemple le squiggle pâte à modeler avec une adolescente anorexique, l’accompagnement des mères souffrant de dépression post partum, le pack psychodrame avec un enfant hyper-violent ou encore les compagnons thérapeutiques avec des enfants autistes ou des jeunes enfants en crèche.
Une partie importante de l’ouvrage évoque avec précision le travail de symbolisation au cœur de la pratique. René Roussillon reprend ici ses travaux relatifs aux différents niveaux d’inscription psychique dans l’œuvre de Freud, à partir desquels il a avancé le concept désormais communément partagé de « symbolisation primaire », pour désigner les processus par lesquels la trace mnésique première est transformée en représentation-chose et « symbo-lisation secondaire », le processus par lequel la représentation « en chose » est transformée en représentation de mot, autrement dit traduite dans l’appareil à langage verbal. Il insiste sur la nécessité première de la présence de l’objet pour symboliser, contrairement aux auteurs qui font de l’absence de l’objet la condition de l’accès au symbo-lique. Il décrit notamment de façon très intéressante les formes et les enjeux de la symbolisation primaire, à l’appui de la théorisation des formes primaires de symbolisation proposées par les psychanalystes contemporains, notamment P. Aulagnier (picto-gramme) et D. Anzieu (signifiant formel). Il souligne que ces processus sont dérivés de la sensori-motricité, mais que la conceptualisation de ces proto-représentations reste solipsiste. Il propose donc trois hypothèses complémentaires, à l’appui des travaux ultérieurs à ces concep-tualisations, sur la première enfance : celle de la combinaison des signifiants formels et pictogrammes entre eux pour former de véritables scénarii, celle d’une participation de l’environ-nement à la « fabrique » des signifiants formels et picto-grammes, celle enfin d’un partage des processus de symbolisation primaire qui contribue à leur organisation en langage. Il s’avère impossible de rendre compte de tous les aspects novateurs de ce manuel qui s’achève par quatre chapitres sur Les besoins du moi, La fonction de l’objet (du clinicien) et le Medium Malléable, Le travail clinique et le jeu, Le dispositif praticien et le dispositif de recherche. Ils constituent des synthèses remarquables et vivantes des travaux de l’auteur sur ces questions, qu’il enrichit de nouvelles perspectives à l’occasion de la publication de ce Manuel. René Roussillon apporte notamment des perspectives novatrices aux enjeux thérapeu-tiques fondamentaux, sur la fonction Medium malléable de l’objet et l’utilisation des médiations. Il souligne l’impor-tance de la méta-symbolisation, c’est-à-dire de la symbolisation de l’expérience de symbolisation elle-même. L’auteur montre comment Descartes était déjà sur la piste de la notion de représentation de la représen-tation en rapprochant la réflexion de ce philosophe, à propos d’un morceau de cire, du Médium malléable. Il série les propriétés du Médium malléable et propose l’idée d’un environnement Médium malléable. Il décrit enfin l’importance de médiations « Médium malléable » dans la pratique clinique, et définit les caractéristiques et spécificités des espaces et dispositifs médiateurs.
Ce Manuel articule ainsi avec autant de rigueur que d’inventivité les fondamentaux de la théorie psychanalytique aux avancées des travaux de l’auteur, dont cet ouvrage constitue une synthèse écrite, dans un style qui ne manque jamais de souffle : on ne s’ennuie jamais avec René Roussillon, qui anime de façon très vivante les perspectives théorico-cliniques et renouvelle avec brio les topoï de la théorie psychanalytique, sans ne jamais céder aux facilités d’une quelconque « langue de bois », et sans hésiter à avancer hors des sentiers battus de la théorie et de la pratique psychanalytique. À ce titre, cet ouvrage est précieux pour tous les cliniciens confrontés aux nouveaux terrains de la rencontre analytique, avec des cliniques réputées difficiles, car il ne cesse de montrer la fécondité de la théorie analytique transposée et réinventée dans de nouveaux contextes et dispositifs. Comme Montaigne en son temps, l’auteur de ce Manuel de pratique clinique offre paradoxalement moins un prêt à penser didactique qu’un art de penser la psychanalyse « à sauts et gambades », et il invite à ce titre le lecteur clinicien non seulement à prendre en compte des repères indispensables pour éclairer sa pratique, mais aussi à déployer en toute liberté, à partir des impasses de la clinique, sa créativité propre.