Introduction
Le modèle d’une troisième topique (ou topique du clivage) est venue de la confrontation à des problèmes cliniques rencontrés en psychosomatique, que la théorie de Fain et Marty ne permettait pas d’expliquer. D’abord le problème soulevé par les décompensations somatiques se conjuguant avec une décompensation délirante ou survenant sur une personnalité indiscutablement psychotique. Ensuite le problème soulevé par les décompensations somatiques survenant chez des patients dotés d’une organisation psychonévrotique possédant d’indéniables qualités à la fois de souplesse et de stabilité. L’investigation a conduit à la conclusion que, contrairement à ce que stipulait la théorie et la classification psychosomatiques, n’importe quel sujet pourrait être victime d’une décompensation somatique, y compris cataclysmique. La vulnérabilité à la décompensation somatique existerait chez tout le monde, sans exception.
L’analyse des cas en controverse, commencée en 1978 à l’IPSO, a conduit à une modélisation de la troisième topique en 1986 (Le corps entre biologie et psychanalyse, Payot). Elle stipule que la “santé” physique et mentale ne repose pas essentiellement sur l’organisation névrotique de la personnalité, comme le proposent Marty et Fain, mais sur la stabilité d’un clivage (la troisième topique est une topique du clivage) qui se prolonge jusque dans l’inconscient, entre deux secteurs : un secteur où l’inconscient est sexuel et refoulé, appelé encore inconscient dynamique, et un secteur dont la formation passe par un processus bien différent du refoulement, appelé inconscient “primaire” en 1986, renommé inconscient “amential” en 2001 et dénommé inconscient “enclavé” par Laplanche (2007, a).
Cette troisième topique élaborée à partir de la controverse en psychosomatique, embrasse toutefois un champ plus vaste qui pourrait concerner la psychopathologie générale.
L’inconscient “amential”
Alors que l’inconscient sexuel refoulé se fait connaître au moi par les retours du refoulé (lapsus, acte manqué, souvenir de couverture, fantasme, rêve, symptôme psychonévrotique) l’inconscient “amential” quant à lui est habituellement maintenu en respect par une chape solidement constituée de pensées d’emprunt, non personnalisées, données de l’extérieur par le sens commun et l’imaginaire social, déposées dans le système conscient. L’inconscient amential ne se manifeste pas par des retours plus ou moins tempérés (comme le sont de l’autre côté du clivage les retours du refoulé sexuel qui font subir à la raison des faux pas ou des dérives irrationnelles). Lorsqu’il se fait connaître, l’inconscient amential provoque d’abord et avant tout une rupture de continuité du moi (que certains auteurs caractérisent comme des crises d’identité), sous la forme cardinale de la perte de contact avec son propre corps. L’inconscient amential ne fait irruption que s’il y a une déstabilisation du clivage. Cette dernière se manifeste par une angoisse typique, sous la forme d’une sensation de glissement atroce dans un gouffre sans fond, avec l’impression que le sol se dérobe, cependant que le corps devient froid et se désubstantialise (angoisse de décrocher, Dejours, 2006).
Si ce mouvement ne s’interrompt pas, il projette le sujet dans l’expérience du chaos psychique, ou encore de la destructuration “amentiale” du moi (au sens qu’a le terme d’amentia chez Meynert, c’est-à-dire d’une confusion mentale où toute possibilité de liaison psychique a disparu (Lévy-Friesacher 1983)). Cette dernière s’accompagne en général de désordres dans les régulations physiologiques : instabilité tensionnelle, tachycardie paroxystique, troubles digestifs et métaboliques, désynchronisation des rythmes endocriniens, etc.
La “solution somatique”
Devant l’imminence d’une déstabilisation du clivage, c’est-à-dire d’une crise, certains patients trouvent une “issue somatique”, qui permet d’enrayer la déstructuration du moi. A la place d’une perte de contact avec le corps survient alors une décompensation somatique. Cette dernière fonctionne ici comme une “solution” conservatrice pour le moi et la topique, pendant que le corps subit de son côté des détériorations.
Les autres “solutions”
Dans certaines conditions, la décompensation somatique est remplacée par une décompensation délirante qui est aussi une tentative de solution, un effort pour lier ce qui a tendance à se disloquer (Freud parle à ce propos de “dédommagement” en 1924) sous l’effet de la déstabilisation du clivage et de l’irruption amentiale. Cette forme de décompensation semble cliniquement s’opposer à la décompensation somatique. On peut pourtant l’analyser aussi comme une décompensation somatique, dont la spécificité toutefois, serait d’avoir le cerveau pour siège et non les viscères et organes périphériques, comme dans la psychosomatique ordinaire. C’est pour cette raison que délire et somatisation ou, mieux, décompensation psychotique et décompensation somatique ne s’opposent pas mais peuvent parfois se conjuguer, se succéder, ou alterner.
Inconscient amential et pulsion de mort
Les irruptions de l’inconscient amential qui correspondent à des moments de déstabilisation du clivage, se traduisent donc soit par la perte du contact avec le corps, la dislocation confusionnelle du moi, soit par des solutions -somatique ou psychotique- (voire par la “solution” du passage à l’acte compulsif pouvant aller jusqu’à la fureur). Mais dans tous les cas la santé physique, mentale ou physique et mentale à la fois est remise en cause. C’est en cela que l’inconscient amential constitue un potentiel de “pulsion de mort” au sens freudien du terme (même si le terme de “pulsion” est ici assez ambigu), qui menace toujours à terme la pérennité de l’individu.
Origine de l’inconscient amential
A l’origine de l’inconscient amential, avait déjà été identifié en 1986 le rôle décisif de la violence de l’adulte contre l’enfant. Depuis lors, cette violence venant de l’adulte a été resituée dans le cadre général de la théorie sexuelle et de la métapsychologie, grâce à la théorie de la séduction généralisée de Jean Laplanche. Il est possible d’en donner une formulation systématisée articulée au concept de situation anthropologique fondamentale (Laplanche, 2007 b) et à la théorie traductive de l’inconscient, et de rendre compte de l’universalité du clivage entre les deux inconscients et d’une vulnérabilité à la maladie somatique tapie dans tout individu, sans exception.
Si au principe de la communication entre l’enfant et l’adulte on reconnaît la place de la traduction par l’enfant des messages énigmatiques qui lui sont adressés par l’adulte, on admettra avec J. Laplanche que les résidus non traduits sont à l’origine de la formation de l’inconscient sexuel refoulé, chez l’enfant (Laplanche, 1987). Seulement, lorsque ce qui compromet le message de l’adulte passe par la violence exercée sur le corps de l’enfant (violence physique ou viol sexuel) ce dernier, alors surchargé par l’excitation, n’est plus en état de penser, ni de traduire, ce qui se produit en lui. Il est en état de traumatisme au sens propre du terme, situation qui évoque ce que Ferenczi décrit dans son fameux texte sur la confusion des langues (Ferenczi, 1937).
Faute de traduction il ne peut y avoir place ici pour le refoulement stricto sensu. A la place de l’inconscient sexuel se forme, ici, du non-refoulé (au lieu de refoulement on parle alors de “proscription”): “l’inconscient amential”.
Troisième topique et corps érotique
D’autres analyses plus spécifiquement centrées sur l’implication des corps dans la communication originaire entre l’enfant et l’adulte, montreraient que la formation de “l’inconscient amential” est la réplique au niveau topique des parésies du corps, c’est-à-dire des traces laissées par certains jeux du corps qui ont été frappés de proscription par la violence de l’adulte et grèvent d’autant la formation du corps érogène de l’enfant. Les amputations du corps érotique formeraient une zone de vulnérabilité à la décompensation somatique latente chez tout individu, celle-là même dont il était question dans les controverses en psychosomatique à la fin des années 70. Quant aux parésies du corps, elles seraient repérables en clinique sous la forme d’impossibilités sectorisées d’engager le corps dans certains “agirs expressifs” (mimique, gestique, psychomotricité, rigidités du corps, insensibilités localisées) qui sont convoqués aussi bien dans les jeux de la séduction ordinaire que dans la vie érotique. En se laissant entraîner par l’autre dans un jeu impliquant des agirs expressifs frappés de proscription, le sujet risquerait d’être projeté dans l’expérience du corps qui se dérobe, dans cette angoisse qui annonce la décompensation, et lorsque la “solution somatique” se déclencherait, alors elle viendrait frapper le corps, préférentiellement, dans les zones estampillées par les parésies dont il était question précédemment. Ainsi la troisième topique permet-elle de rouvrir la question tant controversée du “choix de l’organe” dans les processus de décompensation somatique.
Bibliographie
Dejours, C. (2006), “Le rêve : révélateur ou architecte de l’inconscient ?”, Psychiatrie Française, 37, 7-28
Dejours, C. (2001), Le corps, d’abord, Payot, Paris.
Ferenczi, S. (1932), “Sprachverwirrung zwischen den Erwachsenen und dem Kind”. Trad française : “Confusion de langue entre les adultes et l’enfant”, La Psychanalyse, 6, 1961 et Oeuvres complètes de Ferenczi, Tome IV, Payot.
Freud S. (1924) : « Der realitätsverlust bei Neurose und Psychose ». trad. Fr. La perte de la réalité dans la névrose et la psychose, Oeuvres complètes françaises, Presses Universitaires de France. Tome XVII, p 34-41
Laplanche J. (1987) : “Fondements : vers la théorie de la séduction généralisée” in Nouveaux fondements pour la psychanalyse, pp 89-148, Puf, Paris.
Laplanche J. (2007 a) : “Trois acceptions du mot “inconscient” dans le cadre de la théorie de la séduction généralisée”, in Sexual : la sexualité élargie au sens freudien, 2000-2006, Paris, Puf., p 195-214 ; “Les Trois Essais et la théorie de la séduction”, in Sexual : la sexualité élargie au sens freudien, 2000-2006, p 241-256
Laplanche J. (2007 b) “A partir de la situation anthropologique fondamentale”, in Sexual : la sexualité élargie au sens freudien, 2000-2006, Paris, Puf., p 95-108.
Lévy-Friesacher C. (1983), Meynert-Freud : L’amentia, Paris, Puf.