Attention flottante
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Attention flottante

Une des leçons qu’aura retenue Freud de son passage chez Maître Charcot à Paris est de ne pas souscrire aveuglément à la réplique que l’on prête à Saint Thomas – « ne croire que ce que l’on voit » : les séances du mardi étaient truquées et les femmes, dûment rémunérées, donnaient à voir aux hommes ce qu’ils voulaient bien voir… et accessoirement les éduquaient en le leur faisant savoir. On était là au spectacle pour se rincer l’œil et s’en mettre plein les pupilles, mais pour percer l’obscurité mieux valait éviter d’être aveuglé par ce que l’on croyait si ardemment voir, et ne pas confondre regarder de près et voir au loin. Et voilà pourquoi le cadre analytique qui se méfie comme de la peste du voyeurisme du métier d’analyste (de fait son travail n’est-il pas entre autres, de mettre en évidence le conflit et les périclitations, entre caché et montré) a circonscrit la cure dans et en un espace temps voulu immuable avec une prédilection pour un certain huis clos entre deux êtres, l’un derrière l’autre… ne se voyant donc pas, dans une chambre, où l’enfer c’est (ce sont) l’autre (les autres), le(s) nombreux autre(s) faux-amis et ennemis intérieurs. Il aura retenu aussi que l’esprit pouvait continuer à penser durant le sommeil, et que dès lors il ne fallait pas mépriser l’attention flottante, cet état second, ce sommeil artificiel provoqué par une autohypnose.

Une des leçons qu’aura retenue Freud de sa lecture des travaux de Maître Bernheim à Nancy était qu’il fallait renoncer à l’hypnose pour affronter l’inconscient, écouter et interpréter, éveillé et en pleine conscience, et avec cependant les yeux fermés et les oreilles aiguisées. Là encore se méfier de la vue des images que l’hypnose fait remonter du lieu de refoulement… images sans texte d’accompagnement et privilégier l’écoute et les mots… soit concevoir la nécessité d’un certain abat-jour de la raison et du langage sur la lumière ultrasensible des sens. La leçon qu’il aura apprise de Frau Emmy Von N. à Vienne : « Elle me dit alors d’un ton bourru qu’il ne faut pas lui demander toujours d’où provient ceci ou cela… mais de la laisser raconter ce qu’elle a à dire. J’y consens ». Heureux consentement de l’analyste à celui qui veut à tout prix raconter sa-ses version(s) de l’histoire. Consentement à écouter sans vouloir écouter (sans mémoire et sans désir) pour mieux entendre.

Et puis (on l’imagine), il apprend le flottement chez Maître Schopenhauer… tout comme observant ses œuvres d’art par lui élu, il tente de se délivrer de la volonté d’agir (de comprendre, d’expliquer en les reluquant dans tous leurs recoins… ce qu’il n’arrive pas tout à fait à éviter… son intelligence venant très vite épauler ses intuitions) pour mieux les re-voir puis peut-être fermer les yeux et les contempler à nouveau et différemment. Et les voir enfin, de tous ses yeux les voir, ni tout à fait les mêmes ni tout à fait autres… l’objet devant lui, n’étant plus alors dans un rapport d’utilité, mais saisi en lui-même. Quoi ! l’essence pure de l’objet retrouvé dans le souvenir de Proust, le « noumène » de W. Bion. Bref il tente de mettre en veilleuse son excitation et de triompher de sa douloureuse frustration à ce qu’elle ne soit pas assouvie par une saisie définitive qui résoudrait la tension. Pour percevoir que c’est bien la tension entre connexion et déconnexion, entre saisie et lâchage qui est source de créativité. La créativité se déployant nécessairement par besoin (plus que par fulgurances intuitives) lors d’une tension identitaire du sujet provoquée par un paradoxe qui l’oblige à un écart entre deux pôles : le repli-évitement-retrait… la fuite, et l’affrontement transgressif.

L’attention flottante (sans désir, Bion) est difficilement séparable de la neutralité bienveillante (sans mémoire, Bion encore). Elle conçoit et assume une approche de l’objet et du monde qui l’entoure, sans a priori, délivrée des concepts : ne pas systématiquement faire passer le patient sous les échelles de classification (ça porte d’ailleurs malheur) ou sous les fourches caudines des bornes lacaniennes ou kleiniennes et mêmes freudiennes.

Les analystes seraient une communauté particulière de sujets, qui pensent savoir mieux écouter (et associer) (que) les autres comme les attachementistes mentaliseraient mieux, et les remédiateurs cognitiveraient mieux etc… Rêveurs impénitents, ils auraient la capacité de se laisser aller, sans trop craindre de tomber… soutenus qu’ils sont par quelques rêveries auto-érotiques comme autant de nuages, dans un ciel désespérément vide et plus ou moins profond : le « n’être rien » de Jacques Lacan qui n’est pas le « n’être pas » de Shakespeare mais donc bien un être rien… soit pas grand-chose, mais tout de même pas rien : quelque chose de presque pur et donc de potentiellement beaucoup… de tout ce que l’analysant souhaite y projeter ; surface présente continuement et contenante avant que réfléchissante… allez-y parlez sans rien censurer je vous écoute… d’où ils re-émergeraient cependant, brutalement, (comme habité et halluciné) pour faire entendre avec la parcimonie qui sied à ceux qui recueillent le « babel des silences et des mots », ce qu’ils ont cru entendre et dont ils rendent compte… de et à qui de droit.

Critiquer un rêveur… et encenser le consciencieux, le minutieux, le concentré, c’est méconnaitre que la créativité ne naît que du mixte de l’actif et du passif. La qualité première de l’analyste c’est l’énergie passionnée de la pensée : « la créativité c’est l’intelligence en s’amusant ». Pourtant, s’il est une critique à laquelle bien peu échappent, c’est malgré toute cette flottaison, celle de l’impact de leur métapsychologie portative, qui ne les quittent jamais, sur la monotone univocité de leurs hypothèses, et les labyrinthiques constructions préalables qu’ils offrent immanquablement à la sagacité de l’analysant qui… les connaissait déjà puisqu’il s’ambitionne lui-même de devenir psychanalyste.

Plus prosaïquement, l’attention flottante est un assoupissement de l’analyste (de beaucoup et exagérément fantasmé ou craint par l’analysé, qui le confond avec un endormissement, signe de désintérêt, voire, pire, du témoignage vivant du retour d’un abandon ou d’un mort) au sein duquel pourtant il perçoit ce qui (se) passe au travers de lui, sans trop y attacher d’importance, et sans essayer de situer les choses et les gens dont l’analysant lui parle, dans le temps ou dans l’espace. Puisque pour l’inconscient (l’objet de toutes les attentions flottantes), ce temps ne fait rien à l’affaire, l’espace est à la fois profond et de surface ; et que ce sera à la conscience qui réintroduit ces deux coordonnées (abscisse et ordonnée) de l’être… pour voir ce qui s’y peut dessiner.

L’analyste qui cherche à échapper à l’entendement le plus rationaliste, rêve… de pouvoir accueillir tout ce que dit son patient comme un rêve dans son propre rêve : les imprécisions et les imprévisions, les inattendus et les inentendus, les surprises et certaines incongruités et, par-dessus tout ce qui semble étranger au sujet et qui se manifeste pourtant fantastiquement dans le grain du récit d’un rêve ou d’un souvenir et qui est signe de l’inconscient. C’est pourquoi il adopte, presque naturellement, la position qu’il avait le matin au réveil, quand il s’extirpait mollement de sa propre nuit. Le corps un peu renversé en arrière, les yeux mi-clos, les mains sur le ventre, il se laisse « mijoter » dans une certaine béatitude. Cette a-pesanteur semble affecter en même temps le corps (digestion) et l’esprit (EEG plat). Parfois même, il goûte ses pensées en se tenant le menton, comme si celles-ci allaient bientôt s’évader de sa main pour gagner sa langue. Et si (comme il convient pour certains analystes conformistes) il a une épaisse barbe qui lui encercle le menton comme un masque et analise ses lèvres, il y entortillera ses doigts comme un nouveau Moïse trop imbu du rôle que Dieu lui a donné.

Spinoziste, quelque peu perturbé par les inévitables courbatures, maladie professionnelle s’il en est et que l’âge aggrave, si… physiquement celles-ci l’engourdissent, son esprit, lui, travaille comme dans un rêve à tenter de capturer des morceaux d’images, des bribes d’idées, qu’il évite (dans un premier temps) de mettre en rapport… comme le ferait le premier détective américain mentaliste et causaliste venu. Il se méfie des recombinaisons trop rapides et donc falsificatrices de traces mnésiques sensorielles motrices et affectives, qui émanent d’une mosaïque de l’enfance éclatée, d’une étoile bien trop distante, déjà morte mais dont l’éclat se propage encore nostalgiquement. C’est que, point délicat, il essaie aussi de s’absenter à lui-même, pour éviter de ne rien entendre d’autre que ses propres fantasmes. Il lutte vaillamment contre l’identification projective qui malheureusement est toujours et partout omniprésente : pas moyen de sortir de soi-même. Ce fut l’avertissement de Fliess à Freud : « celui qui lit dans les pensées de l’autre ne peut y trouver que ses propres pensées ». Et pour le mieux, en apprendre plus sur lui-même que sur l’autre… pour le pire, se confusionner, et se leurrer comme le premier paranoïaque venu. Mais Freud affirmera avoir réussi là où le paranoïaque a échoué… peut-être de par la grâce de la trêve d’avec lui-même que son ami Fliess lui avait offert, et qui rendait alors tout possible : repérer ses aveuglements et ses surdités, ses flottements et jusqu’à même son illusoire autoanalyse. L’analyste est un paranoïaque généreux qui rend la monnaie de sa pièce à l’analysant, en se souciant d’autant plus de lui qu’il lui a permis de s’évader de soi tout en se rencontrant. L’analyste aura tout le temps après la séance, en écrivant ou en en reparlant à un superviseur, de retrouver ses propres fantasmes et d’essayer encore de les faire taire… ou d’y laisser une place pour son patient, après lui-même s’être identifié un tant soit peu aux fantasmes de son client. Quand à l’analysant son écouté de son analyste (rarement flottante) lui permet d’en apprendre beaucoup sur lui… et sur l’autre derrière. Bref, le couple analyste-analysant parvient, par la grâce du transfert réciproque, à coopérer et à utiliser chacun l’associativité de l’autre, en ce qu’elle est d’abord et avant tout inductrice de leur propre associativité. Assez tardivement, alors, dans ces conditions, l’analyste parvient à entendre ce que le patient ne lui dit pas ; « ce jour-là l’analyste entendit ce que j’avais à lui dire, ce que pendant quatre ans, il avait écouté sans l’entendre, pour cette simple raison que je ne lui disais pas, que je ne me disais pas1 » et certaines de ses phrases appelées interprétations sortent alors comme malgré lui… au point qu’il se les entend dire. Reste que l’illusion qui est la réalité de l’analyse n’a qu’un temps et que l’analysé ne les entend pas de la même oreille, et les jugeant toujours insuffisantes à témoigner de ce qu’il a voulu (mais aussi pu) dire, balance alors, dans une protestation virile, les figures intensément psychiques (conglomérats d’affects et de préreprésentations) qu’il contenait par-devers lui, faisant éclater le moi de l’analyste (en écho à son propre éclatement du moi qui libère les multiples petits soi qu’il contenait), l’obligeant à sortir de son flottement, et à s’engager (c’est-à-dire à trancher) bref à enfin dire ce qu’il est supposé (si ce n’est censé) savoir… à cracher lui aussi le morceau. Le moment est venu de faire la part du vrai et du faux là où se déployait le jeu dans l’aire d’illusion de la cure. Parfois pire : la technique du désajustement de son analyste est tellement parfaite, qu’il se plaint que celui-ci n’entende rien de ce qu’il dit, alors que l’autre soumis au dur labeur de l’écoute de deux inconscients, tentait d’écouter ce qu’il ne lui disait pas, et ce qu’il (lui) se disait trop.

Après ces moments d’inquiétante étrangeté partagée particulièrement féconds (Ferenczi rapproche l’attention flottante de la transe), (comme si tous deux partageaient des souvenirs et des rêves communs et se retrouvant se reconnaissaient, s’exclamaient mutuellement… on s’est déjà rencontré, on s’est même déjà parlé n’est-ce pas ? Est-ce toi ?… Est-ce moi ? obéissant à la magie du transfert… puis non ça n’était qu’une illusion à peine une sensation), les deux protagonistes reprennent, assez généralement et bonassement, leur régimes semi-automatiques, jusqu’à la prochaine crise ou trou… de mémoire, qui leur permettra de se retrouver dans la patrie fraternelle du temps perdu, leur pays commun : l’enfance. Et quand l’analysant se redresse… après une « bonne séance », il se sent aussi vide que la silhouette encore flottante de l’analyste qui lui re-serre la main.

Et quand l’analyste se redresse… après une « bonne séance », il se sent moins courbaturé (c’est un signe… de détente) que lors d’une séance vide ou éreintante.

Dans les « bonnes séances », quand les deux protagonistes de cette drôle d’aventure qu’est la cure se redressent, il faudrait pouvoir apprécier leurs regards qui d’être encore brumeux de revenir de l’intérieur (le regard intérieur est la clé d’entrée dans l’imaginaire), ne se regardent pas. Ce regard intérieur est celui qu’on adopte naturellement lorsque l’on chine dans une brocante et s’oppose à celui que l’on a lorsque l’on fait ses courses dans les travées d’une grande surface. Tandis que le second se rend directement à l’objet nouveau, le premier flotte jusqu’à voir venir à lui l’objet utile… à la mesure même où la mémoire du sujet l’appelle ou l’imagine. Il ne le cherche pas, il le trouve et le crée (Picasso et Winnicott). Jim Harrisson disait que lors de la finale de la coupe du monde 1998, le ballon (flottant) venait chercher la tête de Zinedine Zidane, qui flottant (lui-même) dans l’air, le rêvait. Et ce par deux fois.

Pour ceux qui apprécient Georges Simenon, il faut observer le commissaire Maigret, immense hommechêne qui semble toujours assoupi, étrange détective qui toujours compassionne et compagnonne (sans pour autant compatir avec) ses clients, dont il ne méconnaît pas (pour cause d’enfance commune) les motions pulsionnelles et les conflits psychiques et leur devenir « crapules » : « ces moments-là, son regard devenait vague et toute sa personne s’imprégnait d’une passivité exaspérante… il ne répondait pas aux questions, bourrait sa pipe avec des gestes minutieux sans paraître avoir entendu la question, il regardait mollement dans la direction de la fenêtre, regardant de son regard le plus neutre, comme s’il avait cessé d’attacher de l’importance à cet entretien, enfoncé dans ses pensées, s’interrogeant pour savoir pourquoi sa pipe n’avait pas son goût habituel, et tirant toujours sa pipe, murmurait comme s’il se parlait à lui-même : j’essaie d’imaginer la scène ». Et d’y entrer ajouterons-nous tout en vérifiant une issue possible pour pouvoir en sortir et ne pas délirer avec son patient. C’est là la grande crainte des rementalisateurs et remédiateurs cognitifs qui jamais n’y rentre, déjà et dès le début pré-occupé à réparer. Mais l’analyste, lui, ne veut pas savoir avant ce sur quoi il va travailler, il ne connaîtra, assurément plus qu’au fur et à mesure de l’évolution de la cure.

Maigret-psychothérapeute mène son enquête debout derrière son client préparé par l’un de ses assistants, ou blotti dans un coin sombre de la pièce, en s’accrochant aux détails apparemment sans importance et tiquant sur une incongruité comme l’analyste tique sur un lapsus ou un oubli dans une phrase. Il « cuisine » après l’avoir « mijoté » le présumé coupable, pour qu’il « s’allonge » et « accouche », lui témoignant que c’est là son intérêt, plutôt que de continuer à dénier, ou à se raconter des histoires. Même si, c’est évident pour lui, qui semble avoir depuis longtemps tout deviné, ce qui l’intéresse au fond ce sont moins les faits que la façon qu’a son client de raconter l’histoire, de se l’approprier, d’en être le narrateur… ou pour les plus graves de ses clients, enfermés dans une fatalité tragique de déterminer avec eux quelle histoire d’un autre (fatalitas) ils habitent à contre-temps. Dans quel inconscient sont-ils incarcérés et s’égarent-ils ? Qui est le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation ? On peut dès lors comprendre ce que Pierre Fedida soulignait quand il observait que l’attention flottante est une capacité dépressive de rêverie à l’image de celle de la Vierge pour son enfant au destin tragique mais aux potentialités de résurrection. Maigret pense dépressivement le vide de ses clients. Il leur prête son appareil psychique et sa capacité de rêverie et devient leur assistant à la narrativité… il les accouche de leur enfance… littéralement.

Enfin, on ne soulignera jamais assez que l’analyste flotte encore souvent en entrant à la maison et le rôle important de superviseur de sa femme, Madame Maigret donc.

« Mme Maigret regardait toujours dehors, et ses cheveux roulés autour des épingles lui faisaient une étrange auréole. » – « Tu y penses encore ? » lui demanda sa femme.
Pas tout le temps, bien sûr, mais cela me tracasse…
Tu m’as dit une fois qu’il est rare que les gens qui parlent beaucoup agissent.
Rare, certainement… mais cela arrive ».

 

Il faut donc vraiment toujours discuter avec quelqu’un pour savoir ce que l’on pense, avant que de se décider à agir. L’homme est un être dialogique.

Note

1- Georges Perec, « Les lieux d’une ruse », Cause Commune, n°1, 1977. Texte-rêve évidemment adressé à son analyste J. B Pontalis in memoriam.