Paroles d’homme

Paroles d'homme

Jacques André

Editions Gallimard, 2012

Bloc-notes

Paroles d’homme

Pourquoi devient-on psychanalyste ? » A cette question, Jacques André a une réponse qui complexifie singulièrement la questions du genre : pour « découvrir sa part d’homosexualité   féminine » ! Le cabinet du psychanalyste serait le lieu ultime où un homme peut « se retrouver dans la peau d’une femme à l’intérieur d’une relation entre femmes », et ainsi surprendre les secrets du hammam, du harem, du gynécée. Qu’est-ce que les femmes se disent entre elles ? Voilà en tout cas une question d’homme ! En donnant la parole aux hommes, l’ouvrage de Jacques André atteste que la parole est sexuée, que les hommes ne disent pas la même chose que les femmes, mais il met également en évidence une spécificité de la parole masculine pas aussi audible que le primat phallique le laisserait croire de prime abord. En écho, ou plutôt en contrepoint de la question freudienne « Que veut la femme ? », question que Jacques André a longtemps fait sienne et qui l’a mené jusqu’Aux origines  féminines de la sexualité (J. André,  PUF, 1995, Quadrige, 2004), la question « Que dit un homme ? » fonde un livre qui fait clairement le choix de faire entendre une pluralité de Paroles d’hommes plutôt que de dessiner les contours d’un universel masculin aussi attrayant qu’illusoire. 

Qu’est-ce qui fait un homme ? Ou plutôt, qu’est-ce qui défait un homme ? La mort de sa mère, par exemple. « Le monde me paraît moins sûr » dit Pierre, surpris de se trouver ainsi déboussolé : « La mort de sa mère le laissait vide, dans le vide plutôt ». Quelle mère est perdue pour Pierre ? Pas tant la mère séductrice dont Freud a tracé le portrait que la mère « toujours-là » de Winnicott. Le « certissime » qui se perd à sa mort est celui qui, par la régularité et la réitération de ses soins, inscrit l’immuable de ce que Pierre appelle  « le monde ». Or, c’est finalement cette mère-là, celle qui garantit, par l’intangible de sa présence, que demain répètera hier et que toujours à l’hiver succédera le printemps, dont Pierre peine à faire le deuil : « La mort de cette mère-là n’a pas lieu d’être ». De façon aussi mystérieuse que séduisante, le vertige de Pierre plane sur le livre tout entier, lui conférant une inquiétude propice à la découverte de l’inattendu sur un sujet – les hommes – qui n’a pas, en psychanalyse tout du moins, le privilège d’être l’énigmatique continent noir. 

De quoi parlent les hommes en analyse ? Des femmes. Non seulement de celle qui, pour chacun d’entre eux, fut la première d’entre toutes, la mère, mais aussi de celles qui partagent leur vie. L’un des mérites de Paroles d’hommes est de donner à voir les effets majeurs et parfois dévastateurs du lien matriciel qui unit l’une aux autres, et, ce faisant, de redonner à certaines assertions freudiennes, éventées à force d’être rebattues, leur parfum de scandale : « Freud n’est pas loin d’accorder à la tendresse le toucher brûlant des préliminaires : la mère « caresse, embrasse, berce » son enfant… jusque-là ça va, mais la fin de la phrase est abrupte : ce faisant, « elle le prend tout à fait clairement comme substitut d’un objet sexuel à part entière ». Cette tendresse-là est le masque de la passion, et, quand les amants savent jouer, ils en retrouvent avec délice les tracés ». Emmanuel, à l’inverse des amants heureux de retrouver la passion dans la tendresse, établit une ligne de clivage stricte entre son épouse respectable et ses maîtresses délurées, afin justement de pouvoir continuer d’ignorer que mère de tendresse et mère de passion n’en font qu’une. Pour lui, comme pour bien d’autres hommes, Jacques André constate que c’est au fond la tendresse qui est la plus dangereuse : « ce que la mère a confondu, l’homme-enfant le sépare, le divise… pour mieux régner, c’est-à-dire pour bander ».  

Qu’est-ce qui excite un homme ? Les courbes féminines, au point que, parfois, LA femme se réduit singulièrement, jusqu’à être métonymiquement incarnée par ses attributs : « J’ai quand même vécu trois ans avec ces seins-là… », s’écrie James. Avec fierté sans doute, mais aussi, constate son analyste, avec la légère angoisse de celui que le culte du Phallus risque de plonger dans un solipsisme douloureux. Car le Phallus est un « fétiche », un « emblème », au point qu’« il faudrait toujours écrire ce mot avec une majuscule, celle de l’érection permanente », là où le pénis est « une grandeur constante, inégalement répartie », un sexe, un « relatif, dont la main, la bouche, l’anus, le vagin sont les corrélats, les sexes autres les plus sollicités ». Et même si Jacques André rappelle que « de toutes les antiennes, la plus répétitive est sans doute celle que dicte à l’homme un fétichisme générique », son livre restitue à l’angoisse de castration un tranchant que seul l’humour permet d’esquiver. Comme le dit Louis : « Les femmes font sans pénis… nous on pourrait pas ». 

Qu’est-ce qu’un homme hait le plus ? Un autre homme, sans doute, mais son analyste, sans aucun doute. De  « Vous êtes un con ! » à « Allez vous faire foutre ! », la haine circule entre divan et fauteuil, surgissant à brûle-pourpoint à l’annonce d’une annulation de séance : « « Je t’aime un peu, beaucoup, passionnément… », l’amour se décline, il admet les nuances. Rien d’équivalent du côté de la haine, « haïr un peu » est grammaticalement 
correct, sémantiquement vide. Par contre, « haïr passionnément »  n’est pas loin d’énoncer un pléonasme ». Au-delà d’un sens évident de la formule, qui donne à l’énoncé le plus complexe le brillant de l’évidence, Jacques André développe sur la haine des propositions fort convaincantes, notamment concernant son lien au narcissisme et son caractère territorial : « La haine commence là où le moi finit ». Sans doute n’y a-t-il en effet de haine que là où la frontière se trouble entre le moi et l’autre, là où l’effraction menace le sentiment d’identité. Cette haine-là est-elle exclusivement masculine ? Rien n’est moins sûr. Elle est en tout cas humaine, trop humaine, et ne peut en aucun cas être assimilée à l’agressivité animale : « Entre l’agressivité et la haine, il y a moins une continuité qu’une rupture, celle que le narcissisme, l’investissement libidinal de moi introduit. Amour de soi et haine de l’autre sont deux faces d’une même médaille ». 

Qu’est-ce qui fait d’un homme un père ? Pierre, un jeune homme devenu père trop tôt, la tête plongée dans l’agrégation de philosophie, ne sait pas comment parler à sa fille : « Plutôt que de dialoguer Le Sophiste, il aurait mieux fait de lui raconter Le petit chaperon rouge … Sur sa table de travail, de Platon à Nietzsche, s’étalaient deux mille ans de philosophie. Et, dans tout cela, pas un mot sur l’art d’être père ». Et qu’est-ce qui fait d’un homme un psychanalyste ? « Le psychanalyste est un infans qui espère que ses patients lui apprendront des dialectes inconnus » répond Jacques André. L’inconnu : voilà sans aucun doute un mot central chez un analyste qui a le rabâchage en horreur. Au cœur de Paroles d’hommes règne une esthétique qui est au fond une éthique. Cette esthétique refuse le point de vue surplombant, la somme totalisante, la certitude moralisante. Il y a chez Jacques André du Saint-Simon, La Bruyère, du scalpel XVIIème siècle à même d’inciser l’abcès assertif et discursif qui menace tous les écrits, et surtout ceux qui prétendent s’en être résolument dégagés. La  « pensée de derrière », chère à Pascal, lui vient toujours en tête, pensée qui dérange les ordonnancements les plus massifs et les certitudes les plus établies, pensée qui devrait accompagner tous ceux qui choisissent de penser avec l’inconscient plutôt que sans et contre lui : « On attendrait d’une théorie analytique qu’elle ouvre sur l’inconnu de l’inconscient, celle-ci épouse à l’inverse le mouvement du refoulement ». Chez Jacques André règne le fragment, la brièveté d’un inaccompli qui donne à penser et à rêver, dans une forme qui épouse celle de la sexualité infantile et qui choisit « la plasticité, la polymorphie, la temporalité longue de l’érotisme contre le raccourci de la décharge, le plaisir poursuivi comme une finalité sans fin, quelque chose de la pulsion qui s’oppose à la pleine satisfaction, quand la vie du désir importe plus que son accomplissement ». C’est l’imprévu, non pas seulement en séance (J. André, L’imprévu en séance, Paris, Gallimard, 2004.), mais comme credo, voire comme dogme, en tout cas comme discipline.  

Paroles d’hommes : le pluriel est donc ici de mise. Dans le souci de rendre justice à la singularité, voire à l’unicité de chaque homme, Jacques André s’interdit toute vue anthropologisante. Ce que dit Simon de sa volonté de garder son secret pour lui, Melchior ne pourrait jamais le dire, au point qu’il se pourrait que la construction d’une intimité soit l’un des enjeux de son analyse. Quoi de commun entre Manuel qui dépense sans compter pour se sentir exister, et Emmanuel qui se partage entre sa femme et ses maîtresses ? Rien. Pas si sûr. En tout cas, si un territoire commun se dessine, d’un chapitre à l’autre, d’un homme à l’autre, il revient au lecteur deParoles d’hommes d’en tracer les frontières. Signe des temps, l’homme « andrésien » me semble pour ma part être un homme essentiellement fragile, un homme rendu vulnérable par un phallus dont la possession angoissée n’est plus compensée par une domination incontestée et incontestable. Mais c’est une femme qui le dit !