Une invitation à penser
Dossier

Une invitation à penser

Je propose donc d’envisager cette première rencontre dans le cadre psychopédagogique comme une invitation à penser. Je ne suis pas enseignante mais psychologue, j’ai une pratique de la médiation thérapeutique depuis un certain temps et une pratique de la psychopédagogie plus récente. Il est donc question dans cette journée de première fois, de cette première rencontre entre un enfant et nous. Dans quel contexte je rencontre un enfant ? Il aura vu un consultant auparavant qui l’aura dirigé vers moi, suivant des modalités de prise en charge particulières qui peuvent se résumer de la façon suivante : ce qui s’est vécu dans la première rencontre entre le consultant, l’enfant et sa famille, a amené le consultant à se poser la question d’une indication psychothérapeutique ou psychopédagogique. Il a donc pensé de son côté une rencontre entre l’enfant et moi. Cette pensée est pour ainsi dire le cadre de cette première rencontre. De cette pensée une large part nous échappe, une autre part nous est livrée : l’enfant a des difficultés scolaires, les parents sont inquiets, il ne suit pas en classe, il fait des fautes d’orthographe, il ne sait pas ses conjugaisons, des hypothèses sont évoquées.

Or il est un fait que dans ce lieu qu’est le CMPP du centre E. Marcel, institution thérapeutique reconnaissant la psychanalyse, tout intervenant ne pense pas les difficultés scolaires comme relevant d’une rééducation pédagogique (il ne s’agit pas de rééducation orthopédique). Dans le langage “psy”, si j’ose dire, les difficultés scolaires, et donc les hypothèses concernant l’origine de ces difficultés scolaires, vont être traduites en terme de problématique psychique. Nous supposons donc à cette prise en charge un effet thérapeutique. Mais si on pense les difficultés scolaires en termes de problématique psychique, alors pourquoi le choix de la psychopédagogie plutôt que de la thérapie ? L’enfant n’est-il pas prêt ? Ce n’est pas sa demande ? La question reste ouverte et le choix de l’orientation, bien entendu, toujours singulier.

Je vais vous raconter l’histoire de ma première rencontre avec Simon. À ce moment là, il a 8 ans, en classe de CE2, petit garçon fluet et bien peigné, il se présente à moi les yeux baissés, chuchotant un bonjour inquiet. Je suis d’emblée impressionnée par tant de timidité, je le sens craintif. Je lui demande s’il sait pourquoi nous nous rencontrons. Il me répond que c’est pour voir comment va son travail. Je lui demande ce qu’il en pense et il me dit que ça ne va pas, que c’est l’orthographe, la conjugaison. Je lui demande comment se passe pour lui l’école. Il se met alors à me détailler son emploi du temps, entièrement, avec une extrême précision, du lundi au vendredi, heure du bain comprise (le lundi matin, on fait de l’éducation civique puis des mathématiques… etc., jusqu’au vendredi cinq heures). Je suis un peu ahurie par cette réponse. Cette énumération du contenu de ses journées est inattendue et presque inquiétante.

Ce qu’on prête comme savoir à l’enfant me semble central dans la question de la pédagogie et nous ramène à la différence entre ce qui se sait et ce qui s’apprend, et c’est dans cet espace qu’il me semble que j’interviens. Donc, il est clair que Simon ne veut pas me dire ce qu’il ressent. Il m’a renvoyé poliment dans mes quinze mètres, sans doute pas dupe de la duplicité sémantique de ma question. Ici il s’agit de travailler, de penser, pas de dire comment on se sent, et pourtant… Il m’a semblé qu’il me disait aussi, par le récit de cet emploi du temps, tout ce dont il avait besoin en termes de cadre contenant et rassurant. Je le sens très triste et j’éprouve une difficulté à lui proposer les quelques exercices qui nous donnerons une idée sur là où il en est de ses apprentissages. Où est-il, lui, Simon, face à la lecture, à l’écriture ? Il est censé avancer dans la maîtrise de la langue écrite. Or se situer face à la langue écrite cela ne va pas de soi, et pour Simon c’est particulièrement difficile. Je lui propose de lire. Il accroche à chaque mot s’aidant de son doigt qui pointe chaque lettre, et plus qu’un récit j’écoute une suite de mots qui deviennent des choses posées les unes à la suite des autres, à la force du déchiffrage. Je lis à mon tour les mêmes phrases et nous parlons de ce que ça raconte. Quand je lui demande de relire, sa lecture est plus fluide. Ce court moment d’appréhension de la lecture à deux peut paraître magique ou simpliste. Qu’ai-je fait d’autre que d’accompagner cet enfant dans cette lecture ? Être avec lui, partager le fait que savoir les lettres, savoir les assembler, et que cela ait du sens, peut être intéressant. Bien entendu, cela ne marche pas avec tous mais a priori avec Simon l’étayage fonctionne. Il ne montre rien d’un plaisir ou d’un agacement, il est poli et triste. Nous échangeons peu de commentaires et sa tristesse me contamine, je n’ai aucune envie de le mettre face à ses difficultés. J’évite la dictée et lui demande d’écrire une courte histoire en trois ou quatre phrases. L’histoire est la suivante : la chèvre s’est endormie sous l’arbre. Une pomme lui est tombée sur la tête. La chèvre a poussé un grand cri. Nous reprenons les phrases et corrigeons les fautes ensemble, je lui demande pour finir de faire le dessin qui illustre l’histoire, il y prend du plaisir, se concentre, s’applique.

Au bout d’une demi-heure je suis fatiguée par cette rencontre mais Simon semble plus détendu. Je lui propose de le revoir encore une fois pour voir comment on pourrait travailler ensemble et il est d’accord (je lui signifie donc que moi j’ai envie que l’on se revoit). Dans le couloir, alors que je le raccompagne, il s’arrête, me regarde et me dit : “alors, ici, on soigne les gens ?” Sa question me surprend et je lui réponds oui un peu déconcertée. Pourquoi pose-t-il cette question tellement pertinente ? C’est qui les gens pour lui ? Est-ce qu’il veut s’assurer que je vais prendre soin de lui ? Pense-t-il qu’on peut le soigner de son orthographe défectueuse, de ses difficultés à conjuguer ? Est-ce qu’il se demande si travailler l’orthographe, la grammaire, la conjugaison, soigne, peut le soigner de cette pomme qui lui est tombée sur la tête alors qu’il dormait tranquillement sous un arbre. Car dans l’histoire de Simon, il s’est produit quelque chose de similaire à ce qu’a vécu cette pauvre chèvre. Il a une maman qui ne peut être présente parce qu’elle a elle-même trop besoin de soins. Ce qui a amené les parents à se séparer. Quand le père de Simon l’a amené avec son petit frère en consultation au CMPP, c’est sans doute pour qu’on prenne soin d’eux. Quand Simon demande “alors ici on soigne les gens” il remet chez moi cette question au travail. Travailler les règles de la conjugaison est-ce que ça soigne ?

Suivre une règle, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Apprendre à lire et à écrire c’est suivre une règle, en l’occurrence c’est suivre la règle de la méthode pédagogique de l’enseignant, or des méthodes on le sait il y en a plusieurs, régulièrement on les change, on les discute, elles deviennent objet d’idéologie, bataille politique au sein de la cité pédagogique. Non seulement il n’existe pas une règle, mais il y a toujours plusieurs façons de suivre une règle. Quand les enseignants font le constat que les enfants pour qui “ça marche” savent lire avant que le programme ne soit fini, c’est que l’enfant construit un système de compréhension à partir de la méthode proposée. Il le crée pour ainsi dire.

A priori Simon est bien trop empêché par cette pomme pour avoir la place dans sa tête et surtout le désir de créer ce système de compréhension. Nous avons vu que sa lecture accroche et que ce qu’il lit ne peut pas de fait avoir de sens, le déchiffrage prend trop de place, ce qui m’amène à l’accompagner dans le fait que ce qu’on lit a un sens et que tout écrit, depuis le conte jusqu’à l’énoncé de l’exercice de grammaire, nous raconte quelque chose. Pourquoi après en avoir discuté avec le consultant de Simon, prendre la décision suivante : je le suivrai dans le cadre de la psychopédagogie. Nous répondions ainsi à la demande du père, au problème que Simon mettait en avant. Voici donc ce qu’a été notre première rencontre entre Simon et moi, mais que dire en soi d’une première rencontre sans en évoquer les répliques (au sens de la sismologie), les échos. Choisir si j’ose dire d’échouer dans les apprentissages scolaires relève sans doute d’une “causalité” propre à l’enfant. Le pourquoi des “difficultés d’apprentissage”, je ne suis pas sensée m’en occuper mais il est assurément présent dans chacune de nos rencontres ; je m’occupe des règles de la langues française. En quoi ce “pourquoi il ne m’apprend pas les conjugaisons” comme dit le père de Simon, est-il présent ? Il est présent chez Simon bien entendu car c’est là que le bât blesse et il est présent chez moi. Qu’est-ce que je lui propose dans ces espaces de rencontre : un lieu pour penser, penser les règles de la langue française et penser l’un à l’autre, s’éprouver, de fait, comme dans toute rencontre. Simon y met de la bonne volonté et montre qu’il peut y arriver. L’ambiance est studieuse. On conjugue, on utilise les conjugaisons dans des phrases, je l’accompagne dans une appropriation de ces règles. Je le laisse réfléchir et dans ces temps de silence où il pense, j’espère qu’il trouve sa propre règle de compréhension de la règle commune. Simon avance dans ses acquisitions qui se stabilisent et il acquiert les bases comme on dit, son écriture se fluidifie, sa lecture aussi. Il apparaît de plus en plus clairement que l’orthographe fluctue au rythme de son humeur. À l’école, les notes sont plus gratifiantes. Mais Simon est toujours triste. Nous n’avons pas pris soin de sa tristesse, ni de son agressivité qu’il contient en apparence et qui attaque les conjugaisons. Il a investi nos rencontres. Quand je vais le chercher dans la salle d’attente, nous nous disons bonjour ; mon bonjour s’adresse à lui mais également à la baby-sitter et à son petit frère. Quand il arrive dans le bureau, il s’assoit, me regarde, sourit et me dit bonjour à nouveau, comme pour dire que là cela se passe entre lui et moi. Il a éveillé en moi quelque chose d’un désir de le contenir, de le rassurer. En même temps, cette ambiance studieuse caractéristique de nos rencontres me parait très importante. Il me semble qu’elle est un indice que Simon ne peut pas se laisser aller à trop de détente, ou à trop d’agressivité, dans cette relation avec moi. J’ai tendance à penser qu’il s’agit pour lui de ne pas trahir sa mère en ayant du plaisir avec une autre dame. De plus il ne faudrait pas qu’il s’endorme au risque de recevoir une pomme sur la tête.
De quoi a-t-on pris soin chez Simon ? J’ai pris soin de lui laisser le temps et l’espace de s’approprier de façon plus assurée la lecture et l’écriture, de l’accompagner dans cette appropriation et j’ai pris soin de notre lien. Ce dont nous n’avons pas encore pris soin c’est de sa tristesse, mais nous (le consultant) y pensons. Dernièrement, je vais le chercher dans la salle d’attente, et là une scène assez violente a lieu, la baby-sitter, du moment, s’avance vers moi mi-affolée, mi-agressive, me dit qu’il faut que je donne un rendez-vous à son père, qu’ils ne s’en sortent plus, que c’est l’enfer avec Simon, que ça se passe très mal au moment des devoirs. Je suis abasourdie par son discours, je pense à Simon qui est là et entend tout ça de lui. Je coupe court à ce flot de paroles et lui dit que je donnerai un rendez-vous au père de Simon après l’avoir vu. Nous entrons dans le bureau, il ne change rien à son rituel du bonjour, comme si rien ne s’était passé. Je lui demande ce qui se passe, il me répond qu’il ne se passe rien, qu’il ne sait pas. J’insiste en lui disant que sa baby-sitter avait dit des choses très dures. Je ne fais pas comme si de rien était, et je pousse les limites du cadre pédagogique. Il dit qu’il en a marre qu’on soit sur son dos pour les devoirs, qu’il peut les faire tout seul à présent. Que si on le laissait les faire tout seul il aurait le temps de jouer. Je lui rappelle que lorsqu’on s’est rencontré la première fois les devoirs posaient un problème, son papa s’inquiétait et souvent il criait pour les devoirs, puis il n’en a plus été question. Aujourd’hui il me dit que le problème c’est pas les devoirs, qu’il peut, qu’il voudrait les faire seul. Je lui demande alors ce qui ne va pas. Il me répond qu’il ne sait pas. Me revient en mémoire qu’il m’avait dit qu’il lui arrivait de faire ses devoirs avec la nouvelle compagne de son père et que ça se passait bien. Je lui demande s’il continue à faire appel à elle. Il me dit qu’elle vient de quitter la maison parce qu’elle s’est disputée avec son père. Je lui demande si c’est le problème, il me dit qu’il ne sait pas. Je finis par lui demander ce qu’il ne sait pas et il me répond qu’il ne sait pas pourquoi papa et maman se sont disputés. Je lui demande alors s’il voudrait en parler avec son consultant, il me dit oui.
L’histoire de Simon est bien entendu singulière. Elle pose cependant la question de la dimension du soin dans une approche psychopédagogique. Est-ce le psy collé au pédagogique qui fait le soin ? Ce qui fait le soin, c’est notre façon de penser l’enfant, notre façon d’aborder l’objet qui nous réunit avec l’enfant, et donc notre façon elle aussi singulière d’accompagner cet enfant dans une approche de cet objet. Alors que Simon est à présent plus assuré face aux règles de la langue française, qu’il commence à prendre plaisir à lire, le conflit autour des devoirs resurgit, à nouveau suite à une séparation. Simon ne sait plus conjuguer, quand à la maison le conjugal déconjugue. Je passe la main pour ce qu’il en est de cette question et poursuit avec Simon l’apprentissage des conjugaisons.

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Les premiers entretiens avec des enfants et adolescents