Comment évaluer le coût de la souffrance ?
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Comment évaluer le coût de la souffrance ?

L’INSERM a récemment publié, sous le titre Psychothérapie, trois approches évaluées, un Rapport d’expertise sur un thème d’intérêt majeur. Il est en effet devenu absolument nécessaire d’éclairer les professionnels et, au-delà, le grand public, sur l’utilité de psychothérapies dont l’offre aujourd’hui prolifère, selon des techniques qui vont du plus sérieux au plus fantaisiste. On ne peut donc qu’approuver, dans son principe, cette entreprise. Encore faut-il qu’une telle évaluation soit objectivement conduite, et que, prétendant établir la valeur scientifique des thérapies examinées, elle soit elle-même scientifique.

Tel n’est pas le cas. Ce Rapport étonne par ses conclusions ; il scandalise par ses méthodes, en une démarche de toute évidence biaisée par les présupposés de ses auteurs.

Les psychothérapies dont il s’agissait d’évaluer l’efficacité y sont présentées sous trois grandes rubriques : l’approche “psychodynamique (psychanalytique)”, l’approche “cognitivo-comportementale”, et l’approche “familiale et de couple”. Les résultats semblent tout à fait nets. Le premier type d’approche, dite “psychodynamique (psychanalytique)”, serait d’efficacité douteuse ou nulle ; les techniques “cognitivo-comportementales” seraient de loin les plus efficaces ; les thérapies “familiales et de couple” occuperaient une position intermédiaire.

Il est à craindre que seule cette conclusion soit retenue par un public peu soucieux de lire les 553 pages de ce Rapport, ou même la “Synthèse” d’une cinquantaine de pages mise en circulation sur Internet. Ces conclusions valent ce que vaut la démarche utilisée pour y parvenir. Or cette démarche est massivement biaisée par toute une série de présupposés et d’erreurs méthodologiques.

Sur le fond : de quoi parle-t-on quand on parle des psychothérapies ? Le terme est riche de malentendus et de confusions, ainsi que l’ont souligné des polémiques récentes ; il ne s’agit pas seulement de soigner sur un modèle médical, et il serait dangereux de désigner comme des “malades” toutes les personnes qui trouvent là une aide.

Sur la démarche elle-même : ce Rapport constitue une “méta-analyse de méta-analyses” : il rassemble et examine un grand nombre d’études, recensant elles-mêmes des recherches de base qui visaient à évaluer l’efficacité de techniques psychothérapiques. On travaille donc là à un troisième niveau, et l’on s’éloigne par là même de la mise en évidence de facteurs négligés ou inaperçus des auteurs des travaux de base, en négligeant le risque que ces recherches soient biaisées par des présupposés qui leur seraient communs. L’histoire des sciences abonde en exemples. Il est évident que ce Rapport INSERM est tombé lourdement dans ce piège, inaperçu de ses auteurs du fait de leurs propres présupposés.

Comment en effet, dans les recherches ainsi recensées, a-t-on évalué l’efficacité thérapeutique ? On procède en deux temps.

Le premier vise à établir la nature des troubles ou difficultés en cause, à l’aide en général de “grilles” qui repèrent des symptômes, l’instrument le plus utilisé étant le DSM 4, élaboré par l’Association Américaine de Psychiatrie. Or cette option suppose une prise de parti sur une question majeure, sur laquelle, en France, deux positions s’affrontent vivement. La première est celle d’une démarche nosographique où l’on décrit des symptômes regroupés en syndromes, pour distinguer et classer des maladies (sur le modèle taxinomique, classificatoire, de la botanique et de la zoologie) ; une tout autre position (sur le modèle de la recherche en physiologie depuis Claude Bernard) décrit des structures fonctionnelles et en analyse les troubles. Or il est patent que si les traitements statistiques sont pertinents dans la première optique, ils ne peuvent jouer dans la seconde qu’un rôle secondaire, et difficilement de preuve.

L’escamotage du problème biaise d’emblée les cartes. En effet, les thérapies “cognitivo-comportementales” se situent explicitement dans la première optique, taxinomique ; au contraire, l’approche psychodynamique – ou, plus particulièrement et précisément, psychanalytique – se situe dans la seconde, celle de l’analyse fonctionnelle. Ainsi, d’emblée le choix d’instruments qui caractérisent les troubles à traiter dans l’optique taxinomique biaise massivement toute recherche en faveur des premières, au détriment de la seconde.

Acceptons-en cependant l’augure. En un second temps, l’efficacité thérapeutique est très souvent évaluée en divisant les demandeurs d’aide en deux échantillons, ceux qui sont pris en traitement et ceux qui sont laissés en liste d’attente. La rigueur méthodologique voudrait ici qu’on évalue deux fois l’état des personnes traitées (avant – après). En fait, beaucoup de ces recherches ne procèdent pas ainsi : on se contente d’une seule évaluation, les gens laissés en liste d’attente constituant un “groupe contrôle”, et l’on calcule la différence entre les deux échantillons. C’est supposer que les deux groupes sont au départ comparables ; c’est de plus supposer que, en l’absence de traitement, on ne change en aucune façon…

Cette supposition est naïve : tout clinicien expérimenté le sait bien, il n’est pas rare qu’une prise en charge thérapeutique ne produise dans l’état du patient aucune amélioration apparente, mais évite que son état n’empire. C’est une évidence, y compris pour les non-spécialistes, en ce qui concerne les troubles et maladies du corps ; il n’en va pas autrement en ce qui concerne les troubles et difficultés psychiques.

Il y a pire. Le modèle pharmacologique suppose en effet la comparaison du traitement avec un placebo. Ne reculant pas devant une certaine contradiction, ce Rapport dit qu’en matière de psychothérapies, ceci est “pratiquement impossible”, mais énumère ensuite les solutions parfois adoptées, en particulier : “le groupe “attention placebo” avec un contact minimum avec un thérapeute qui n’utilise pas les éléments supposés actifs de la thérapie que l’on veut tester, et “le contrôle par une pseudo-thérapie ou une anti-thérapie”… Ceci laisse le lecteur effaré.

En quel sens possible du terme les gens, s’il s’en trouve, qui s’appliquent ainsi à ne pas soigner sont-ils thérapeutes ? Comment quelqu’un qui se considère comme tel peut-il mentir de façon délibérée à des gens qui souffrent et demandent de l’aide ? Ce Rapport se contente de dire que cela peut “générer des problèmes éthiques et pratiques”. Admirable sens de la litote !

Il y aurait beaucoup à dire, enfin, sur les méthodes statistiques utilisées par les auteurs des recherches de base recensées dans ce Rapport, sur les méta-analyses sur lesquelles il se base, et sur la méta-analyse qu’il offre de ces méta-analyses.

Sans entrer dans les détails techniques, on se bornera ici à rappeler ce que savent tous les étudiants débutants en statistiques : il suffit d’augmenter la taille des échantillons pour qu’une faible différence de moyennes, si elle se maintient, devienne très significative (en termes statistiques). Ainsi, si trois études d’efficacité font apparaître une légère amélioration de l’état des patients, mais à un seuil statistiquement non significatif, la même amélioration moyenne, établie sur vingt études, deviendra hautement significative. Autrement dit, plus une psychothérapie d’un certain type sera représentée, plus elle aura de chances d’être déclarée efficace…Tel est bien le cas dans ce Rapport INSERM. On ne peut en effet manquer de remarquer la coïncidence entre le palmarès final et le nombre des travaux pris en compte sous chaque rubrique. Les thérapies cognitives et comportementales sont sensiblement plus représentées dans ce travail que les thérapies familiales, et beaucoup plus que les thérapies dites “psychodynamiques (psychanalyse)”. C’est dans cet ordre même quelles sont finalement classées en termes d’efficacité. Quel est le poids, ici, de l’artefact statistique ?
Tout cela dépasse de loin une querelle de spécialistes. Car ce qui est en cause, c’est la façon dont les professionnels concernés, les institutions, et au-delà notre société, considèrent et traitent la souffrance psychique. Nous n’en sommes plus en France, heureusement, au temps où elle était reléguée et oubliée derrière les hauts murs d’asiles-prisons. Mais une autre approche tend aujourd’hui à prévaloir, une approche dominée par le souci de la rapidité, de l’efficacité et de la rentabilité, c’est-à-dire par des questions financières. Alors on décrit, on classe, on catégorise grâce à des grilles “objectives”, et l’on espère automatiser ces procédures par des systèmes experts. Traite-t-on ainsi des personnes ? non, des troubles, l’idéal devenant alors que la prescription et le traitement soient eux-mêmes aussi brefs, rentables, voire automatisés, que possible.
Apparemment rentable à court terme, cette politique de soins risque de coûter cher à plus long terme. Il est d’autres approches, qui recherchent la place et la fonction des symptômes dans l’ensemble de la vie psychique, qui s’efforcent d’entendre et de prendre en compte la personne et sa souffrance. La souffrance psychique, l’une des pires qui soient. A qui demandera : est-ce rentable ? on peut demander : quel est le prix de la souffrance ?