« Ce qui élève l’homme par rapport à l’animal, ce n’est que la conscience qu’il a d’être un animal ».
« L’homme est une corde tendue entre l’animal et le surhomme, une corde au-dessus d’un abyme ».
L’homme est pourvu, contrairement à l’animal (et ce jusqu’à preuve du contraire), d’une conscience réflexive, qui lui permet de se penser, c’est-à-dire de penser quelque chose de ce qui lui arrive ou mieux de ce qui l’affecte, (de l’extérieur, comme de l’intérieur) mais aussi de penser sa pensée, de se poser en position méta. Si le cogito est le point de départ de la conscience et de la vie sociale, il est aussi ce que les « psy » ne cessent de rappeler, des cognitivistes aux nouveaux moralistes en passant par les psychanalystes chacun à leur manière, une praxis médicale. Le Littré rapproche penser et panser et médecine et méditation… la pensée soigne, parfois même guérit, mais parfois encore elle ne fait que colmater, quand elle devient fétiche (schème de pensée, idiome psychanalytique). Hegel et Nietzche rappellaient avant tous les neurobiologistes et les généticiens (modèles animaux, continuité génétique, patrimoine génétique commun avec le singe Bonobo) que la différence entre l’homme et l’animal ça n’est pas grand-chose… mais ce pas grand-chose, ça n’est pas rien sauf quand l’homme s’oublie, et que comme le soulignait Freud1 dans Malaise dans la civilisation, il retrouve dans ses comportements grégaires son animalité : « Le singe sans effort devint l’homme lequel un peu plus tard désagrégea l’atome2 ». Cette conscience réflexive qui naît dès la première année, pose question au petit d’homme, lors de sa fameuse première confrontation à un miroir, cet objet inanimé que notre reflet anime magiquement et de qui, dès lors, par excellence, on peut se poser la question de savoir s’il a une âme… ou si il y a quelqu’un dedans ou derrière comme s’interrogent innocemment les enfants.
La surface d’eau ou le cristal de ce miroir, reflète une réalité qui a ceci de particulier qu’elle n’est pas en lui, mais hors de lui. Ce n’est pas comme celle perceptible dans le miroir du visage humain maternel, le premier miroir sur le chemin de toute vie, qui a plus à voir avec la réalité de soi en l’autre… et de l’autre en soi. Surtout si ce miroir humain se laisse pénétrer et parfois brouiller. De quoi alors en effet, après s’être miré, contemplé et réfléchi, se réfléchir, méditer, s’admirer ou se ruminer.
L’enfant d’abord s’en étonne, puis peut-être s’en enorgueillit un moment, mais surtout arrive rapidement à en douter. D’autant que l’image est inversée… ce qui ne le lasse pas de le laisser perplexe… à ma droite sur moi… à ma gauche dans le miroir ? Cette inversion est le premier signe qui lui indique qu’il faut se méfier de ce qu’il croit être la réalité, … de ses sources et de ses simulacres. Souvent, doutant donc de son propre reflet dans le miroir, il cherche ce qui derrière ce miroir pense ainsi pouvoir se cacher. Personne… il n’y a personne… vous êtes seul mais avec vous-même et ça va être dur de sortir de vous-même, semble dire le miroir. Le miroir devient en effet un objet magnifique en ce qu’il confirme la réalité psychique de l’enfant en affirmant son unité corporelle dont il ne se savait pas aussi possesseur. Mais le miroir devient aussi un objet maléfique comme il va bientôt le lire dans les contes : voilà que l’on s’aperçoit en effet que l’on s’expose soi et ses secrets désirs… continuellement et sans possibilité de maîtrise (sauf à fermer les yeux, ce que font souvent les enfants pour ne pas être vus). Nous sommes transparents, et aussi plus exposés au regard des autres qu’on ne le pensait.
Dans cette première confrontation du petit d’homme au miroir, c’est peut-être donc la jubilation d’être corps et âme mais aussi et dans le même temps la fin de l’innocence. Au moment même où nous nous voyons, l’on découvre notre point aveugle. Dans le même temps où le miroir lui dit que sa réalité interne pourrait être visible aux autres au travers des émotions qu’elle imprime sur son visage, des rougeurs dont elle colore son corps, et des tremblements dont elle affuble ses mains, et donc qu’elle existe dans le réel, il l’avertit de la surexposition de ce monde interne au regard des autres. Il va falloir prendre en compte cette nouvelle donne qui lui permet de transmettre plus que de simplement communiquer, mais qui peut aussi le dévoiler… jusqu’à littéralement le mettre à nu. Le nombre d’animaux à qui la science reconnaît aujourd’hui une conscience réflexive va croissant. Après notre cousin le singe et d’improbables mangoustes, voilà qu’un éléphant à qui on avait mis un pansement sur la tête et qui s’aventurait et s’évertuait, au miroir, à vouloir l’ôter, vient rejoindre le cortège de ceux qui sur cette terre réfléchissent sur eux-mêmes en se réfléchissant… à leurs risques et périls.
On raconte qu’un perroquet génial, au vocabulaire riche d’une centaine de mots et qui pouvait sans coup férir tenir une conversation avec n’importe quel être humain doué de parole, s’est vu malencontreusement refusé l’accès au Saint des Saints de la conscience réflexive. Une chercheuse un peu trop excitée eut, trop brutalement semble-il, l’intuition d’un résultat positif de l’expérience qui consistait à mettre cet animal aussi bavard au miroir pour vérifier s’il pouvait en dire quelque chose. Aussitôt pensé, aussitôt fait. Immédiatement l’animal s’écria : « Qui c’est ça ? », accompagné presque simultanément par la réponse joyeuse de la chercheuse : « Mais c’est toi ! ». On ne saura donc jamais s’il l’aurait trouvé tout seul !
Peut-il en être différemment pour le petit d’homme qui, comme le rappelait Winnicott, n’existe pas tout seul, en dehors de son environnement et qui contrairement à Lacan n’entrevoyait pas la jubilation de l’enfant au miroir sans la présence de sa mère à ses côtés ? Peut-il en être différemment pour tout homme… c’est bien l’autre qui me pense et me fait penser quand il m’octroie la grâce d’une trêve d’avec moi-même, par sa simple présence.
Rappelons à ceux qui pensent que nous ne descendons pas du singe, mais du poisson, que ce cousin, jusqu’à aujourd’hui et jusqu’à preuve du contraire, ne dispose pas de conscience réflexive, et que si d’aventure vous le surprenez à s’abandonner dans son bocal à la mélancolie jusqu’à en mourir d’ennui, il vous suffit de lui adjoindre un compagnon ou à défaut de placer un miroir devant le bocal pour qu’instantanément il recouvre un peu de joie de vivre… et qu’il se remette à tourner en rond.
Cette expérience ne donne cependant pas toujours un résultat aussi rassurant. On raconte ainsi que face à leurs images dans un miroir les rumble fisch (littéralement « poisson de grondement ») se battent contre leur propre reflet sur les parois de l’aquarium, jusqu’à en mourir. Le problème, c’est que personne ne saurait dire ce que voient ces poissons-limites si susceptibles, voire sensitifs, en leur miroir. Inconscience réflexive ? Rumble Fish est un magnifique film métaphorique de Francis Ford Coppola (titre français Rusty James, 1984) sur l’adolescence limite. Ce film est presque entièrement en noir et blanc, à l’exception notable de ces poissons pulsionnels et sensibles qui s’acharnent contre leur propre reflet. Comme si pour cette espèce de poisson narcissique le miroir ne se laissait pas aussi aisément pénétrer que l’onde pure. Comme le dit Denis de Rougemont3: « Tant que les animaux ne parleront pas, toutes les hypothèses sont permises. »
Insistons… les animaux n’ont que le nom qu’on leur donne… leur nom même n’est qu’une décision humaine… Alors leurs actes ! Ne réifions pas pour autant le langage, l’homme est le seul animal parlant, mais c’est tout de suite pour se raconter des histoires jusqu’à devenir, à force d’y croire, un animal religieux. La faculté la plus importante de l’homme, c’est bien l’imagination (à ne pas confondre avec les capacités d’abstraction dont peuvent faire preuve certains animaux). Le psychisme per se, c’est l’élaboration imaginative qui s’appuie sur le fantasme pour peu ou prou s’en distinguer… ne serait-ce que parce que le fantasme, en la matière biologique pulsatile qui le nourrit, et en tant qu’organisateur de la vie sexuelle infantile, comporte plus de risque et donne moins de liberté. Le biologique n’a pas d’idée, ni d’intention… C’est la tyrolienne que l’homme doit installer au-dessus de l’abîme nietzschéen qui donne du sens à ses secrétions chimiques. Pas certain que comme pour l’homme, l’animal voit défiler toute sa vie au moment du mourir !
Le propre de l’homme qui le différencie fondamentalement de l’animal et que magnifie Francis Bacon dans ses toiles, même et surtout quand il expose l’animalité de l’homme dans ses figures de babouins et de chiens errants ahuris de voir leur chaîne brisée, c’est sa conscience réflexive enfermée dans un corps pulsionnel source de plus de désaccord que d’accord, son aptitude au-delà de sentir et jouir, à tomber amoureux, sa capacité de rire de l’horreur en lui (« un désespoir joyeux »), et le fait qu’il sache qu’il meurt quand on le tue. Qui niera que ces quatre aptitudes ne soient liées ? Ces quatre aptitudes se mixent et aboutissent à cette qualité qui ne laisse pas d’impressionner : sa capacité de dire non, sa liberté de choisir de se refaire et non de suivre son origine bestiaire.
On dit aussi depuis Bergson que « le propre de l’Homme c’est le rire » et depuis Pline que « l’Homme est un animal qui pleure ». Bref c’est un grand affectif et sa pensée même en est toujours toute troublée et ne peut être jamais considérée comme une pensée-concept pure de tout émoi. D’aucuns de Bentham à Derrida4 s’interrogent : si l’on ne sait encore si l’animal éprouve des sentiments, on est sûr qu’il peut souffrir… et souffrir n’est-ce pas le début de la pensée ?
Mais lorsqu’un enfant martyrise un animal dans les balbutiements curieux de sa première rencontre avec son sadisme, c’est peut-être parce que son ignorance-innocence l’empêche de se projeter dans cet autre de la même espèce que lui. Dès qu’il prend conscience de ce qu’il fait…. dans la majorité des cas il s’arrête et s’émeut de ce qu’il lit dans le regard de la bête blessée. Demander à un animal (et aussi il est vrai à certains hommes) la même chose… est infantile. Ajoutons que l’homme est un animal qui jouit de ses fantasmes (il cherche moins les cycles de reproduction que son plaisir) et se pose des questions à lui-même, avant qu’aux autres. Bref encore, c’est un grand amoureux sensuel, un croyant qui se raconte des histoires quand il est seul, et même quand il est en couple ou en groupe… auto-érotismes obligent. Ainsi donc il pense souvent de façon paradoxale ce qui l’émeut… il ne peut s’empêcher de se faire, non une idée mais des idées, parfois même un sentiment de son animalité. Et les idées ça peut modifier la biologie. Y a qu’à voir en amour !
Son animalité, c’est son comportement mû par le biologique. Son humanité, une fois sa matière somatique investie, en son corps, c’est la possibilité comme le dit Lautréamont d’accéder à « la conscience de ce qu’il est pendant qu’il pousse » et d’y réagir non par un acte de décharge, ou par un comportement opératoire, mais par une conduite sous-tendue par une pensée et un fantasme plus ou moins dictés par des idéaux individuels et collectifs… avec donc plus ou moins un espace de liberté… pour un libre arbitre. Ce qui pousse dans le corps de l’homme n’a peut-être pas grand-chose de spécifique par rapport à ce qui pousse dans le corps de l’animal. Apparemment, nulle intentionnalité dans les excitations primitives qui nourriraient les premières impulsions du corps. Mais ce corps de l’homme est aimé et manipulé, et ce très tôt, par des hommes et des femmes qui ont des intentions et surtout des désirs inconscients pour lui, ce qui le rend, et c’est là sa singularité par rapport à l’animal : spéculaire, jouissif, désirant, imaginaire…
Tout cela a été très tôt établi dans un cadre et bien mis en évidence par Lévi-Strauss, un scientifique qui n’éludait pas la question de la place essentielle de l’investigateur dans son investigation : celui de la prohibition de l’inceste et de l’intégration dans un système de parenté. Les dimensions qu’impose ce cadre ne sont pas biologiques mais bien culturelles et sociales, et elles vont avoir un impact majeur sur une autre différence essentielle entre l’homme et l’animal : les liaisons complexes et dangereuses entre sexualité et reproduction. Liaison incontournable, pour un temps encore, de la chair et de la procréation dont on ne dira jamais assez qu’elle est la matrice « perverse » de la création artistique et de la croyance en Dieu. Pas moins !
Tout ce préambule pour annoncer que ni le comportementalisme, ni le biologisme ne seront suffisants à comprendre la violence pulsionnelle des hommes plus ou moins étroitement contenue par leur subjectivité. Une subjectivité ontologiquement marquée chez l’homme qui fait qu’il est loin d’être rationnel lorsqu’il s’émeut de son histoire.
En tout état de cause on peut rêver, enfant, avec Walt Disney (le pire du kitsch et du chromo) que certains animaux soient désespérés, mais d’aucun d’eux on ne pourra dire qu’il aurait le désespoir joyeux. Paradoxe humain rencontré chez l’humain… qui lui permet de vivre avec… et parfois de s’en sortir.
On peut imaginer avec Walt Disney des animaux qui tombent amoureux, pour peu qu’on leur prête des sentiments humains, mais qui peut dire dans la vie animale que l’attachement d’une bête à une autre renvoie à un sentiment amoureux tel qu’il conduit parfois chez l’homme à la conversion, c’est-à-dire à l’identification… d’une bête à l’autre ? Les animaux sont-ils capables de passion ou de transfert ? Peu probable car passion et transfert sont liés à l’immédiat du coup de foudre, mais aussi à ce que celui-ci masque : cette rencontre avait été bien moins que spontanée, préparée qu’elle était par l’histoire de chacun des sujets et la mémoire qu’ils en conservaient. Écho libidinal plus souvent que hasard et contingence ! Les psychologues évolutifs ont montré que nos cousins les chimpanzés pouvaient nous être supérieurs pour la mémoire immédiate… mais pour le reste on attend encore ! Or si l’homme rêve et cauchemarde ou si il devient insomniaque, c’est bien parce qu’il a, comme le disait Nietzche5 « l’obsession de l’histoire et qu’il ne peut vivre sans aucune mémoire comme l’animal ».
Tex Avery plutôt que Walt Disney, et avec les commentaires de Pierre Delion (cf. www. carnetpsy. com) ! Quand ce cartooniste de génie utilise les animaux pour exprimer certaines angoisses archaïques, et qu’en dessinant le démantèlement, la chute sans fin, … il « psychise » leur vécu, il nous fait rire d’effroi. On comprend alors que la fameuse innocence de l’enfant ou de l’animal, qui devrait empêcher qu’on les frappe, c’est que ne pouvant pas « psychiser » leurs vécus, on imagine que leur douleur doit être plus profonde. Pour Delion, et beaucoup d’autres, les dessins animés de Tex Avery ont été d’un utile secours.
Au total si l’on reconnaît aujourd’hui aux animaux la capacité de rêver et d’halluciner (cf. les travaux de Jouvet dans les années 1965, et les récentes études démontrant l’existence (IRM fonctionnelle) de mêmes mécanismes neurobiologiques pour le rêve et le délire), si on leur attribue une mémoire immédiate et des possibilités d’associer des perceptions à d’autres perceptions, si on voit bien qu’ils sont tristes quand on les abandonne, on reste perplexe et spéculateur sur leurs capacités de représentation (non de représentation-perception, mais de représentation-image-imaginaire-symbolique). Capacité ou fonction réflexive n’est pas conscience réflexive !
Si leur comportement interroge, a même une signification personnelle (le chien qui se laisse mourir au décès de son maître) et dans le cadre d’une organisation collective (nos amies les fourmis et les abeilles) fait-il sens, au sens de conscience réflexive transmise à l’autre ? Si leur comportement est langage, est-il parole ? Si leur comportement est acte, est-il geste (au sens de porteur d’une offre, dirigé vers un autre à partir de soi… au sens surtout d’être affecté par le monde et l’affecter en retour) ?
Armé pour le meilleur comme pour le pire de cette conscience réflexive, de cet indispensable besoin du miroir de l’autre pour se penser et s’affecter, l’homme exprime dans tous ses gestes et ses mots la conscience de sa finitude et, lot de consolation ou opportunité de rédemption, la conscience que sa sexualité peut aboutir à la reproduction et donc à une forme d’immortalité. N’en déplaise donc à Walt Disney, l’homme contrairement à l’animal, aime comme il désire et il aura toujours peur quand il s’aventurera à embrasser l’autre, à mettre sa main dans sa main, son sexe dans son sexe. Ce qui n’a pas l’air d’être évident pour l’animal peut-être parce que contrairement à l’homme il ne se pose pas la question-essence : qui dois-je aimer ?
Notes
-
Malaise dans la civilisation, Puf, 1984.
-
R. Queneau. « Petite cosmogonie portative ». 1961.
- D. de Rougemont, L’Amour et l’Occident, Paris, Plon, reéd. UGE, coll. « 10-18 », 1972.
- « L’animal que donc je suis », 2006.
- F. Nietzche. Considérations inactuelles. Œuvres philosophiques complètes, Paris, Gallimard, 1990, pp 99.