Imago
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« Les aïeux prenaient la forme de certains animaux pour nous visiter sur la terre, et ils assistaient ainsi muets observateurs aux phases de nos existences ».
Gérard de Nerval

 

Erinyes

Nous devons le choix de ce terme (qui trouve son origine dans le champ de la biologie où il désigne l’accès définitif à l’état adulte d’un insecte à l’issue de son ultime métamorphose) à Carl Gustav Jung (Métamorphoses et symboles de la libido, 1911). Il se rapporte à l’image inconsciente de ses parents que finit par adopter un sujet donné (… j’imagine que c’est là le lien avec la maturité adolescente de l’insecte) qui dépend de plusieurs dimensions : la nature et l’intensité des projections pulsionnelles de l’enfant sur ses parents ou sur sa fratrie ; l’élaboration fantasmatique plus ou moins fictionnée et romancée ou re-créée, qui en est faite. Ces deux dimensions étant susceptibles d’évoluer en fonction de l’étape du développement du sujet (niveau de maturité et de développement de capacités d’intégration et de représentation) et des phases libidinales correspondantes (plus ou moins teintées d’agressivité et altérant ainsi plus ou moins l’image idéalisée des parents).

Pour Freud (1924), ce concept correspondait plus largement à « des objets étrangers choisis selon le modèle des objets infantiles ».

Pour Laplanche et Pontalis (1967), dont l’ambition était de fournir un vocabulaire de la psychanalyse, non pour expliquer les concepts, mais pour les définir en tant qu’outils de travail, réunissant Jung et Freud : « prototype inconscient de personnages qui orientent électivement la façon dont le sujet appréhende autrui, élaboré à partir des premières relations intersubjectives réelles et fantasmatiques avec l’entourage familial (…) ». Et ils ajoutent : « il faut y voir plutôt qu’une image, un schème imaginaire acquis, un cliché statique à travers quoi le sujet vise autrui ».

Pour Mélanie Klein, cet objet interne parental introjecté est loin d’être un cliché ; porteur de fantasmes qui nous épouvantent plus ou moins, il se divise le plus souvent en une partie « bonne » et une autre « mauvaise » plus ou moins fortement clivée l’une de l’autre.

Pour Donald Winnicott, plus tempéré, et n’oubliant jamais le rôle de l’objet dans cette affaire de « fantômes », tout est plus compliqué et plus subtil : « l’objet… la mère ni bonne ni mauvaise, ordinaire et acceptable est suffisamment bonne en étant capable de diminuer progressivement son adaptation en suivant la capacité croissante de l’enfant à se débrouiller avec la défaillance ; une mauvaise mère est celle qui frustre, qui tourmente en passant successivement de l’adaptation à la non adaptation, et/ou encore une mère en morceaux et qui exerce des représailles, et enfin une mère absente »1.

L’Enfance est un Paradis Perdu qui n’a pas existé autrement que psychiquement, (nous l’avons idéalisé et fantasmé, fictionné et reconstruit), il siège dans cet arrière-pays qu’est l’inconscient, lieu de dépôt des fantasmes infantiles issus des traces mnésiques précoces engrammées lors des interrelations précoces. Traces heureuses ou traumatiques, liées aux désaccordages du développement d’avec les exigences de l’éducation parentale. Celle-ci étant très largement l’héritière des instances surmoïques grand-parentales. Les fameuses imagos sont donc des objets parentaux sous contrôle et main mise des grands-parents.

Parmi les figures parentales prenant la forme d’objets étranges pouvant faire office d’imagos… celles et ceux retrouvés dans les contes, tels la marâtre et l’ogre, la sorcière et la fée, le roi et la reine. Figure à part, la mère phallique ou mère archaïque toute puissante aux seinsphallus ou au phallus tout court / le balai de la sorcière… la grosse dame en noir avec un parapluie qui vient effrayer Marcel Proust agonisant sur les derniers mots de sa Recherche, véritable tombeau consacré à sa mère et à sa grand-mère, étant l’une des plus fameuses. N’oublions pas les toutes aussi célèbres Erinyes vengeresses (« chiennes de mer » poursuivant Oreste le matricide), et les Euménides bienveillantes (protectrices de ce même Oreste sous la tutelle et l’autorité d’Athéna).

Dans la cure, le transfert et le contre-transfert se « font » avant que de se « défaire », avec les imagos parentales. Ainsi le sujet peut-il aimer ou haïr son thérapeute-reflet de ses imagos parentales avant que, le transfert liquidé, il ne s’aperçoive qu’il ne l’aime et/ou ne le hait plus…, pour la simple et bonne raison qu’il ne l’avait pas vraiment aimé et/ou haï. Lui qui n’était qu’un reflet boueux et/ou coloré des parents du sujet.

D’ici là le sujet aura eu tout loisir de réfléchir sur ses identifications plus ou moins croisées ; selon que ses parents ont été plus ou moins bien accordés ou pour le moins coordonnés (cohérence et cohésion dans l’éducation), ou à l’inverse confusionnés et indifférenciés, voire même jusqu’à avoir été, imbriqués l’un dans l’autre (l’un contenant l’autre et étant plus ou moins conteneur pour lui, c’est-à-dire soutenant). Selon ses imagos parentales donc ; soit l’image caricaturale qu’il se fait de ses parents, en tant que ceux-ci sont plus ou moins dégagés des entraves – emprises -aliénations – éducatives auxquels les ont soumis leurs propres parents.

Pour faire simple : identification au surmoi des grands-parents. Jean-Paul Sartre dans son autobiographie Les Mots2 ne perçoit pas ses éléments projectifs, mais note bien leur source : « j’étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent avec leurs regrets ». Le ça « monstrueux » du futur auteur de L’Etre et le Néant, par ailleurs surnommé Castor par Simone de Beauvoir, très rétif aux exigences d’un surmoi bourgeois (cf. L’enfance d’un chef3) n’a pas été sans caricaturer le fatras des catéchismes de ses parents, de leur éducation et leur culture. En toute mauvaise foi.

Rainer Maria Rilke, plus subtil sur ce que ne peuvent, plus que ne veulent, faire les parents plus ou moins en détresse, saisissant que les monstres sont souvent des fantômes d’enfant curieux et attentifs à la distance des géniteurs, dit joliment : « Tous les dragons de notre vie sont peut-être des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans recours qui attendent que nous les secourions »4.

En psychiatrie de l’adolescent (défini par celui qui vit dans « l’oubli de ses métamorphoses et renaît de partout et est sans limites »5), il est toujours édifiant après avoir entendu l’adolescent seul dans un espace confidentiel privé… de recevoir ses parents et de les trouver « dans la réalité » plutôt raisonnables… avant de vérifier qu’en effet, pour bon nombre d’entre eux, ils restaient incarcérés dans l’inconscient de leurs propres parents… Ce que n’avaient pas manqué d’observer leurs adolescents, quand incrédules ils voyaient leurs parents redevenir des enfants devant leurs grands-parents. Ainsi une mère au phrasé dénégatif intrigant : « non je ne veux absolument pas que mon fils fasse X, comme moi je l’ai fait, suivant ainsi une lignée de X dans la famille depuis la nuit des temps »

Il est d’autres cas où les parents de la réalité externe s’approchent dangereusement de leur imago… plagiat d’eux-mêmes consentis à leurs propres parents… ce qui est évidemment plus difficile à digérer pour les enfants.

On sait la place considérable des animaux dans la vie fantasmatique des enfants, ceux-ci peuvent dès lors devenir l’objet support d’identifications et de projections pulsionnelles des imagos maternelles et paternelles. On sait aussi que la curiosité des enfants pour la sexualité des parents entraîne excitation, solitude et hostilité vengeresse, auxquels s’associe le sentiment de culpabilité d’éprouver tout ça pour ses parents par ailleurs adorés. Aussi, ces trois éprouvés doivent pouvoir se déplacer des parents réels et banals et se projeter sur des parents particulièrement complexes et cruels.

La littérature enfantine en est remplie, les Thénardier pour Cosette (Bourvil le tragi-comique incarne une exceptionnelle imago dans le film Les Misérables de Le Channois), les parents de Poil de Carotte, le petit rouquin maltraité par sa mère et mal aimé par son père et qui voulait « monter au ciel par une corde de pendu », la « Reine de la nuit » dans la Flûte enchantée de Mozart, les Moldris pour Harry Potter, Freddy dans la série éponyme, etc.

Mais ma préférence à moi c’est Mer Panado dans Les Fruits du Congo de Alexandre Vialatte6, figure monstrueuse empruntée à Alfred Jarry7 et : « S’il ressemble à un animal, il a surtout la face porcine, le nez semblable à la mâchoire d’un crocodile, et l’ensemble de son caparaconnage de carton le fait en tout le frère de la bête marine la plus esthétiquement horrible, la limule » (…) « produit inquiétant de la pénombre, il était issu du faux jour, de rumeurs vagues, de souvenirs confus et de nécessités poétiques (sic) (…) c’était le lézard mou né dans les alluvions d’une subconscience collective qui se cherchait en tâtonnant. Sa silhouette inconsistante et sa fibre gélatineuse faisaient de lui le plus maléfique têtard de notre mare la plus noire ». On veut croire que les adolescents poètes de ce livre imaginaient que de plus, libéré de l’excitation archaïque, sa queue se détacherait de lui… pour mieux repousser plus tard.

Ces adolescents ayant inventé ce monstre informe n’étaient pas dupes, tant il était à la fois inquiétant et protecteur : « nous avions dû inventer un slogan, un slogan que nous savions menteur, afin de nous rassurer nous-mêmes à son égard : heureusement disons-nous à voix basse, que nous avons vu Mer Panado » et le rite obligeant à répondre : « et que nous pouvons être tranquille de ce côté-là ».

Ils étaient par ailleurs amoureux de « la grande négresse », somptueuse femme, qui figurait sur une immense affiche aguichante et prometteuse de belles et grandes sensualités maternelles ; une femme-mère indissociable de ce père, énorme mais mollaçon.

Et ces deux figures imagoïques étaient bien liées dans leur esprit : « car c’est toujours elle qui gouverne, sous les arcades de la mairie, tandis que Mme Panado dont on ne voit jamais que le bout du fusil, vise, derrière le pilier, le gibier qu’elle attire. » (…) « Elle leva sur lui ses yeux blancs, elle l’entoura de ses bras. Il s’éveilla en gémissant. Il s’aperçut que la nuit de son corps avait rêvé dans cette femme ».

Parents combinés (un ogre satyre et une « poupée vorace »)… laissant imaginer une scène primitive monstrueuse (à l’origine de la conception de ses enfants rêveurs par un mode de relation sexuelle des parents que l’on n’ose imaginer).

« Qu’as-tu fait de nos morts Panado ? », « qu’as-tu fait du petit bonheur ? » criaient « les enfants du brouillard, enfants obstinés » chez Alexandre Vialatte, le traducteur de Franz Kafka. Ce dernier, métamorphosé en blatte, ou en taupe enfermée dans son terrier, a montré dans tous ses romans la reproduction dans son rapport à l’autorité, de sa relation à l’imago paternelle : « Tu étais pour moi la mesure de toute chose (…) tu pris à mes yeux ce caractère énigmatique qu’ont les tyrans dont le droit ne se fonde pas sur la réflexion, mais sur leur propre personne »8.

Notes

  1. Donald Wood Winnicott, Lettres vives, NRF, Gallimard, coll. Connaissance de l’Inconscient, pp 79, 2001.
  2. Jean Paul Sartre, Les Mots, Gallimard,1964.
  3. Coll Folio. In Le Mur. 1994.
  4. Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète : Mille et une nuits, 2001
  5. Paul Eluard.
  6. Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo, coll. TD, Gallimard, 2004.
  7. Alfred Jarry, Les paralipomêmes d’Ubu, Œuvres Complètes, Tome I., Gallimard, 1996.
  8. Lettre au père, Kafka

Bibliographie

Marthe Coppel-Batsch, Qu’il est dur d’avoir des parents ! In memoriam.