Se regarder les yeux dans les yeux : un privilège des êtres humaines
Dossier

Se regarder les yeux dans les yeux : un privilège des êtres humaines

Au cours d’un colloque consacré à l’imitation, colloque auquel assistaient quelques éthologues, j’ai eu le malheur de déclarer que les animaux, les mammifères carnassiers en particulier ne se regardaient pas entre eux… J’ai bien évidemment déclenché aussitôt une vive contestation, ces éthologues soutenant, non sans raison, que les animaux sont attentifs au comportement de leurs congénères et y réagissent volontiers. Pour preuve ce document vidéoscopique diffusé lors de ce colloque où on pouvait observer la séquence d’imitation suivante. Une jument avec son jeune poulain voit soudain, posé dans un coin de son champ habituel, un sac de voyage placé là par l’expérimentateur. Inquiète mais curieuse, la jument s’approche prudemment du sac qu’elle finit par saisir dans sa gueule puis cherche à l’explorer avec son museau… Finalement elle s’en détourne n’ayant probablement rien trouvé d’extraordinaire à l’objet en question. Quand la jument s’éloigne pour aller assez loin dans un autre coin du champ, le poulain s’approche lui aussi prudemment du sac tout comme sa mère puis se met à l’explorer d’une manière maladroite mais étrangement semblable au comportement de celle-ci, similitude qui ne va pas sans toucher émotionnellement les spectateurs et les faire rire. Le poulain imite sa mère, cela saute aux yeux oserai-je dire ! Les collègues éthologues contestent alors vivement mes propos déclarant que les animaux s’observent les uns les autres et qu’il est faux de dire qu’ils ne se regardent pas… Il est toujours délicat de s’aventurer sur un terrain qui n’est pas le sien et la segmentation des disciplines scientifiques contemporaines s’apparente souvent à une muraille infranchissable.

Toutefois quelques remarques complémentaires s’imposent. En effet, pendant tout le temps au cours duquel la jument explore le sac, le poulain était à quelques mètres de sa mère sans qu’à aucun moment celle-ci ne semble le regarder ni n’ébauche le moindre mouvement en sa direction (certes il faut prendre en considération le fait que le champ visuel d’une jument ne ressemble en rien à celui d’un humain ! La jument continue probablement de « voir » son petit). De son côté, le poulain reste à distance et ne s’approche pas de sa mère. Et réciproquement quand le poulain explore le sac, à aucun moment la mère jument ne semble montrer le moindre intérêt au comportement de son poulain (elle broute au loin) ni a fortiori lui venir en aide dans son exploration maladroite ! Certes le poulain a été attentif au comportement de sa mère qu’il imite d’ailleurs de façon remarquable mais il n’y a aucun indice repérable d’une imitation croisée de cette mère en direction du petit ni aucun indice d’un intérêt quelconque devant ce comportement d’imitation : incontestablement le poulain imite sa mère mais tout aussi incontestablement la mère ne montre aucune réaction objectivable à l’imitation de son comportement par son petit ! Il est donc bien évident que les congénères d’une même espèce s’observent réciproquement et si les équidés le font, parions que les primates supérieurs, les chimpanzés, les bonobos, les gorilles et les orangs outangs, encore plus ! Ces derniers sont particulièrement intéressés et sensibles au comportement de leurs congénères…
Une seconde remarque préliminaire est nécessaire : il est toujours difficile pour ne pas dire « suicidaire » d’aller à l’encontre du discours politiquement correct ! Quel est, pour ce qui nous concerne, ce discours politiquement correct ? Actuellement il consiste à mettre en exergue la continuité développementale entre les diverses espèces animales et l’être humain. Nous partageons environ 99% de nos gènes avec les primates supérieurs et apparemment plus de 90% avec notre cousine la mouche. Tout ce qui est de nature à réduire l’écart entre l’humain et les espèces les plus proches, tout ce qui « démontre » cette continuité évolutive est à retenir, prend la dimension d’une connaissance vertueuse, renforçant le socle rationnel de cette connaissance et confortant la théorie évolutive des espèces. Mais suffit-il de faire « bzzzz… » pour séduire notre partenaire sexuel ? Aujourd’hui chercher à préciser ce qui serait susceptible de nous différencier des espèces les plus proches au plan évolutif est vite assimilé à une démarche scientifique fallacieuse, ringarde, héritage d’un passé obsolète, ce 19ème siècle qui plaçait volontiers l’être humain au sommet de la pyramide de la création… Bien évidemment il n’y a dans mon propos aucun désir de placer l’être humain au dessus du monde, en particulier le monde vivant, colportant par cette position la vision d’un éventuel « dessein intelligent ». Pour dire les choses abruptement je pense même que l’invention du monothéisme a représenté et représente toujours pour l’humanité un danger potentiellement mortel par l’idée consubstantielle au monothéisme, celle que l’être humain serait du fait de l’intention de ce dieu, au dessus de tout le reste, espèces animales comprises. Rechercher ce qui nous différencie de nos plus proches cousins (ou grands frères !) n’implique pas l’existence ni la croyance dans une rupture développementale ni dans un saut qualitatif, encore moins dans un quelconque dessein intelligent. Au contraire, se focaliser sur ce qui apparait comme assez fondamentalement différent peut, peut-être, mieux orienter la recherche vers ces processus évolutifs.

La vision : fuir, attaquer, s’observer…

Dans notre ouvrage Les yeux dans les yeux, l’énigme du regard nous avons avancé une hypothèse : les êtres humains sont les seuls mammifères carnassiers à pouvoir se regarder durablement les yeux dans les yeux… En effet, et pour s’en tenir aux seuls mammifères, les fonctions sociales auxquelles la vision participent sont de trois ordres : repérage et vision des proies, détection et identification des prédateurs mais aussi reconnaissance et approche des congénères. Dans toutes ces situations un animal doit être capable de percevoir ce que fait la proie, le prédateur ou le congénère pour ajuster lui-même son comportement et atteindre efficacement son but : attaquer, fuir, partager avec un partenaire (parade amoureuse), rivaliser avec un concurrent (combat des mâles entres eux) ou jouer avec d’autres (les jeux des petits avec ceux de leur âge ou avec des adultes).

Sur ce point, il existe une grande différence entre les animaux qui sont principalement des proies et ceux qui sont essentiellement des prédateurs. Les herbivores, qui sont surtout des proies potentielles pour les carnassiers, bénéficient en général d’une vision latérale avec des yeux assez écartés l’un de l’autre (lapin, cheval…). Les espèces carnassières en revanche ont une vision binoculaire avec des yeux plus rapprochés et ont particulièrement développé leur vision focale : l’objectif est en effet de viser le plus précisément possible dans l’espace la cible de façon à l’atteindre. C’est le cas des oiseaux carnassiers dont l’aigle est l’exemple type. Par conséquent, la vision périphérique déclenche plutôt la fuite dès que le prédateur est perçu tandis que la vision focale cible la proie et précède l’attaque. Mais les choses se compliquent pour les espèces carnassières qui sont à la fois prédatrices et proie potentielle, chasseurs et chassés en même temps. Outre une bonne vision focale, ces espèces ont donc aussi intérêt à disposer d’un champ étendu de vision. La mobilité oculaire répond en grande partie à ces contraintes opposées. Cette mobilité des yeux par rapport au corps et à la tête facilite la capacité à diriger puis fixer le regard sur la cible. C’est la raison pour laquelle, pratiquement pour toutes les espèces carnassières et pas seulement les mammifères, le regard focal signifie le déclenchement probable d’une attaque.

Dans le monde animal : le réflexe de détournement du regard

Mais s’il faut surveiller l’espace et viser la cible encore convient-il de ne pas s’attaquer entre membres de la même espèce ! C’est une condition indispensable à la survie : les congénères de la même espèce doivent éviter de s’attaquer systématiquement. La reconnaissance des congénères devient essentielle ! Dans toutes les espèces animales carnassières, celles où le congénère pourrait être également une proie potentielle, cette reconnaissance est quasi automatique et s’accompagne d’un réflexe protecteur : le détournement de la vision focale assuré par un mouvement de la tête ou des yeux. C’est pourquoi entre congénères, entre animaux de la même espèce, il n’y a pratiquement jamais de regard focal sur les partenaires, encore moins de regards partagés : ceux-ci sont rares pour ne pas dire inexistants. Quand ils surviennent, c’est à l’occasion d’un conflit ou d’un comportement de menace et ces échanges sont toujours extraordinairement brefs, à peine deux ou trois secondes maximum. Ainsi chez les geais, l’oiseau dominant mange en premier… et si un dominé s’approche de la nourriture le dominant tourne la tête vers lui et le fixe de façon monoculaire ou binoculaire ; en général, le dominé recule alors, et ce comportement est plus fréquent lorsque le dominant fixe de façon binoculaire que de manière monoculaire1. Chez ces oiseaux, le regard fixé droit sur le congénère constitue une menace contraignant celui qui est ainsi visé à s’éloigner. Ce réflexe d’éloignement déclenché par un regard focal n’empêche pas ces animaux de reconnaître leurs congénères, d’être sensibles à la position du corps des autres et de se servir utilement de ces informations. Ainsi, ils sont capables de reconnaître ce que font les autres animaux de l’espèce, mais toujours grâce à une vision latérale. Cette attention aux mouvements du corps des congénères est habituelle. Mais la vision n’est probablement pas dans le monde animal, surtout carnivore, l’organe sensoriel principal qui participe du lien social de proximité, les échanges entre congénères et surtout la reconnaissance entre partenaires. L’audition (les cris d’appel), l’odorat, le toucher (léchage) ont certainement une fonction plus importante que la vision dans le processus d’attachement privilégié entre partenaires.

Il en va de même chez les primates supérieurs : les individus du groupe s’observent souvent, sont attentifs aux postures des uns et des autres, à ce que font les divers partenaires. La reconnaissance entre individus est particulièrement développée. Ainsi, des singes rhésus peuvent aisément apprendre à reconnaître des diapositives montrant le visage d’un congénère représenté sous différentes incidences. Ils peuvent également faire la différence entre les diverses photos du visage de cet individu précis et des photos du visage d’autres singes rhésus2. Ils sont également capables de reconnaître parmi différents petits ceux qui sont les enfants d’une mère connue3. Selon Premack4, les singes reconnaissent en fait l’intensité de l’association entre individus. Il semble que les primates soient aussi capables de reconnaître les expressions présentes sur le visage des partenaires : des chimpanzés qui voient un congénère connu dans un état affectif marqué, par exemple satisfait et excité d’avoir trouvé une banane ou inversement effrayé d’avoir découvert un serpent, présentent eux-mêmes une mimique analogue, laissant penser qu’ils sont eux aussi soit satisfaits soit effrayés. Ainsi les chimpanzés sont capables de transférer une perception visuelle en une commande effectrice : la contraction adéquate des muscles de la face. Ils peuvent reproduire sur leur propre visage, qu’ils ne voient pas, l’expression mimique qu’ils perçoivent sur le visage de leurs congénères5. Toutefois la question se pose, d’une part, de savoir si cette reconnaissance de l’expression mimique et de l’état affectif qui est supposé l’accompagner est consciente chez le chimpanzé observateur et d’autre part, s’il peut en déduire pour lui-même des conclusions. Mais quoiqu’il en soit, entre congénères, le regard focal fixé dans les yeux est toujours soigneusement évité : « Chez les primates, hommes inclus, le regard et l’orientation du corps, indices perçus par le regard des autres, jouent un rôle fondamental dans les interactions sociales. Il faut peut-être y voir une conséquence du développement extraordinaire des régions du cerveau impliquées dans la perception et le traitement des informations visuelles. Chez la plupart des simiens, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la rencontre entre deux regards est soigneusement évitée. Si elle survient, le regard perçu comme une menace générera une réaction d’évitement chez le partenaire. Dans un deuxième cas de figure, l’un des primates -voire les deux- accompagnera ce regard d’informations sonores pacifiques atténuant son caractère agressif6 ». Ce qui paraît paradoxal quand on compare les simiens et primates supérieurs aux êtres humains devient plus compréhensible quand on prend en compte les autres espèces animales, en particulier carnassières. Du point de vue précis de la capacité à échanger des regards entre congénères, il y a peut-être moins de différences entre un oiseau, un loup de Tasmanie et un chimpanzé qu’entre ce même chimpanzé et un être humain.

Les primates supérieurs : un apprentissage social sans attention conjointe !

En effet, si les primates supérieurs sont très attentifs aux gestes de leurs congénères, à leurs attitudes et à leurs comportements y compris à la direction de leur regard, en revanche il y a très peu de situations où ils semblent capables de croiser durablement et de façon stable leurs regards entre eux. Très rares sont les références concernant un éventuel partage de regards entre primates. Chez les grands singes, même les plus proches des humains, les chimpanzés ou les bonobos, il n’y a pratiquement pas de regards partagés et d’attention conjointe entre une mère et son nouveau-né ou son petit, y compris dans certaines situations d’apprentissage social. Ainsi : « Nina, une jeune femelle de cinq ans, essayait de casser des noix avec un marteau de forme irrégulière tandis que sa mère, Ricci, se reposait. La voyant en difficulté, Ricci s’approcha de Nina, qui lui tendit immédiatement le marteau. Puis… Ricci, d’une manière très ostensible, a lentement fait effectuer une rotation au marteau pour le positionner de la manière la plus efficace pour frapper la noix… Comme si elle voulait accentuer la signification de son mouvement elle a mis une minute entière pour effectuer cette rotation simple… Après quoi Ricci cassa dix noix et les partagea avec sa fille, avant de s’éloigner. » S’il y a une évidente intention de démonstration, il ne semble pas y avoir dans cette séquence un partage effectif de regard, et l’action faite, la mère s’éloigne sans regarder si sa fille fait comme elle, en étant attentive à ses gestes et en la guidant éventuellement du regard comme le fait spontanément tout adulte humain avec un enfant en situation d’apprentissage. Les auteurs concluent leur développement par la remarque suivante : « l’ensemble de ces observations tend à montrer que les apprentissages effectués par le jeune relèvent de sa propre initiative, le contexte social ayant essentiellement un effet facilitateur »7. Toutefois dans la situation de l’épouillage, activité sociale vitale et donc essentielle, les bébés chimpanzés « demandent » à leur mère de les épouiller mais d’abord, entre deux et quatre mois, sans « vérifier » que celle-ci les regarde : ils tendent simplement leur bras ou leur jambe vers leur mère. Cependant, à environ dix mois et demi, le petit examine les yeux de sa mère, vérifie qu’elle le regarde, et c’est seulement alors qu’il tend le bras ou la jambe vers elle8. Il faut donc un long apprentissage de la situation d’épouillage pour que le petit chimpanzé cherche le regard de sa mère et cela en reste au stade d’une ébauche car le partage de regards ne semble pas s’installer complètement : la mère ne rend pas au petit son regard et s’il y a effectivement un appel du petit à sa mère il n’y a pas à vraiment parler un échange (de regards). Chez les chimpanzés adultes, on n’observe pas plus d’échange de regards entre l’épouilleur et l’épouillé, situation où le rapport de dominance est fondamental (l’épouillé est le dominant). Ainsi, les mères primates ne cherchent pas le regard de leurs petits de même que ces derniers ne semblent pas guider leur comportement au travers d’une attention conjointe : « L’imitation telle qu’elle est démontrée chez les anthropoïdes paraît grossière et bien difficile à déclencher en comparaison de ce que l’on observe chez les enfants humains… Les mères chimpanzés ne cherchent pas activement à attirer l’attention de l’enfant sur la tâche qu’elles accomplissent9. » Les mères primates, en particulier chimpanzés, semble essentiellement chercher à faciliter les conditions qui président à l’apprentissage et pas vraiment à guider leur petit par une attention partagée. Venant de parler du cassage des noix avec un percuteur, on peut aussi donner cette simple précision concernant les « outils » dont se servent différents groupes de primates. Ces « outils » sont toujours prélevés directement de la nature et utilisés tels quels : une brindille, un caillou plat, etc. Mais « on n’a jamais observé dans le monde sauvage des animaux modifiant un matériau dur à l’aide d’un percuteur10 ». En quelque sorte si les primates peuvent utiliser certains objets fournis par la nature comme des instruments, ils ne peuvent pas en revanche transformer ces objets, les modifier en utilisant un autre objet (un caillou qu’on peut rendre tranchant en le cassant à l’aide d’un autre caillou…) : ils ne peuvent pas créer un « méta-objet » en quelque sorte… Ils peuvent instrumentaliser le monde (« voilà un caillou qui peut me servir à casser cette noix »), ils ne peuvent pas l’intentionaliser (« ce caillou ne pourrait-il pas, bien fendu, devenir un objet coupant ? »)

Les primates anthropoïdes sont également capables de répondre au phénomène de « co-orientation visuelle » : un simple mouvement des yeux de l’expérimentateur en direction de l’objet convoité mais caché permet aux chimpanzés (ou aux orangs outangs) comme aux enfants de moins de deux ans de diriger plus efficacement leur recherche, interprétant rapidement le mouvement du regard de l’expérimentateur11. Inversement, « en se fiant à ses gestes, à ses mimiques, halètements et appels, (ses gardiens) n’eurent aucun mal à trouver l’article (une nourriture appréciée) caché dans le bois. Sans les instructions de Panzee (une femelle chimpanzé qui avait observé où était cachée cette nourriture mais qui, enfermée, ne pouvait y accéder elle-même) ils n’auraient pas su où chercher12 ». Les primates supérieurs sont donc attentifs aux regards des autres, capables même d’un début de « théorie de l’esprit », mais ils s’en servent toujours sur un mode impératif, pour obtenir ce qu’ils désignent. « On ne trouve pas chez eux l’intention d’information nécessaire à la pratique du langage humain13 ». D’ailleurs F. de Waal le reconnait : « les gorilles évitent les contacts oculaires… Ce sont des individus « fuyants » en ceci qu’ils vous dévisagent rarement… Contrairement à nous, ils fixent rarement quelque chose du regard : ils jettent un coup d’œil. Ils disposent d’une incroyable vision périphérique et suivent du coin de l’œil une grande partie de ce qui se passe autour d’eux ». Cet auteur rapporte d’ailleurs cette expérience au cours de laquelle « une américaine atteinte d’un syndrome d’Asperger avait trouvé la paix intérieure en soignant les gorilles d’un zoo14 ».
Je n’ai retrouvé qu’une seule indication d’un regard un peu insistant les yeux dans les yeux parmi les primates supérieurs : il s’agit des bonobos… lors d’un accouplement en face à face, position dite « du missionnaire » que seuls avec les humains les bonobos adoptent régulièrement : « L’analyse détaillée de vidéos montre que les bonobos surveillent la figure de leur partenaire et les sons qu’il ou elle émet, réglant la rapidité de leurs poussées pelviennes ou de leurs frottements en fonction de la réaction qu’ils provoquent. Si l’un des acteurs ne regarde pas l’autre, ou semble peu intéressé, personne n’insiste15 ».

Le partage de regards entre primates et êtres humains

D’une façon générale, lorsque deux animaux de même espèce se regardent cela entraîne toujours de façon quasi immédiate une attitude d’évitement, laquelle se manifeste au minimum par un réflexe de détournement des yeux, donc du regard. Fait essentiel en revanche, les anecdotes abondent pour décrire des échanges de regards entre primates et êtres humains16 ! Au point que, dans le zoo d’Anvers, quand on voulut réintroduire Cheetah, un chimpanzé élevé dans une famille humaine, parmi ses congénères il fallut demander aux visiteurs « d’éviter de le regarder dans les yeux17 » car cela perturbait sa réinsertion dans le groupe. L’exemple le plus remarquable d’échanges de regards entre un être humain et un primate a été relaté par D. Premack : « Sarah scrutait souvent de près ma peau à la recherche de coupures d’où extraire du sang. Parce son pouce n’était pas opposable, elle plaçait ses index de chaque coté d’une coupure et pressait doucement jusqu’à ce qu’un mince filet rouge apparaisse. Elle me regardait alors dans les yeux, puis elle tournait son regard vers la ligne rouge suintante, puis elle cherchait de nouveau mon regard, comme pour me dire : « Tu ne trouves pas ça aussi intéressant que moi ? »18 » Sarah est la femelle chimpanzé avec laquelle les Premack ont réalisé de nombreuses expériences et qui a vécu longtemps et de façon intime avec des humains. Cet exemple pourrait être considéré comme un moment charnière. En effet, force est de penser à une situation d’agression : la vue du sang est une situation prototypique qui dans de nombreuses espèces animales déclenche puis renforce le comportement d’attaque. Mais il est aussi certain que l’homme, et surtout D. Premack, est pour Sarah un quasi congénère si ce n’est un « dominant » qui lui fournit régulièrement une très bonne nourriture. Sarah est certainement prise dans un conflit émotionnel intense entre son désir de faire saigner une proie potentielle, son inquiétude vis à vis de D. Premack, son désir de ne pas l’agresser et les liens d’attachement qui l’unissent à lui. Est-ce alors parce qu’elle est totalement désemparée par la réaction inhabituelle de ce congénère si bizarre, qui offre son bras et une plaie potentielle à son exploration curieuse, qu’elle cherche à comprendre cette énigme ? Devant cette ambiguïté, cette incertitude, Sarah, habituée à ce qu’on lui pose des problèmes cognitifs, réagit comme un petit d’homme et cherche la solution dans le regard de son partenaire… Phénomène essentiel, D. Premack répond bien évidemment à cette ébauche de croisement du regard mais surtout il attribue une pensée et même un partage d’intention au chimpanzé. Un autre chimpanzé n’aurait certainement pas offert ainsi sa peau avec une petite plaie à l’exploration d’un congénère. Il l’aurait plus sûrement repoussé, s’en détournant et s’en éloignant, rompant ainsi toute possibilité d’échange interactif et toute possibilité d’apparition d’un début de partage intersubjectif.

Chez l’homme : une inhibition du réflexe de détournement du regard ?

A la lumière des notations qui précèdent on peut affirmer que dans le monde animal, en particulier chez les primates supérieurs, le regard focal les yeux dans les yeux fait l’objet d’un évitement systématique : les congénères s’observent « du coin de l’œil », réagissent aux comportements et postures de leurs voisins mais n’échangent pas durablement des regards19. Il en va tout autrement chez les êtres humains qui dès la naissance commencent à se regarder ainsi « les yeux dans les yeux ». Dans de précédents travaux20, j’ai émis l’hypothèse que, partageant un patrimoine génétique largement commun avec ces primates supérieurs, il était hautement probable que le réflexe de détournement du regard entre congénères fasse aussi partie de notre patrimoine, réflexe que chaque être humain doit pouvoir inhiber pour entrer dans cette communication intentionnelle si caractéristique de l’espèce humaine. La rencontre régulière et répétée d’un regard humain dès la naissance pourrait représenter une condition nécessaire pour inhiber ce réflexe de détournement du regard : de ce point de vue pouvoir « se regarder les yeux dans les yeux » constituerait une véritable empreinte, chaque être humain empruntant cette compétence de son prédécesseur et étant durablement marqué de cette empreinte ! La néoténie du bébé humain et l’immaturité assez importante de la fonction visuelle à la naissance, en particulier celle du mécanisme d’accommodation, pourrait rendre compte de l’absence initiale du réflexe de détournement du regard puis de son inhibition secondaire renforcée par la « récompense » d’un regard partagé…

Dès la naissance, l’appétence du bébé pour le visage humain et plus encore pour le regard suscite l’étonnement. Les exceptions sont toujours importantes à considérer. De ce point de vue, la capacité du bébé à installer son regard dans celui de son vis-à-vis constitue une double exception. Les êtres humains sont les seuls mammifères carnivores capables de se regarder ainsi durablement les yeux dans les yeux, on l’a assez répété ! Mais en outre, il n’y a aucune habituation au visage et au regard humain : un bébé peut voir dix, cent, mille fois un visage humain, il y réagira toujours avec un attrait et une attirance jamais démentie alors que le comportement d’habituation régit absolument toutes les autres stimulations perceptivo-sensorielles. De plus cette attirance est croisée, réciproque. On oublie souvent de le remarquer : certes le regard de l’adulte, sa mère le plus souvent, représente un attracteur puissant pour le regard du bébé. Mais le regard d’un bébé est, pour le regard de tout adulte un attracteur tout aussi puissant. Installez un bébé là où des gens passent : rapidement un adulte se mettra à le regarder dans les yeux… Cette double exception fonde les particularités de la communication humaine. En outre, cette attirance insatiable et inextinguible pour le visage et le regard humain constitue une parfaite illustration du concept de pulsion et permet de saisir la différence entre pulsion et instinct, ce dernier étant lié à la satisfaction d’une fonction physiologique somatique (alimentation, sexualité…).

Du pointage proto-impératif au proto-déclaratif : l’échange de regards et d’intention

Pour conclure je souhaiterai apporter quelques précisions sur le passage du pointage proto-impératif au pointage proto-déclaratif. Le premier n’est pas le propre de l’homme et se rencontre dans plusieurs espèces animales, surtout les primates supérieurs. Le second en revanche est strictement spécifique de l’espèce humaine. Comment passe-t-on du premier au second ? Cette histoire mérite d’être racontée en détail.

Au départ, le parent pointe volontiers du doigt. Après le temps de l’interaction proximale (après le bain, le repas ou le jeu avec le hochet), alors qu’ils évoluent dans un espace élargi, la mère, attentive à son enfant, lui montre un spectacle intéressant et pointe son doigt dans cette direction : « Là ! Regarde ! Tu vois c’est … ». Le regard de l’enfant semble « piloté » par le doigt maternel pour fixer la chose avant de revenir vers les yeux de sa mère et de l’interroger du regard. Celle-ci alors commente l’objet désigné tandis que le visage de la mère et celui de l’enfant expriment un plaisir partagé. Ce « pointage parental » précède le temps suivant. Rapidement l’enfant, vers l’âge de 8/10 mois, devient actif, surtout s’il veut un objet hors de sa portée. Il regarde cet objet et tend le bras en sa direction. Mais son impuissance motrice entrave cruellement son désir et sa volonté. Heureusement il a appris que, porté par sa mère, dans ses bras, les objets du monde pouvaient plus facilement être accessibles que quand il est seul dans son lit ou son parc et n’a pour se satisfaire que des objets proximaux : mains et doigts, pieds et orteils. Ce bébé dans les bras maternels tend donc sa main pour capter l’objet. Mais avant de le lui donner, sa mère l’interroge : « Tu veux ton doudou ? » Pourquoi lui demande-t-elle cela puisqu’elle le sait ? A quoi sert cette première inter…diction, ce dire qui s’interpose entre le geste et l’objet ? Bien évidemment à donner le mot avant l’objet mais aussi, mais surtout, grâce à cette prosodie aimable à encourager le bébé à détourner ses yeux de l’objet vers le regard maternel, pour ensuite regarder de nouveau l’objet. Encore une fois il y a un ballet des regards et l’accroche les yeux dans les yeux fonctionne comme une ponctuation/accordage de l’échange : l’intention est comprise, énoncée, partagée.

Dans cette séquence si le bébé agit la part proto-impérative (ce qu’on observe aussi chez les primates supérieurs), la mère transfuse et transfert à son bébé la part déclarative (strictement spécifique de l’espèce humaine). Le passage du pointage proto-impératif, rencontré chez les primates supérieurs, au pointage proto-déclaratif, spécifique des êtres humains, est-il uniquement sous la dépendance d’un programme génétique particulier ? Ce passage est rarement, pour ne pas dire jamais, commenté. D’où provient-il ? Comment procède-t-il ? Résulte-t-il d’une simple acquisition génétique ? Y-a-t-il un gène du pointage proto-déclaratif ? Partageant 99% du patrimoine génétique de nos proches cousins, les primates, cette hypothèse semble peu vraisemblable. Il apparait plus heuristique de chercher à cerner l’origine de ce pointage proto-déclaratif du côté du « psychisme », soit en d’autres termes du côté de la relation et de ce qui fait les particularités de la culture humaine. En nommant l’objet vers lequel la main du petit enfant est tendue, le parent non seulement donne à l’enfant le nom de l’objet, ce que nous avons appelé la première « inter-diction », mais en outre il attire l’attention de ce petit enfant, croise son regard, reconnait son intention, la valide, et formule une intention de second niveau : « tu veux ton nounours ? »(sous-entendu : tu tends la main parce que tu désires cet objet ?). Par ces propos, l’adulte transfère et transfuse chez l’enfant la représentation idéique du geste : les êtres humains ne font pas qu’agir (tendre la main et prendre), ils pensent leurs actions (j’ai envie de…), ils peuvent se représenter la motivation de leurs actes. Dans ce pointage proto-impératif, l’enfant n’est pas laissé seul face à sa détresse fondamentale liée à son incompétence motrice initiale : il ne peut pas encore marcher, grimper, attraper tout seul ce qu’il désire… Mais on ne lui met pas non plus l’objet en main sans le regarder ni rien lui dire ! Le désir de l’enfant est donc reconnu par l’adulte, prélude probable à la reconnaissance par l’enfant de son propre désir, à la capacité de le mentaliser ! Soulignons que cette « inter-diction » se conclut plus souvent par une offrande de l’objet que par son refus. Cette offrande en forme d’inter-diction fonde la spécificité de la relation d’autorité/obéissance entre un enfant et un adulte, relation fondamentalement distincte de la relation pouvoir/soumission habituelle au monde animal21.

C’est à ce point précis que ce que j’appelle la « trans-subjectivité »22 va laisser la place à l’intersubjectivité. Quelques semaines plus tard en effet, le bébé ne se prive pas de tendre la main vers un objet de convoitise en même temps qu’il cherche du regard sa mère (ou l’adulte de confiance), qu’il l’interpelle de son propre regard. Le pointing « proto-déclaratif » est installé.

Cette dernière forme de pointage est bien connue et a fait l’objet de multiples descriptions ou recherches. On sait qu’elle représente un « pré requis » à l’apparition du langage. Il me semble cependant que les étapes préliminaires minutieusement décrites ci-dessus, pourtant indispensables à la réalisation de cette dernière étape, sont trop souvent passées sous silence, comme si elles allaient de soi et comme si le pointage représentait une compétence neuro-cognitive purement inscrite dans le patrimoine génétique et dénuée d’étayage relationnel. Ce type de pointage où l’un des partenaires désigne du doigt un objet avec un regard qui va alternativement de l’objet aux yeux du vis-à-vis (et vice versa) tout en donnant le nom (au début la mère nomme cet objet puis bientôt l’enfant le nomme à son tour ; il est alors chaleureusement encouragé et félicité par sa mère), ne sert strictement à rien en apparence. Ce type d’interaction ne participe pas aux soins primaires ni aux besoins vitaux de l’enfant. Et pourtant tous les adultes au contact d’enfant de cet âge « jouent » à ce pointage. Socle fondateur de la théorie de l’esprit, le pointage sert précisément à partager un intérêt commun et à relier grâce au fil immatériel des regards le geste, le mot et l’objet dans un ensemble cohérent porteur de sens : la dyade mère-enfant s’ouvre aux curiosités du monde que l’un puis l’autre prennent plaisir à commenter. Le monde devient à la fois intelligible et pensable. On ne rencontre ce type de pointage proto-déclaratif dans aucune autre espèce animale y compris les primates supérieurs, il semble spécifique des humains.
Désormais le jeune enfant sait qu’en partageant un regard on peut aussi partager un intérêt, une idée commune, un commentaire sur le monde, tout cela dans un « bain de plaisir ». L’intersubjectivité peut alors se déployer dans le lit tracé par la trans-subjectivité initiale !

Conclusion

Dans le monde animal, surtout chez les mammifères carnassiers, il n’y a pratiquement jamais de regard focal les yeux dans les yeux entre congénères. Au contraire il existe un évitement actif, un véritable détournement des yeux dans la mesure où ce regard focal représente toujours un signal d’attaque. Seuls les bonobos, nos plus proches cousins, quand ils s’accouplent en face à face peuvent se regarder et sont attentifs à leurs mouvements respectifs. Mais en revanche cette même mère bonobo ne développe pas avec son petit une attention partagée puis conjointe comme on l’observe chez toute mère humaine avec son enfant.

Notes

  1. L. Bossema et R.R. Burgler, « Communication during monocular and binocular looking in European jays », Behaviour, 1980, 74, pp. 274-283.
  2. S.A. Rosenfeld et G.W. Van Hoesen, « Face V. Dasser, « A social concept in Java monkeys »,Neuropsychologia, 1976, 17, pp. 503-509.
  3. V. Dasser, « A social concept in Java monkeys »,Animal Behavior, 1988, 36, pp. 431-438.
  4. D. et A. Premack, Le bébé, le Singe et l’Homme, Odile Jacob, 2003, p. 257.
  5. Le système des neurones miroirs rend aisément compte de ce phénomène qui est longtemps resté mystérieux.
  6. J. Vauclair et B.L. Deputte, « Se représenter et dire le monde », in : Aux origines del’humanité, P. Picq et Y. Coppens, Fayard, 2001, tome 2, p. 314.
  7. J. Vauclair et B.L. Deputte, ib. p. 284. « avant de s’éloigner » souligné par nous.
  8. F.X. Plooij, « Some basic traits of language in wild chimpanzees ? », in A. Lock, Action, Gesture and Symbol, Academic Press, New York, 1978. Cité par D. et A. Premack, Le bébé, le singe et l’homme, Odile Jacob, 2003, p. 171.
  9. J. Vauclair et B.L. Deputte, ib. p. 283.
  10. H. Roche, in Le monde, 14 fev. 20007, p. 7
  11. Anderson J.R. « De l’autre côté du miroir, à la recherche de la reconnaissance de soi chez les singes », In : Aux origines de l’humanité, Fayard, Paris, 2001, tome 2, p. 391.
  12. Frans de Waal : Le singe en nous, Fayard, Paris, 2006, p. 54
  13. B. Thierry, « La raison des singes », Pour la Science, 2007, 360, p. 39.
  14. Ib. p. 274.
  15. F. de Waal, ib. p. 120.
  16. Pas seulement les primates d’ailleurs puisqu’un être humain peut aisément fixer des yeux nombres d’animaux en particulier domestiques tels que les chats ou les chiens. Ces derniers ont assurément développé une grande sensibilité au regard de leur maitre dont ils se servent pour guider leurs explorations…
  17. Le courrier international, 3/9 mai 2007, n° 861, p. 55
  18. D. et A. Premack, Le bébé, le singe et l’homme, Odile Jacob, 2003, p. 145
  19. A la notable exception déjà citée, celle des bonobos qui dans une relation sexuelle en face à face… Mais la mère bonobo ne regarde pas son petit dans les yeux et ne dirige pas du regard ses apprentissages.
  20. Voir : Les yeux dans les yeux, l’énigme du regard, Albin Michel, Paris, 2006.
  21. Marcelli D., Il est permis d’obéir. L’obéissance n’est pas la soumission, Albin Michel, Paris, 2009.
  22. Voir mon article : « La « trans-subjectivité », ou comment le psychisme advient dans le cerveau, Neuropsychiatrie de l’Enfant et de l’Adolescent, à paraitre.
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Humanité et animalité : les frontières de passage