Tombeau d’un ami muet
Dossier

Tombeau d’un ami muet

« Les chiens n’ont pas la ressource qu’ont les hommes de se réfugier dans les « arrière-mondes ».
Jean Grenier

 

Tous ceux qui ont connu une familiarité prolongée avec un animal savent qu’avec lui des échanges amoureux sont possibles. Aimer un chien, tout particulièrement, enseigne la modestie, ôte « cette vanité d’imagination qui nous invite, dit Montaigne, à nous trier nous-mêmes et séparés de la presse des autres créatures, à tailler les parts aux animaux nos confrères et compagnons, à leur distribuer telle portion de facultés et de forces que bon nous semble. »

Etre la mère de son chien

A partir d’une communauté pulsionnelle et affective archaïque, se noue, par delà les limites de l’espèce, dissymétrique mais mutuelle à n’en pas douter une relation d’amour entre bêtes et gens. Tellement forte et exclusive parfois qu’elle prend aux yeux de ceux qui restent étrangers à cette expérience une allure de déraison voire de scandale. Même avec plus d’indulgence on en sourira comme d’un leurre infantile. Et pourtant il y a plus de perspicacité et de profondeur dans l’humoristique « mon chien c’est quelqu’un » de Raymond Devos, plus d’intuition et de finesse dans les acrobatiques et cocasses renversements identificatoires que le grand fantaisiste met en parole et en scène au cours de ce sketch que dans mainte dénégation sophistiquée de moralistes d’hier ou de savants d’aujourd’hui. Je songe entre autres à une certaine réduction psychanalytique de tout amour à l’amour de soi. L’attachement à un animal domestique constituerait dans une telle perspective une preuve de choix du caractère prétendûment fallacieux de la croyance en la mutualité de l’échange. C’est à l’inconscience de la projection narcissique qu’il faudrait attribuer l’illusion de la communication en fait limitée dans la circonstance à la coexistence sans interpénétration de deux sacs bien clos de peau et de poils. Vous protestez ? C’est que cette thèse monadiste vous peine, c’est que vous résistez à reconnaître que la tendresse que vous vouez à votre animal aussi bien que celle dont il paraît témoigner à votre égard résultent en vérité d’une occultation continuelle au sein de votre moi de son propre et fatal ressassement.

Certes je caricature ; il n’empêche qu’une telle position renvoie – aussi bien est-ce le cas de tous ceux qui ne peuvent aimer ni comprendre les bêtes – à un réel effroi devant le risque de perte – voire d’altération ou de perméabilisation – des limites du moi. L’attitude mentale touchant la relation de l’homme avec l’animal – surtout certes s’il s’agit d’un animal familier – varie, en effet, le plus souvent en fonction de la capacité et de la qualité d’identification. L’investigation psychanalytique et psychosomatique permet ainsi d’observer comment l’insensibilité, l’indifférence et l’incompréhension à l’égard des animaux se rattachent à des carences structurelles et évolutives dans le fonctionnement mental. La conception qui frappe de nullité l’amour entre l’animal et l’homme procède d’une tache aveugle de l’intelligence, suppose au moins des traces de ce que P. Marty et M. de M’Uzan ont appelé pensée opératoire, P. Sifnéos et Joyce McDougall alexithymie (entendez par là comme une dyslexie à l’égard des affects, comme une perte de contact vivant entre la conscience et les formations foisonnantes de l’inconscient). Corrélativement, la perspicacité et l’empathie concernant les manifestations expressives des bêtes – à ne pas confondre avec une sensiblerie morbide ou les excès « bêtifiants » de la pensée magique et de l’anthropomorphisme spontané – supposent, outre une intégration développée de la vie pulsionnelle, de suffisantes ressources d’imagination et d’esprit inductif. Le goût et le don de percevoir et de déchiffrer les signes inhérents au comportement animal (en particulier les messages relationnels destinés à l’homme de la part des animaux domestiques) vont de pair avec la capacité d’utiliser la vie fantasmatique propre en l’extrapolant par rapport à la sphère narcissique où elle se développe. On constatera notamment dans la vie courante combien le rôle d’une sorte d’anticipation inductrice (et d’induction anticipatrice) se révèle décisif quant à la maturation du lien entre le chien et son ou ses maîtres. Le lent et déjà ancien processus d’ « humanisation » de cet animal a reposé et sans doute continue de reposer sur de telles possibilités. Celles-ci impliquent à l’évidence une intense et permanente activité projective si bien que les radicaux du narcissisme trouveraient belle ici l’occasion de faire rebondir la polémique.
La prétendue relation de l’animal à l’être humain aurait été créée de toutes pièces de par le travail projectif intrapsychique. En réalité l’efficace permanence de la projection – mieux vaut préciser : le cycle des identifications et des introjections, des projections et des réintrojections – « renvoie non pas seulement aux mouvements pseudopodiques de la libido à partir de son « grand réservoir » narcissique (Freud) mais également à une modalité de nidation mentale, d’ancrage, d’un mouvement psychique dans un autre psychisme, fût-il animal. L’identification centrifuge (par rapport au moi) et l’induction anticipatrice, associée aux phénomènes d’empreinte, font partie des conditions fondamentales de la création d’un lien mutuel, de la genèse d’un échange sémiologique et affectif entre l’homme et l’animal. Ainsi l’homme serait-il la mère des bêtes, ainsi tout un chacun serait-il peu ou prou la mère de son chien…

Le mystère animal

Né de la mère que je ne fus pas, fils que jamais je n’aurai, part « bestiale » de moi spécifiquement autre que moi, boule de vie autonome et singulière aujourd’hui vivante en ma seule pensée, des années après que les traces légères de ta silencieuse, tendre, parfois difficile présence se soient effacées, tu t’incrustes en ma mémoire. Il était dans ta fibre d’attendre. Toi, si remuant tu t’immobilisais soudain, me fixant de tes yeux intenses pour m’inviter à lire ton désir car tu savais que j’avais tôt appris à le pressentir. Que de moments passés à scruter le message de ta mutité, au-delà, bien au-delà, de tes pressions quotidiennes ! Autant ton instinct de garde et tes réactions de rivalité faisaient de toi un grand aboyeur. autant le plaisir de la promenade quotidienne, le paisible côte à côte sur le lit ou la sieste au pied de la table de travail te laissaient silencieux, t’induisant peu à peu à un sommeil léger, ponctué parfois de petits cris ou de brèves secousses musculaires des pattes, du museau, témoins de rêves à jamais inanalysables mais peut-être moins frustes qu’on ne serait porté à le croire.

Tu faisais partie intégrante de la maison et la maison de toi, mais tu connaissais par cœur, dès la seconde fois, tous les lieux nouveaux où tu étais conduit. Tu en repérais l’approche plusieurs minutes avant l’arrivée, te dressant sur le siège de la voiture et glissant ta tête entre la mienne et la vitre manifestant ton excitation et ton impatience. Grand amateur d’asphaltes odorants tu l’étais plus encore des senteurs végétales, ce qui me semble, enivré de l’immersion dans les prés et les fourrés. Tu avais tôt fait de te constituer une topographie à ton usage des espaces nouveaux où tu étais lancé. J’aimais, tout en en ressentant de vives appréhensions, te savoir à la fois étroitement lié à moi, aux miens, et tellement avide de liberté. Que tu sois parti cinq minutes ou plusieurs heures – tout comme lorsqu’on te laissait (le moins souvent possible) seul – c’était la même joie exubérante des retrouvailles : jappements, sauts répétés aussi haut que ta force te le permettait, comme pour atteindre et lécher le visage.

Quantité de détails concrets de notre long compagnonnage m’échappent, vingt ans après ta naissance, encore que le travail du deuil, depuis cinq ans, n’ait pas fait que je me sois départi d’un certain fétichisme de l’amour. D’un côté je voudrais laisser autour de ta présence disparue une large zone d’ombre d’où tu pourrais surgir ici, image épurée, « eidétique », de toi-même ; de l’autre je ne puis me défendre du plaisir d’évoquer ta « robe » multicolore aux longs poils soyeux, ton blanc panache, un peu dégarni durant tes dernières années, ta truffe fraîche et mobile, d’un beau noir brillant, devenue peu à peu sèche et craquelée… Tu étais un simple bâtard, un corniaud, et cependant il arrivait qu’on t’assimilât généreusement à un épagneul voire à un colley d’Écosse comme ce fut le cas de cette vieille dame anglaise s’exclamant alors que nous sortions d’un ascenseur : « What a beautiful and nice scottish colley ! » Tu n’avais cependant qu’une grâce très relative et nullement la beauté de certains chiens de race. Ta « caninité » n’en était pour moi que plus émouvante : l’écran esthétique s’interpose souvent comme un obstacle entre le chien et son entourage humain.

Tu avais ce qu’il est convenu d’appeler, par litote, un drôle de caractère et je n’étais donc pas fondé à m’enorgueillir de toi « au moral » non plus qu’« au physique » : tu étais vindicatif hors de propos, bruyant, exigeant, indiscipliné, parfois malpropre… Mais il y avait tes yeux, noirs et toujours demeurés brillants, comme incandescents, malgré une cataracte assez précoce ; il y avait ton regard extraordinairement expressif. La dernière trace qu’il a laissé en moi demeure douloureuse encore : essoufflé. épuisé par la décompensation cardiaque progressive dont tu allais mourir le lendemain, tu étais étendu de tout ton long sur des dalles de marbre blanc, tourné vers moi, assis sur le lit, et tu me fixais. Tu ne t’assoupissais pas comme de coutume, tu me fixais longuement comme pour une interrogation plaintive. Toute la nuit suivante, la dernière pour toi, tu l’as en revanche passée tourné vers la lune qui se trouvait pleine au milieu d’un ciel très pur. La fenêtre largement ouverte, je t’observais sans pouvoir dormir, je t’accompagnais une ultime fois. A ce souvenir « à peu que le cœur ne me fend » alors qu’il y a tant de douleur, tant de misère et de malheur de par le monde ! Sans commune mesure. C’est ainsi.

Oui, tu me donnais rarement l’occasion d’être fier de toi. Il y en eut une toutefois et si marquante que notre relation s’en trouva encore resserrée. Lors d’une promenade au bois de Boulogne je t’avais vu courir après une chienne et puis disparaître. Malgré mes appels et mes longues recherches je n’avais pu remettre la main sur toi et j’avais été contraint de repartir seul à la maison. Heures insupportables, ponctuées de nombreuses démarches infructueuses, y compris le retour à l’endroit où je t’avais perdu. Et ne voilà-t-il pas qu’ayant miraculeusement trouvé ton chemin, parcourant sans encombre des kilomètres à travers Paris, tu attendais, moins de vingt-quatre heures après, au pied de la cabine de la vendeuse de journaux près du domicile familier. Ce sens de l’orientation lointaine est bien connu chez différentes espèces. Mais se fut-il manifesté aussi efficacement chez toi sans la stimulation de l’amour conjointement à celle de la nécessité vitale ?

Il y avait lieu d’être inlassablement étonné, chez toi comme chez la plupart de tes pareils, de l’extrême acuité de ta sensibilité à l’égard des moindres indices d’une intention frustrante ou gratifiante de la part de tes maîtres. Sans doute, ainsi que font maints amoureux des chiens et des chats, t’avais-je induit à cet excès de vigilance. Tu demandais trop souvent parce que j’étais trop enclin à aller au devant de tes besoin, et de tes désirs, parce que j’avais un névrotique souci de te satisfaire le plus vite possible. Mauvaise disposition éducative ! Il reste que ta demande allait au-delà de son objet car tu étais chroniquement en état de demande. Quelque chose de fondamental et d’obscur -inhérent au « mystère animal » ? – dans ton insistance paraissait de nature à ne pouvoir être comblé. Comme pour les humains, je ne crois pas qu’il s’agisse du même sentiment inéluctable de manque et d’absence : bien plutôt d’un malaise spécifiquement canin (chez les chats il s’agit encore d’une autre disposition) qui consiste, oserai-je dire, avec une pointe d’anthropomorphisme inéluctable, à souffrir d’ambiguïté et d’inachèvement je veux dire d’un malaise foncier, existentiel à se trouver situé dans l’entre-deux inconfortable voire intenable entre condition animale et destin humain. A souffrir de ne pas pouvoir communiquer de façon plus extensive et plus riche, une fois s’étant porté aux limites de ses possibilités d’humanisation, d’accommodation au milieu humain, d’assimilation de la manière humaine de communiquer, d’agir et de se lier, telle qu’elle peut se dégager et apparaître pour un chien à travers un vaste réseau de signes conventionnels. Est-ce ce statut que la Conscience populaire prend, plus ou moins à son insu, en considération quand, à propos d’un animal domestique visiblement très « humanisé » elle déclare qu’« il ne lui manque que la parole » ? Ce n’est pas cependant du seul défaut du langage qu’il s’agit. Ce n’était pas seulement de ne pas pouvoir t’adresser à moi par la parole que tu étais en peine, mon ami muet, mon chien aimé, mais du sentiment confus que je participais d’un dehors, d’un monde qui te resterait toujours étranger, auquel tu n’étais pas fait, pas organisé, pour participer. Différence essentielle, inégalité radicale en dépit des « parentés » (J. Grenier) que les amis des chiens se découvrent avec eux.

Il m’est arrivé de me surprendre à t’envier pour la simplicité et l’absoluité de tes sensations et de tes affects, mon défunt compagnon de promenade, pour les plaisirs olfactifs, notamment, où tu t’absorbais tout entier, trouvant dans l’accord immédiat avec la nature ambiante des instants ludiques, jouissifs et parfaits. Mais l’envie que je t’attribue à mon égard dépassait à coup sûr de beaucoup la mienne au tien. Quant à la jalousie ce serait un autre chapitre que je n’ouvrirai pas ; pas plus que celui de la servitude plus ou moins volontaire où le lien d’amour qui nous unissait m’a, durant quinze années, maintenu. Non, sans dénier l’ambivalence je choisis de clore cet « hommage » posthume en soulignant combien profondément notre communauté, notre long échange mutuel m’ont enrichi et marqué. L’empreinte en l’occurrence a marqué aussi le marqueur.

Vivrais-je assez vieux pour connaître un pareil compagnonnage. Fut-ce avec ton sosie (j’ai eu depuis ta disparition quelquefois l’illusion de l’apercevoir) que l’expérience entre nous partagée demeurerait unique, à l’instar de toute vraie rencontre. J’irai plus loin : devrais-je aimer sans ambivalence – ce dont je doute, comme de la réciproque en dépit de certaines remarques confidentielles de Freud – plus tard. Un autre chien, rien ne pourra faire que ce qui a été vécu entre nous, ce qui s’en est inscrit en moi, puisse jamais se reproduire.
Avide et doux ami muet si je n’ai pas dit ton nom en ces pages pas plus que je ne l’ai mis sur l’endroit fleuri où tu reposes en terre étrangère – ce n’est pas pour anonymiser ta mémoire ni pour la dépouiller de son identité. Si je ne te nomme pas c’est que ton nom n’avait de sens et de valeur qu’entendu par toi comme appel. Tu ne peux plus m’entendre donc je ne t’appelle pas. Mais jusqu’à la fin tu continueras, chère ombre quadripède, à participer, grâce au souvenir que tu me laisses, grâce à ces lignes mêmes, au monde des hommes, à la vie.
Ce texte a été publié dans la revue Le genre humain (n°13) en 1985 aux éditions Complexes.

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Humanité et animalité : les frontières de passage