Séparation, temporalité et créativité à l’adolescence
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Séparation, temporalité et créativité à l’adolescence

Qu’il en soit des fonctionnements des sociétés anciennes ou actuelles, ou du fonctionnement psychique individuel, il semblerait que la création s’origine dans la séparation. Peut-il y avoir création sans séparation ? Déjà, le récit biblique de la Genèse (E. Munk, 1974) pose cette réflexion aux tout premiers moments de l’origine du monde : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ». Mais pour créer la vie, Dieu, a fait acte de séparation : il a séparé le jour et la nuit, la terre et le ciel, sur la terre il a séparé la terre et les eaux. Jusqu’au verset 19 qui inaugure le cinquième jour, celui au cours duquel Dieu va commencer à créer la vie sur terre, le verbe « séparer » apparaît en tout cinq fois. En hébreu, « séparer » se dit « léavdil » et signifie : « action de séparer ou de faire une différence, différencier ». Avec la même racine de ce verbe, nous retrouvons le mot « levad » qui signifie « seul ». Séparer, différencier et être seul, en hébreu, sont des termes de même origine. Le cinquième et le sixième jour sont des moments de pure création de vie, on y trouve des termes qui évoquent essentiellement l’exaltation créatrice vitale : « grouillement d’êtres vivants, soyez féconds, croissez, multipliez, emplissez, produisez… ». A ce stade de la création de la vie, s’il n’est plus question de séparation, on ne peut manquer de se dire que ce foisonnement de vies est le résultat des séparations antérieures qui les conditionnent. On constate aussi dans cette illustration issue de la Genèse que ce travail de séparation/création divin invente l’espace tout en se référant à un processus temporel extrêmement cadré et rigoureux, permettant à la fois de lier et de séparer les séquences temporelles du premier au septième jour de la création. Ainsi, l’expérience de séparation crée non seulement une dynamique vitale mais aussi, de manière conjointe, donne forme et sens à l’espace et au temps, condition d’accueil de l’existence humaine.

Il me semble que ce mouvement créateur est potentiellement présent dans chaque psyché humaine depuis l’origine de la vie, la genèse personnelle, et plus particulièrement dans la psyché de l’adolescent pour laquelle la séparation s’inscrit au cœur même du processus de construction de l’histoire. La victoire du mouvement de séparation à l’adolescence débouche ainsi sur du sens, dans sa double traduction : le sens directionnel, permettant d’orienter des choix personnels (études, profession, choix d’orientation sexuelle et choix d’objet d’amour), et le sens impliquant la signification de la valeur accordée à sa vie propre. Cependant, il ne saurait y avoir de victoire authentique ni de création pérenne de son histoire, sans la mise en œuvre du désir, force pulsionnelle inconsciente qui tend irrémédiablement à se lier, ou plutôt à se relier à son objet primordial. En effet, pour Freud tout désir vers un objet correspond à un désir de retrouvailles des satisfactions rencontrées avec le premier objet.

Le sixième jour, je cite la Genèse, « Dieu créa l’homme à son image, mâle et femelle, il les créa. » Les commentateurs de la Bible (Elie Munk, 1974, op. cit.) nous disent que la séparation, instituée comme grand principe de l’univers, a pour prototype la séparation du genre humain, en sexe masculin et sexe féminin. C’est en effet la division universelle en deux éléments opposés qui assigne à l’homme et à la femme leur tâche sur terre. Homme et femme ne formèrent à l’origine qu’un seul être humain, ce qui fait qu’il y a une tendance naturelle chez tout être humain à revenir à la source unique, à l’unité suprême. Ainsi, reprend le texte biblique, « L’homme quittera son père et sa mère, il s’unira à sa femme, et ils deviendront une seule chair. » Dans ce texte fondateur de l’humanité, tout se passe comme si la séparation contenait intrinsèquement les germes d’une énergie pulsionnelle créatrice, c’est-à-dire chargée de libido, susceptibles de se développer dans la quête et la possibilité d’union avec l’objet désiré. L’union avec l’objet d’amour sous-tend la création d’un autre à venir, l’enfant, déjà et toujours séparé, dès lors qu’il est reconnu, dans le désir qui le crée et le fait naître, comme différent aux plans sexuel et générationnel.

C’est bien ce que rappelle Catherine Chabert (2011), dans son dernier ouvrage, L’amour de la différence : la différence des sexes et des générations « se place au fondement même de la psyché, dans sa dynamique, dans son intimité la plus absolue. » L’auteure établit clairement la distinction entre altérité et différence : « l’altérité représente ce qui n’est pas moi, ce qui est à l’extérieur de moi, la personne secourable ou l’étranger, comme un « non-moi » certes différencié du moi mais dont la part sexuelle est effacée » (p. 10) ; la différence, entendue comme différence des sexes et des générations, « soutient et affirme l’existence et la reconnaissance d’objets internes pris dans les réseaux de la sexualité », c’est-à-dire en référence au complexe d’Œdipe, et ce, quels qu’en soient les registres.

L’adolescence serait également ce moment charnière où l’intégration de la différence des sexes et des générations acquière toute son importance, dans l’acuité des ressentis psychiques, corporels, sexuels qu’elle fait vivre, réclamant dans une certaine urgence, la séparation psychique d’avec les objets œdipiens de l’enfance et le déplacement de la libido vers des objets pairs.

Mon propos consiste donc à tenter de rendre compte de l’articulation entre la séparation psychique et la mise en sens de la temporalité chez l’adolescent, mise en sens de la temporalité qui ouvre vers la créativité nouée par la pulsion libidinale, entraînant ce formidable désir de conquête du nouveau, c’est-à-dire de l’autre, inscrivant alors le sujet dans son histoire. Si comme le dit Winnicott, grandir est un acte agressif, créer sa propre existence est une manière de « Tuer le père ». Du côté des victoires adolescentes, « tuer le père » ne signifie pas abolir le passé (non pas : du passé faisons table rase !) mais correspond à son intégration au sein d’un moi qui admet sa ressemblance et sa différence avec l’autre : l’autre du passé, investi de libido, permet l’investissement libidinal de l’autre du futur.

L’adolescence est traversée par différents temps qui s’inscrivent en rupture par rapport aux temps de l’enfance : le temps de la déception et de la perte ; le temps de la menace pulsionnelle et de l’angoisse du sexuel ; le temps de la violence où les séparations et les conflits sont vécus comme des arrachements ; le temps des contradictions, telle que celles dont parle C. Chabert (2004), « qui oppose et associe la lutte contre la passivité et l’extrême dépendance » (p. 708). Mais avant toute chose, il semble que l’adolescence, c’est le temps de la rencontre avec la sexualité corporellement vécue dans la reconnaissance de la différence des sexes qui permet l’intégration de la bisexualité psychique. Nous retrouvons alors le mouvement séparation/création qui a été évoqué plus haut : se séparer de son corps d’enfant permet d’intégrer un corps d’adulte créateur de sa propre sexualité, se séparer du fantasme d’androgynie de l’enfance permet d’intérioriser la référence à la bisexualité psychique créant l’espace interne de rencontre avec l’autre sexe.

Tous ces temps et ces passages adolescents se conjuguent d’une façon a-synchronique, voire disruptive, s’amalgamant entre temps forts, débordants de pulsions et d’acting, et temps plus calmes, dont l’apparent défaut de liaison évoque des clivages temporels, mais qui créent néanmoins un maillage rythmant l’évolution de l’adolescent. Car ainsi que le rappelle J. André (2010), le contraire de « continu » n’est pas « discontinu », comme dans la présence/absence, mais « imprévisible », l’imprévisible qui anéantit la confiance en l’autre et rend caduque la potentielle fécondité de la rencontre. Dans un texte intitulé Se construire un passé, Piera Aulagnier (1988) met en avant une double nécessité dans le déroulement du fil de l’adolescence : la coexistence de la permanence et du changement et l’investissement émotionnel du passé. C’est de « l’intrication entre les fils du temps et les fils du désir » que le « Je » trouve accès à la temporalité. Pour l’auteur, « l’investissement du présent nécessite ainsi un retrait de libido qui permet d’investir un temps futur : le présent n’est rien d’autre que ce mouvement de déplacement libidinal entre deux temps qui n’ont d’autre existence que psychique » (p. 210).

À l’adolescence, le processus de séparation vu sous l’angle de la question de la temporalité psychique passerait alors par la mise en jeu, (au sens transitionnel), et la mise en mémoire des souvenirs, créant un tissu temporel libidinal reliant présent, passé et futur. Pour reprendre cette célèbre phrase de Freud de 1908 : « Passé, présent, avenir donc, comme enfilés sur le cordeau du désir qui les traverse ». Dans la description qu’il fait des processus inconscients en 1915, Freud souligne, je cite, qu’« ils sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. » C’est pourquoi dans le fonctionnement psychique individuel, l’intemporalité de l’inconscient engage nécessairement la réédition du passé qui agit indépendamment de l’âge ou de l’organisation du sujet.

Dans un de ses derniers ouvrages André Green (2000) remarque à quel point Freud, sans en avoir fait un concept, n’a rien fait d’autre que de s’intéresser au temps d’un bout à l’autre de son œuvre. Pour Green, l’intemporalité de l’inconscient signifie bien l’intemporalité d’Eros, c’est-à-dire que, je cite Green, « les traces des expériences liées à la sexualité, au plaisir, au désir, inscrites depuis la toute première enfance, continuent d’œuvrer activement hors de la conscience, quels que soient par ailleurs les changements qui affectent la sexualité proprement dite ou l’activité psychique consciente. » (p. 172). La temporalité psychique plonge ses racines dans des expériences de nature affective mues par le désir. Le désir est en quelque sorte une projection automatique dans l’avenir et en tant que tel, il organise le présent en lui donnant sens et authenticité. C’est ce que Freud a si bien décrit en 1920 dans l’observation de son petit fils jouant à la bobine, jeu grâce auquel il récupérait la continuité de la présence spatiale de sa mère par la maîtrise du temps. Le désir est organisateur du temps de la psyché et, de ce fait, le temps ne se développe que dans l’interaction libidinale entre le sujet et son objet. Ainsi pourrait-on arguer que la victoire qu’opère l’adolescent dans le processus même de construction de son histoire (ce qu’un certain nombre d’auteurs dans la lignée de Raymond Cahn (1997) nomment processus de subjectivation), représente la mise en œuvre de l’élaboration d’un mouvement actif de séparation/création dans un espace et une temporalité investis de libido.

Quant aux catastrophes de l’adolescence, liées aux accidents de la séparation, elles peuvent se rencontrer et s’interpréter de bien des façons. Cet été, en réfléchissant à la question de la liaison entre temporalité et créativité dans la catastrophe psychique que constitue la décompensation schizophrénique, je me suis penchée sur la personnalité et sur l’œuvre d’Unica Zürn. J’ai remarqué, qu’au-delà de la beauté, de la violence poétique, de l’écriture de la souffrance et de la folie, Unica Zürn exprimait avec une clarté éblouissante la rupture des liens pulsionnels qui affecte le fonctionnement psychique schizophrénique et entrave l’accès au sens de l’histoire du sujet. Unica Zürn est une femme artiste, écrivaine, poète, dessinatrice et peintre d’origine allemande, née en 1916 et morte par suicide, en 1970. Elle est surtout connue pour avoir été la compagne et la muse d’un des plus célèbres artistes surréalistes allemands, Hans Bellmer, qu’elle rencontre en 1953, à l’âge de 37 ans, et avec lequel elle entretiendra une relation qu’on peut facilement qualifier de sado-masochique. Toutefois, son œuvre considérable est quasiment inconnue du grand public comme si elle n’avait pas pu, pas su, inscrire une trace vivante dans l’histoire de l’art. Elle a vécu de nombreuses années à Paris et a notamment été internée plusieurs fois à l’hôpital Maison Blanche et à Sainte-Anne. Elle écrit trois ouvrages en tout et de très nombreux poèmes-anagrammes. Elle est aussi l’auteur de fabuleux dessins à l’encre de chine.

Dans Sombre printemps (paru en 1971), elle fait le récit de son enfance et du début de son adolescence. A travers une écriture tourmentée, dépouillée, incisive, parfois cruelle, elle relate une enfance faite d’attente du père, d’un père qu’elle idolâtre au-delà de tout, père souvent, trop souvent absent et dont elle vit douloureusement chaque séparation. Les premiers mots du livre, écrit au présent et à la troisième personne, sont les suivants : « Son père est le premier homme dont elle fait la connaissance… », comme si sa vie commençait par son père et avec son père, mais aussi et surtout comme si elle attendait du père qu’il compense le manque d’intérêt, nous dirions le manque d’investissement, qu’elle ressent chez sa mère qui la considère comme une chose. Même si, de sa mère, il n’est quasiment pas question, à part dans deux ou trois faits au cours desquels elle relate ses rares tentatives de rapproché avec elle. Voici ce qu’elle peut en dire : « La mère, une montagne de chair tiède où l’esprit impur de cette femme est enfermé, s’abat sur l’enfant épouvanté. » Le contact qu’elle ressent comme incestueux avec sa mère, la plonge dans l’aversion et l’effroi, et ce, dans la mesure où cette mère se montre à elle ou plutôt s’exhibe comme une femme qui ne cherche en rien à cacher à sa fille ou à son fils, ni son corps ni ses amants. Elle comprendra aussi assez rapidement que son père s’accorde les mêmes libertés sexuelles que sa mère, avec des maîtresses, y compris dans la maison familiale.

Ce climat incestuel psychotisant décrit par Racamier (1980) désigne l’effacement de la différence des générations et, par conséquent, du tabou de l’inceste. Dans ce contexte, on est à peine surpris de lire le récit du viol qu’elle subit par son frère à l’âge de 12 ans, comme s’il était le résultat logique de l’absence et de la défaillance d’un père séparateur et protecteur et de l’omniprésence effractante d’une mère au comportement obscène. De là, à l’orée de l’adolescence, la haine se cristallise, se soude irrémédiablement à l’image de la mère et du frère mais aussi à l’image de la sexualité qui devient immanquablement mortifère. C’est néanmoins grâce au développement d’un fort courant masochiste qui va s’ancrer dans ses relations aux hommes, et en premier à Hans Bellmer, qu’Unica Zürn va réussir à faire de ses expériences de rencontres infantiles et adolescentes catastrophiques, une œuvre puissante et inclassable. Mais aussi une œuvre hors du temps et qui ne s’inscrira pas dans le temps. Sa biographe française, Anouchka D’Anna (2010), dans son récent ouvrage intitulé : Unica Zürn, l’écriture du vertige, fait cette remarque : « L’absence de temporalité rend la lecture ardue. Unica passe d’une séquence à l’autre, sans se soucier de la chronologie, écrivant au présent des événements qui se situent parfois à des années de distance, comme s’ils se succédaient dans le temps. Nous suivons une série d’événements sans liens apparents les uns avec les autres, marqués par des va-et-vient entre délire et raison, sans aucune mise en perspective. Ni présent, ni passé, ni futur dans ce temps éclaté où l’on ne peut se repérer. » (p. 80).

En effet, les trois ouvrages d’Unica Zürn sont tous écrits au présent et à la troisième personne, et les chapitres se juxtaposent sans parvenir à créer un lien dans le temps de la narration. Un jour, Unica est malade, au lit, avec la fièvre et elle rédige une nouvelle qu’elle intitule : A la maison des maladies. Il y est question d’une femme qui se retrouve alitée dans la maison des maladies car, selon le docteur Mortimer qui s’occupe d’elle : les cœurs de ses yeux ont été atteints en plein milieu par deux balles et il en résulte une plaie en forme de cœur à l’entrée de la balle et une plaie en forme de cœur à la sortie. On apprend peu après qu’elle craint par-dessus tout celui qu’elle appelle « l’ennemi mortel ». Voici ce qu’elle dit à son sujet : « Goethe met instamment en garde contre le danger d’émettre trop fortement vers une personne éloignée des idées d’amour ou de haine. Néanmoins, on ne peut extirper la magie noire. Même si l’on réfrène ses émissions de pensées afin de ne pas nouer mentalement des liens puissants et inconvenants avec qui ou quoi que ce soit, on n’est pas sûre que les autres agissent de la même façon. C’est maintenant la troisième fois, sinon la quatrième que mon ennemi mortel me harcèle. Cet homme, qui me fit savoir qu’il m’aime, me poursuit de ses assiduités avec un tel esprit de vengeance que je succomberai à une de ses futures attaques. Depuis presque un an, je ne suis plus sortie de la maison des maladies. Je suis soumise aux puissantes et effroyables pensées d’un magicien. Je me plains amèrement que la haine et l’amour soient si proches l’une de l’autre ; je déplore que l’on ne sache jamais si on est haïe ou aimée. Il n’a eu de moi ni un cheveu, ni un baiser, à peine a-t-il reçu une poignée de main, et malgré cela il réussit à me pétrir, à me presser, à me traverser en me dévorant finalement…Quand il m’aura tuée alors que sera le dénouement ? Lui-même mourra. Cela a-t-il un sens ? Comme si c’était une erreur de croire que l’amour protège la vie. Comme s’il était faux que l’amour fût une bénédiction. » (p. 239-241). Face à ce constat radical de fusion absolue entre amour et haine, entre amour et mort, le docteur Mortimer lui assène la prescription suivante : « Tout désir est interdit ! Le désir abîme la santé. Je vous l’interdis. »

Pour le psychisme d’Unica Zürn, l’auto-prescription d’interdiction du désir est peut-être un des indices du processus d’extinction des mouvements pulsionnels qu’elle connaîtra plus tard dans un hôpital psychiatrique allemand (Wittenau), ce qu’elle expose de façon magistrale dans son second ouvrage, écrit quatre ans avant sa mort : L’homme-jasmin (paru en 1970). Elle écrit : « La sombre dépression s’approche lentement. Autrefois, en entendant le mot dépression, en observant des amis pris de pareilles crises, elle n’avait jamais compris quelle sorte d’état il exprimait. Depuis son enfance, elle connaît la mélancolie, mais pas la dépression. De jour en jour elle devient de plus en plus incapable d’une activité quelconque ou d’une conversation avec les autres malades. Elle cesse même de penser. Impossible, pour s’inspirer de leur exemple, de se rappeler des hommes qui ont fait impression sur elle. Impossible de se reporter par la pensée aux richesses que lui ont apportées les livres qu’elle a lus et tellement aimés, ou la musique. Son esprit ne fonctionne plus. Il est au point mort. » (p. 95). Avant cette plongée dans la mélancolie schizophrénique correspondant à un état psychique d’abolition du désir, elle écrit : « Quel bonheur d’être avant le commencement. Rien ne peut nous arriver parce que nous ne pouvons pas nous arriver à nous-mêmes. » (p. 17). Être avant le commencement, avant sa propre genèse, sa propre conception, c’est, comme l’a montré Racamier (1992), dénier le sens de ses origines et de la scène primitive, c’est ne pas naître à soi-même ni pour l’autre, c’est donc ne pas se séparer de soi ni de l’autre, c’est demeurer éternellement fusionné à un objet-non-objet où vie et mort, amour et haine se condensent et se confondent hors du temps et de l’espace. Dans Vacances à Maison Blanche (1988), compilation de ses derniers textes, Unica Zürn écrit : « La plus grande partie de ma vie, je l’ai passée à dormir, l’autre à attendre un miracle, à méditer sur l’inaccessible… Une enfance qui, vue de l’extérieur, s’est arrêtée en l’espace d’une heure et qui, à l’intérieur, ne cesse pas de régner (référence sans doute au viol commis par son frère dans sa pré-adolescence). Combien de fois ai-je souhaité que mon fils soit mon père, que ma fille soit ma mère. Souvent…si souvent ! ». Et un peu plus loin : « Etre adulte, je n’y arrive pas et je ne peux plus changer : je ne peux pas changer cette attente, ma folle, éternelle attente que le miracle se fasse. Mon miracle se fera payer. Pour qu’il condescende à apparaître, pour qu’il me fasse cette grâce, il faudra payer le prix. Probablement devrais-je, pour pouvoir le vivre, payer de ma vie. Le chiffre de ma destinée, le 99, nourrit mon obsession que le miracle vient vers moi, le miracle dont le prochain pas signifie la mort. » (p. 15).

Didier Anzieu (1981) nous dit que « créer requiert comme première condition, une filiation symbolique à un créateur reconnu. Sans cette filiation, et sans son reniement ultérieur, pas de paternité possible d’une œuvre. » S’appuyer sur ses créateurs, sa filiation et secondairement s’en départir pour se reconnaître créateur et porteur de l’œuvre de sa propre vie, c’est là aussi que se révèle la victoire de la séparation à l’adolescence. Revenons une dernière fois au texte de la Genèse pour constater que le verbe créer possède deux acceptions : dans le tout premier verset : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre », le verbe créer « libro » (au passé « bara ») n’est plus utilisé en hébreu moderne. Ce verbe désigne uniquement une Création ex nihilo, c’est-à-dire une création divine, seule à pouvoir faire sortir quelque chose de vivant du néant. Lorsque le texte en arrive à la création de l’homme, le verbe créer n’est plus le même en hébreu même si sa traduction est identique en français. Le verbe « litsor » signifie créer dans le sens de façonner, en d’autres termes, faire exister à partir de quelque chose qui existe déjà. Ce qui semble vouloir dire, là aussi, qu’on ne peut créer qu’à partir d’un autre, à moins d’être Dieu …. ou schizophrène, aurait pu dire Racamier. Certes, Unica Zürn a créé une œuvre mais elle n’a pas été créatrice de sa propre vie. Son existence psychique n’a pas été façonnée avec le terreau d’une filiation reconnue. « Tout désir est interdit » dit-elle, car, sans doute pour elle, le désir conduit à l’inceste qui constitue un non-sens existentiel. Et dans le même temps, ne plus désirer c’est aussi ne pas exister. C’est la raison pour laquelle cet exposé aurait pu comporter comme sous-titre : La traversée du désir.

Notes

André J. (2010), Les désordres du temps, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, PUF.

Anzieu D. (1981), Le corps de l’œuvre. Essais psychanalytiques sur le travail créateur. Paris, Gallimard.

Aulagnier P. (1988) Se construire un passé, Journal de la psychanalyse de l’enfant, 7, p. 191-220.

Cahn R. (1997) Le processus de subjectivation à l’adolescence, in Adolescence et psychanalyse : une histoire. Lausanne, Delachaux et Nieslé, p. 213-227.

Chabert C. (2004) Le temps du passé, une forme passive ? Adolescence, “ Temporalité”, 22, 4, 705-717.

Chabert C. (2011), L’amour de la différence, Petite Bibliothèque de Psychanalyse, Paris, PUF.

D’Anna A. (2010), Unica Zürn, L’écriture du vertige, Editions Cartouche.

Freud S. (1908) Le poète et l’activité de fantaisie, Œuvres Complètes, T. VIII, PUF, 2007, p. 161-171.

Freud S. (1915) « L’inconscient » Métapsychologie, Œuvres Complètes, T. XIII, PUF, 1988, 2è ed. corrigée 1994, p. 207-244.

Freud S. (1920) Au-delà du principe de plaisir, Œuvres Complètes, T. XV, PUF, 1996, p. 274-338.

Green A. (2000), Le temps éclaté, Les Editions de Minuit.

Munk E. (1974) La voix de la Thora. Commentaires du Pentateuque. Vol. I, La Genèse, Paris, Ed. Association Samuel et Odette Levy.

Racamier P.C. (1980), Les schizophrènes, Paris, Payot.

Racamier P.C. (1992) Le génie des origines. Psychanalyse et psychoses. Paris, Payot.

Zürn U. (1970), L’homme-Jasmin, Collection l’Imaginaire, Gallimard, 2007.

Zürn U. (1971), Sombre Printemps, Dijon, Collection Motifs n° 188, 2007.

Zürn U. (1988), Vacances à Maison Blanche, derniers écrits et autres inédits. Ed. Joëlle Losfeld, 2000.

Genèse

Gn 1:1- Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.

Gn 1:2- Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux.

Gn 1:3- Dieu dit : Que la lumière soit et la lumière fut.

Gn 1:4- Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière et les ténèbres.

Gn 1:5- Dieu appela la lumière jour et les ténèbres nuit. Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour.

Gn 1:6- Dieu dit : Qu’il y ait un firmament au milieu des eaux et qu’il sépare les eaux d’avec les eaux et il en fut ainsi.

Gn 1:7- Dieu fit le firmament, qui sépara les eaux qui sont sous le firmament d’avec les eaux qui sont au-dessus du firmament,

Gn 1:8- et Dieu appela le firmament ciel. Il y eut un soir et il y eut un matin : deuxième jour.

Gn 1:9- Dieu dit : Que les eaux qui sont sous le ciel s’amassent en une seule masse et qu’apparaisse le continent et il en fut ainsi.

Gn 1:10- Dieu appela le continent terre et la masse des eaux mers, et Dieu vit que cela était bon.

Gn 1:11- Dieu dit : Que la terre verdisse de verdure : des herbes portant semence et des arbres fruitiers donnant sur la terre selon leur espèce des fruits contenant leur semence et il en fut ainsi.

Gn 1:12- La terre produisit de la verdure : des herbes portant semence selon leur espèce, des arbres donnant selon leur espèce des fruits contenant leur semence, et Dieu vit que cela était bon.

Gn 1:13- Il y eut un soir et il y eut un matin : troisième jour.

Gn 1:14- Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit ; qu’ils servent de signes, tant pour les fêtes que pour les jours et les années ;

Gn 1:15- qu’ils soient des luminaires au firmament du ciel pour éclairer la terre et il en fut ainsi.

Gn 1:16- Dieu fit les deux luminaires majeurs : le grand luminaire comme puissance du jour et le petit luminaire comme puissance de la nuit, et les étoiles.

Gn 1:17- Dieu les plaça au firmament du ciel pour éclairer la terre,

Gn 1:18- pour commander au jour et à la nuit, pour séparer la lumière et les ténèbres, et Dieu vit que cela était bon.

Gn 1:19- Il y eut un soir et il y eut un matin : quatrième jour.

Gn 1:20- Dieu dit : Que les eaux grouillent d’un grouillement d’êtres vivants et que des oiseaux volent au-dessus de la terre contre le firmament du ciel et il en fut ainsi.

Gn 1:21- Dieu créa les grands serpents de mer et tous les êtres vivants qui glissent et qui grouillent dans les eaux selon leur espèce, et toute la gent ailée selon son espèce, et Dieu vit que cela était bon.

Gn 1:22- Dieu les bénit et dit : Soyez féconds, multipliez, emplissez l’eau des mers, et que les oiseaux multiplient sur la terre.

Gn 1:23- Il y eut un soir et il y eut un matin : cinquième jour.

Gn 1:24- Dieu dit : Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux, bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce et il en fut ainsi.

Gn 1:25- Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles du sol selon leur espèce, et Dieu vit que cela était bon.

Gn 1:26- Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre.

Gn 1:27- Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme il les créa.

Gn 1:28- Dieu les bénit et leur dit : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre.

Gn 1:29- Dieu dit : Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce sera votre nourriture.

Gn 1:30- A toutes les bêtes sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui rampe sur la terre et qui est animé de vie, je donne pour nourriture toute la verdure des plantes et il en fut ainsi.

Gn 1:31- Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon. Il y eut un soir et il y eut un matin : sixième jour.

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