Robert Walser le musardeur : voyage dans l’environnement
Dossier

Robert Walser le musardeur : voyage dans l’environnement

Robert Walser fut un homme du déplacement, tantôt en train, pour ses voyages en Suisse ou en Allemagne, tantôt à pied, pour aller d’un point à un autre ou pour une promenade, une boucle dans le paysage. Dans cet article, nous allons suivre Robert Walser, le marcheur-écrivain ou l’écrivain-marcheur. Depuis l’antiquité grecque et les péripatéticiens, marche et pensée sont liés : ainsi des multiples formes de pèlerinages de l’antiquité à nos jours, ainsi de Rousseau, des rêveries du promeneur solitaire, des voyages européens et initiatiques des romantiques, des jeunes adultes d’aujourd’hui et de leurs périples mondiaux. Dans tous ces cas, à plus ou moins grande échelle, l’environnement géographique se fait lieu de circulation, de mise à l’épreuve, de projection… d’un mouvement ou d’un questionnement interne. Chacun de ces voyages est tout à la fois découverte du monde et voyage en soi, en soi-même comme un autre, voyage de l’ici de soi dans l’ailleurs du monde, manière de s’approcher aux confins.

En préparant ce texte, je me suis d’abord interrogé sur le terme pour qualifier le marcheur, voyageur, arpenteur que fut R. Walser. J’ai finalement retenu « musardeur » car ce terme condense la dimension de la marche, une marche qui prend son temps, ne se précipite pas, et celle de l’écriture à travers la recherche de la muse qui, pour les grecs, se tenait dans la nature. Les promenades de R. Walser sont, elles, tantôt urbaines (dans des petites villes comme dans des grandes, telles Berlin où il vécut un temps proche d’un de ses frères) tantôt rurales, campagnardes. Dans cette perspective, R. Walser s’inscrit dans la tradition romantique du voyage dans la nature : le Wanderer des poèmes de F. von Schlegel ou d’Y. von Lübeck mis en musique par F. Schubert mais aussi de F. Novalis et de son cheminement mystique, épiphanique (La fleur bleue).

La promenade est une constante de la vie et de l’œuvre de R. Walser, de celle des personnages qui sont ses doubles d’écriture dans ses trois grands romans de formation : Les enfants Tanner (1906), Le commis (1907) et L’institut Benjaminta (1908), mais aussi de celle du narrateur des milliers de chroniques qu’il écrivit et publia tout un temps dans la presse, sans oublier celles rapportées par R. Seeling qui le visita durant les dernières années de sa vie et en rendit compte dans Promenades avec Robert Walser.

Robert Walser, qui êtes-vous ?

R. Walser se décrit ainsi, à la troisième personne, dans une notice biographique écrite en 19201 à la demande de son éditeur : « Walser est né le 15 avril 1878, à Brienne, dans le canton de Berne. Avant-dernier d’une famille de huit enfants, il fréquenta l’école jusqu’à l’âge de quatorze ans et se prépara à la profession d’employé de banque. A dix-sept ans, il quitta sa famille, s’installa à Bâle, où il fut employé chez Von Speyr et Cie, puis à Stuttgart, où il trouva une place dans une maison d’édition allemande, L’Union. Au bout d’un an il partit pour Zurich, en passant par Tübingen, Hechingen, Schaffhouse, etc… Employé tantôt dans une banque, tantôt dans une compagnie d’assurances, il résida tant à Aussershil que sur les hauteurs de Zurich, et se mit à écrire des poèmes. Notons que ce n’est pas là une activité accessoire, mais que, pour pouvoir s’y consacrer, il quittait chaque fois son emploi, étant évidemment convaincu que l’art est quelque chose de grand. De fait, écrire des poèmes était pour lui un acte presque sacré. D’aucun, peut-être, trouveront cela excessif. Quand il avait mangé ses économies, il cherchait une nouvelle place à sa convenance (…). A cette époque, il se rendit en Allemagne, avec fort peu d’argent en poche, et certains prétendent qu’il se serait placé chez un comte, comme domestique. Quoi qu’il en soit, il est sûr qu’il a été secrétaire de la Sécession berlinoise2, pas longtemps, il est vrai, car il se rendit compte qu’il était mieux fait pour écrire et vivre des romans (…). ». « Ecrire et vivre des romans », la formule a sa part d’énigme, comme si la vie était dans les romans, manière peut-être de lui donner forme, de la transformer en une narration possible. Cet aspect renvoie à un axe que je développerai dans un autre travail : le passage de R. Walser par le roman puis son abandon pour des formes courtes.

Ce même homme est mort en 1956. Après la publication, en 1906, 1907 et 1908, de ses trois romans3 (très fortement autobiographiques et écrits chacun en quelques semaines), il n’écrivit et ne publia plus que des petites proses. En proie à des hallucinations et à l’alcool, il se sentit par moment si menacé qu’il fut menaçant pour sa sœur qui prenait soin de lui et pour quelques autres. C’est elle qui, après un accès de violence et plusieurs tentatives de suicide, le convainquit de se faire hospitaliser en psychiatrie, à Waldau puis à Herison : il y passa, de manière volontaire, le reste de ses jours. Sans doute y trouva-t-il un abri, un lieu où tout à la fois s’effacer du monde et suffisamment se rassembler dans une existence régulière, voire chronique. Ceci éclaire autrement la vie qu’il mena antérieurement, lui qui circula beaucoup, souvent à pied, en Suisse, en Autriche, en Allemagne, ce qui lui permit de faire l’expérience physique et sensorielle du monde. On crut longtemps qu’il cessa d’écrire dès lors qu’il fut hospitalisé ; en fait il continua d’écrire les premières années ce que l’on appelle ses « microgrammes », c’est-à-dire ses écritures minuscules : textes sur des papiers de rebut, écrits en caractères minuscules, quasi illisibles, au crayon à papier. Si R. Walser circula et marcha beaucoup au temps de sa jeunesse, il continua ses promenades quotidiennes durant tout son internement ainsi que le rapporte C. Seelig dans son beau témoignage. Ce fut au cours de l’une d’elles, seul, que R. Walser trouva la mort (crise cardiaque) : on le retrouva mort dans la neige. Or, il avait décrit la découverte du corps mort d’un poète dans la neige dès 1906 dans Les enfants Tanner puis repris régulièrement cette scène et ses variations dans ses brefs écrits autour des figures de la promenade, du Retour dans la neige, de la variation des saisons et des lumières qui ont une importance particulière dans son œuvre.

Arrêtons-nous rapidement sur la scène de la découverte d’un mort dans la neige dans Les enfants Tanner : Simon, lors d’un de ses voyages à pied, trouve dans la neige le corps mort de Sébastian, un poète qu’il juge trop idéaliste, figure double de lui-même. Il lui fait une sorte de sépulture naturelle en le recouvrant de branchages. Cette scène, forte de ce qu’elle condense dans le roman, appelle deux commentaires, outre celui de la troublante préfiguration de la mort de l’auteur :

– D’une part la mort dans la neige de ce poète perdu, seul, égaré (qui avait trouvé un substitut maternel dans la sœur de Simon, comme R. Walser dans sa propre sœur), convoque la figure de la nature comme mère froide. Le poète couché dans la neige semble y avoir retrouvé la mère qui l’engloutit dans sa propre mort, psychique et physique. Ceci ouvre la piste de la question du deuil mélancolique chez R. Walser.

– D’autre part la figure de l’effacement est redoublée. Simon est frappé par l’absence de traces de pas dans la neige. Certes, il rationnalise : « On pouvait donc supposer qu’il était là depuis longtemps » (p.135). Mais écrivant ainsi, R. Walser renforce l’image d’un homme qui ne laisse pas de trace dans le monde (sinon peut-être, et encore, celles de son écriture). Après sa macabre découverte, Simon recouvre Sébastian de branchage, le faisant ainsi disparaître, effaçant dès lors jusqu’à la présence du corps. Sébastian est donc doublement effacé : par la neige puis par les branchages. Ceci ne figure-t-il pas qu’au fond il n’a jamais vraiment existé pour autrui et de ce fait pour lui-même ? Simon conclut : « Il suffisait de le voir pour se dire qu’il n’était pas de taille à affronter les froides exigences de la vie. » Les froides exigences de la vie sont celles rencontrées dans le regard tantôt froid, tantôt brûlant de colère hostile de la mère de R. Walser. Cet environnement précoce, hostile, mortifère, devient le tombeau de l’adulte en souffrance.

En marchant, en écrivant : la promenade

La promenade peut être lue, à travers le rapport à l’environnement, comme le condensé du rapport au monde de R. Walser, et, conjointement, de sa dynamique créatrice. En effet ce récit est la narration d’une multitude de rencontres : avec des humains, avec des animaux, avec des lieux, des paysages, des choses. Si certaines donnent lieu à une description circonstanciée ou à un petit récit dans le récit, d’autres se résument à une ligne, voire à une nomination. Mais sur le fond, l’objet semble moins rencontré dans son altérité que comme support projectif du monde, qui ne parvient pas à demeurer interne, voire à se construire durablement comme tel, de l’auteur. Ce monde a régulièrement besoin de la rencontre avec un extérieur dont la réalité propre cède le pas à des mouvements qui alternent l’extrême idéalisation et son envers, l’attaque haineuse. Mais, dans un temps différé, ce mouvement a aussi besoin de sa reprise dans et par l’écriture, une écriture parfois elle-même déroutante pour le lecteur. Cette multitude de rencontre et sa narration va maintenant être reprise selon deux axes : celui du discontinu de l’expérience et de la tentative de créer une continuité dans une tension entre narration et accumulation et, celui du scénario répétitif, qui peine à se construire en fantasme, des rencontres au cours de la promenade.

Narration, accumulation, épiphanie

Sur le premier axe, il ressort que l’expérience de la marche, de la promenade, fait l’objet de très peu de notations de la part de R. Walser, sinon dans des mouvements d’élation, dans des moments que je qualifierai d’épiphanie, pour reprendre le terme de J. Joyce. Durant ces promenades, peu de notes sur le ressenti musculaire mais des notes sur le vu, l’entendu, le senti, c’est-à-dire le sensoriel tourné vers le dehors. Physiquement, sur le plan moteur, par l’enchaînement des pas, la marche crée une manière de continuité en mouvement. Cette continuité est redoublée de celle de l’écriture à deux niveaux :

  • au niveau physique de ce que M. Enriquez nomme l’écriture représentative. Dans l’écriture représentative, ce qui compte n’est pas le sens de ce qui est écrit mais l’acte même d’écrire, manière de liaison sur le plan psychomoteur et sur celui de la trace, même minimale, laissée sur le papier (ce qui serait à approfondir à la lumière des micrographies de R. Walser).
  • au niveau de la narration, de la mise en récit, même minimale.

C’est là un point essentiel du rapport au monde de R. Walser, tant sur le plan perceptivo-moteur (durant la marche) que sur le plan moteur-représentatif (durant l’écriture). Le choix des formes brèves (hormis dans les trois romans autobiographiques), de « petits » textes juxtaposés et non liés, permet d’avancer l’hypothèse que la personnalité de R. Walser est, à l’image de ces textes, organisée en archipel (M. de M’Uzan 1968, 1973), archipel dont il tente de rassembler les ilots dans et par des promenades-écritures ou promenades d’écriture. Anticipant ce que je développerai plus loin, je propose que :

  • cette organisation en archipel témoigne moins d’une difficulté de synthèse du moi que d’un mouvement défensif vis-à-vis du vécu de danger à mettre en lien différentes parties du moi (ce serait à rapprocher des attaques contre le lien conceptualisé par W. Bion).
  • les différentes îles et ilots de cet archipel témoignent des différents états de l’objet maternel (absence, haine…) lors de sa rencontre avec R. Walser enfant. La non-synthèse du moi va de pair avec la non-synthèse de l’objet : le moi en archipel répond à un objet en fragments, un objet qui n’aurait pas intégré la position dépressive, un objet qui se présente de différentes manières et demeure ainsi largement imprévisible.

Le processus de rassemblement tend vers la liaison narrative, une liaison toujours précaire qui est souvent plutôt de l’ordre, plus élémentaire, de la collection. Cependant il y a aussi, par rapport à ce processus d’unification (fonction de synthèse du moi, dirait S. Freud, 1938), une toute autre dynamique de la liaison à l’œuvre dans les petites proses comme dans les récits plus longs tels que La promenade, l’épiphanie, qui est de l’ordre de ce que J. Lacan propose de nommer « jouissance ». En ce sens, La promenade peut se lire comme une succession d’épiphanies ou, plus précisément, comme une succession d’épiphanies et de déceptions épiphaniques répétées, à quelques variations près, à chaque rencontre ou presque, fors en effet celles que le promeneur-narrateur conserve en lui comme rencontre idéalisée d’un objet qui demeure inaccessible.

L’épiphanie procède d’un ébahissement, d’un éblouissement, de l’expérience d’une forme de perfection, comme si l’objet rencontré était exactement l’objet inconsciemment cherché, ce qui fait qu’en ce sens toute promenade (physique et d’écriture) de R. Walser peut être pensée comme une quête : quête de la sensation forte de la rencontre avec un objet parfait. Que cette rencontre épiphanique ait lieu et elle laisse bientôt place à une déception profonde, répétition de la non rencontre avec une mère accaparée par sa propre détresse qui se manifeste soit dans la dépression, soit dans la violence : une déception si profonde que le récit La promenade se termine ainsi :

« Ai-je cueilli des fleurs pour les déposer sur mon malheur ? » me demandai-je, et le bouquet tomba de ma main. Je m’étais levé pour rentrer chez moi, car il était tard déjà et tout était sombre (p.116).

Comme ce paragraphe fait suite à la rencontre avec une jeune fille idéalisée qui dit « non » au narrateur sans qu’il lutte pour la retenir, ressort nettement la proximité, dans l’épiphanie, de l’idéalisation et de la mort, répétant l’histoire de la rencontre, non seulement ratée mais surtout destructrice avec l’objet maternel : l’objet émerveillant ne parvient pas à occulter la force destructrice du visage maternel, visage tantôt absent, tantôt souriant, tantôt absorbé en lui-même, tantôt haineux (R. Walser évoque clairement la violence maternelle, les coups, les nuits passées sur la paillasson de la maison…). Ce dernier point est à l’articulation du scénario répétitif de La promenade, scénario non seulement d’une rencontre ratée mais surtout d’une rencontre qui fait rejaillir la haine tantôt sous la forme masochique d’une autopunition (il y a là, au mieux, quelques jouissances perverses), tantôt sous celle de la persécution par une figure surmoïque archaïque que l’on retrouve dans la vie de R. Walser, en particulier à l’égard des figures protectrices telle sa propre sœur qui le recueillit et l’hébergea plusieurs mois avant l’hospitalisation à la demande de celle-ci après qu’il l’eut violemment agressée car il se sentait persécuté par elle.

Répétition de la déception

Le second scénario évoqué plus haut renvoie à la dimension répétitive et déceptive de la rencontre. Dans la logique de ce qui précède, La promenade est, dans le redoublement avec changement de registre, la mise en acte et en écriture d’une appétence compulsive à la rencontre, à la recherche d’un éblouissement définitif (épiphanie, jouissance avec ce que cela comporte d’aspiration au zéro, donc à la mort) qui ne tient jamais ses promesses, c’est-à-dire se retourne dès lors que paraît la part d’abord exclue qui est la répétition traumatique de l’absence ou de la haine de la mère tantôt affligée, tantôt violente.

Avec quelques variantes, le scénario de la rencontre est celui qui suit et que l’on trouve de manière quasi-paradigmatique dans la rencontre avec le libraire au début de l’ouvrage (p.13-16), rencontre sur laquelle s’étayera notre propos :

  • éventuellement recherche de l’objet (parfois celui-ci surgit à l’improviste, hors attente) : le narrateur entre dans « une somptueuse librairie » et demande « ce qui existe de plus fortement dense, de plus sérieux et du même coup, naturellement, ce qui est le plus lu, le plus promptement reconnu et acheté. »
  • la rencontre avec l’objet idéalisé : le libraire propose un livre qui, d’après lui, correspond en tout point à ce qui est demandé.
  • la déception : comme tout le monde lit ce livre, le narrateur n’en veut pas, comme s’il cherchait l’exclusivité, comme si lui (membre d’une fratrie nombreuse) ne voulait l’objet que pour lui, à lui seul disponible. Dans d’autres situations, après l’avoir idéalisé, le narrateur perçoit à l’objet un défaut, défaut qui entraîne l’effondrement de l’investissement (hautement idéalisé) de cet objet.
  • la persécution : « Espèce d’ignorant et d’inculte » lance le libraire au narrateur après que celui-ci eut critiqué la proposition d’un livre que tout le monde lit. Ainsi l’idéalisation est suivie d’une attaque (par le narrateur) d’une persécution.
  • in fine le narrateur bat en retraite, honteux.

Nous pouvons aussi penser à la scène terrible où une dame a invité le narrateur à manger. Ce repas (lui qui est pauvre et ne mange pas toujours bien, à sa faim) est le point de tension de la matinée du musardeur : la dame lui a fait un bon repas qui vire petit à petit au cauchemar, celle-ci le forçant à manger bien qu’il refuse, soit écœuré… Il y a là quelque chose d’un conte, d’une ogresse à l’envers, du retournement sadique d’une figure d’abord nourricière et bienveillante en un monstre gaveur. Cette scène se termine sur l’aveu, par la dame, que c’était de l’humour. Je n’en suis pas si sûr, tant l’auteur fait vivre avec force cette variante du sadisme oral qui consiste à gaver l’autre dans un retournement haineux de la mère nourricière, à moins qu’il ne s’agisse de l’exagération de cette imago.

L’environnement, sous différentes formes, lieu de la répétition de la relation archaïque à la mère, ne tient pas ses promesses. Pire, malgré la répétitivité du scénario qui le rend prévisible, il ne l’est pas pour le narrateur qui manifeste à chaque fois une déception à la hauteur de son attente, soit sur le mode d’être persécuté par l’objet (ce qui protège de la dépression liée à la déception) ; soit sur le mode de la honte, comme dans la rencontre avec le tailleur (p.70-71) : le narrateur le provoque, le tailleur l’humilie, le narrateur bat en retraite, honteux ; soit, enfin, sur le mode de l’agressivité contre l’objet qui se manifeste finalement dans le mépris envers celui-ci.

Fin de promenade

Pour conclure, nous nous arrêtons sur trois aspects. Le premier concerne l’étayage vital de R. Walser sur la promenade et sur l’écriture dans leur intrication. La promenade écrite peut être pensée comme une métaphore (dans l’écriture) de la pulsion entre source (dans le corps), but (la satisfaction ou pour le moins la diminution de la tension, voire son épuisement : ainsi de la mort dans la neige, figure récurrente dans l’œuvre de R. Walser), objet (la rencontre plus que ce, celui, celle qui est rencontré et qui semble infiniment interchangeable) et trajet (le parcours). Mais la promenade est aussi en lien avec la pulsion et le vécu archaïque d’un risque d’épuisement, d’extinction de la pulsion. La répétitivité de la promenade dit la relance pulsionnelle dans un sens que nous allons approfondir, dès lors qu’elle est pour le narrateur relance de l’excitation face au risque de dessèchement du monde interne si le narrateur reste enfermé.

« La promenade, répliquai-je, m’est indispensable pour me donner de la vivacité et maintenir mes liens avec le monde, sans l’expérience sensible duquel je ne pourrais ni écrire la moitié de la première lettre d’une ligne, ni rédiger un poème, en vers ou en prose. Sans la promenade, je serais mort et j’aurais été contraint depuis longtemps d’abandonner mon métier, que j’aime passionnément. Sans promenade et collecte de faits, je serais incapable d’écrire le moindre compte-rendu, ni davantage un article, sans parler d’une nouvelle (…). En me promenant longuement, il me vient mille idées utilisables, tandis qu’enfermé chez moi je me gâterai et me dessécherai lamentablement. »(p.75-76)

Ainsi la promenade devient elle-même objet d’idéalisation. Ceci souligne la tension conflictuelle dans laquelle est prise la promenade-écriture, du fait du redoublement de l’une par l’autre. En effet, elle poursuit deux buts antagonistes dont les deux pôles se retrouvent dans l’alternance épiphanie/déception.

  • sortir, marcher, pour rester en vie, l’enfermement étant vécu comme mortifère,
  • sortir, marcher pour épuiser la pulsion, ce qui arrive à plusieurs personnages des écrits et, in fine, à R. Walser lui-même.

N’est-ce pas ce qu’il fait porter à un personnage rencontré lors de la promenade, le géant Tomzack, double négatif de lui-même dont il dit « A chaque instant il mourrait sans pourtant pouvoir mourir. (p. 43) ».

Le second aspect, en lien avec le précédent, confirme ma proposition du musardeur. Ainsi que je l’ai évoqué, jusqu’à la fin de sa vie R. Walser se promenait tous les jours ; une fois à l’hospice, il écrivit d’abord sur des chutes de papier, puis plus du tout. Etait-il enfin parvenu à une écriture intérieure ou à un épuisement complet ?

Le troisième aspect ajoute un autre niveau à la promenade-écriture, celui de la lecture. R. Walser le dit explicitement, il emmène son lecteur en promenade. En ceci son projet fait penser à ce que dit S. Freud (1913) du dispositif de la cure lorsque l’analysant est invité à décrire à l’analyste son paysage intérieur, comme un voyageur ce qu’il voit par la fenêtre à un autre voyageur. R. Walser nous fait voyager dans son paysage intérieur extériorisé ou, plus précisément, car ce serait là un modèle bien névrotique qui occulterait de surcroit le transfert dans la dynamique de la narration et de la parole, il essaie de constituer le paysage, le fond et l’objet dans la dynamique de la rencontre. Or, finalement, à chaque fois le fond disparait, comme si le narrateur s’anéantissait dans la rencontre épiphanique-déceptive : « Moi-même j’étais devenu quelque chose d’intérieur et je me déplaçais comme à l’intérieur de quelque chose… » (p.85-86).

Mais si le lecteur est mis en position de double, de redoubler le regard du narrateur et d’intégrer ce dernier, par le regard, dans la scène ; l’histoire de la rencontre de R. Walser avec ses lecteurs répète le scénario idéalisation-épiphanie-déception : alors qu’il a été porté aux nues par de grands auteurs (R. Musil, F. Kafka, H. Hesse, W. Benjamin…), alors qu’il a été un temps beaucoup publié, petit à petit les éditeurs le refusèrent (refusèrent ses textes). De fait, les lecteurs se dérobèrent à cette fonction d’effectuer un travail psychique pour lui, redoublant la déception et l’impossibilité de la rencontre avec l’objet… ce qui vient, aussi, questionner mon choix de travailler sur son œuvre, mon propos et mon regard.

Notes

  1. Citée par M. Robert dans sa préface à L’institut Benjamenta.
  2. Dont faisait partie un de ses frères, peintre avec lequel il publia à l’occasion.
  3. Les enfants Tannner, Le commis, L’institut Benjamenta.

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La création et ses environnements