La fabrique de la poupée chez Hans Bellmer – Bellmer, le principe de perversion
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La fabrique de la poupée chez Hans Bellmer – Bellmer, le principe de perversion

Un gros livre de près de 500 pages, issu d’une thèse de doctorat à l’Université, avec une remarquable préface de Paul-Laurent Assoun. Un travail très documenté, donc, avec les avantages et les écueils du genre. Céline Masson rend compte de ses nombreuses lectures, les élargissant d’une réflexion personnelle, approfondissant chaque référence, qu’elle soit biographique ou psychanalytique. L’ouvrage se termine, par ailleurs, par une bibliographie quasi exhaustive des textes déjà publiés sur le peintre.

Malgré les très nombreuses préfaces ou articles publiés, ça et là, rédigés généralement par des critiques d’art ou des amis du peintre, textes le plus souvent dispersés dans des revues confidentielles, on connaît mal, encore, en France, l’univers ténébreux et subversif de Hans Bellmer, peintre, dessinateur et graveur, créateur de la célèbre « Poupée », objet fétiche, dont le corps, constamment désarticulé et réarticulé, fonctionne comme une sorte d’anagramme sans fin. Inspiré, à ses débuts, par l’ouvre de Georg Grosz, dont il reprend les thèmes et la technique du dessin, Bellmer fût célébré par les Surréalistes, lors de son arrivée en France en 1933, alors qu’il fuyait le nazisme, avec son ami Max Ernst, et de nombreux autres artistes allemands. André Breton, le fit connaître en publiant dans la revue Le Minotaure en 1934, les célèbres Variations sur le montage d’une mineure articulée, une série de 18 photos de la « Poupée » qui fût alors célébrée par Paul Eluard.

L’oeuvre était subversive et la Poupée représentait l’Objet surréaliste par excellence. Céline Masson rappelle, dans son livre, cette belle formule de Bellmer, à propos de la censure, qui résume toute la démarche de l’artiste. « Si l’origine de mon ouvre est scandaleuse, c’est parce que, pour moi, le monde est un scandale. » Le mérite de ce travail, édité chez L’Harmattan, réside, donc, tout d’abord, dans le remarquable recensement des documents réunis autour du peintre, en une sorte de célébration posthume, qui contraste avec le peu de reconnaissance qui lui fût témoigné, par ses contemporains, lors de son existence. Hans Bellmer vécut, une bonne partie de sa vie, isolé et presque dans la misère, vivant de la vente furtive de ses dessins, aux côtés de sa compagne, Unica Zürn, dont le talent largement méconnu d’écrivain et de poète, sera célébré, également, après sa mort.

Les thèmes abordés dans ce livre sont ambitieux, comme l’ouvre de Bellmer, elle-même, que celle-ci soit plastique, gravée, ou consignée dans les écrits du peintre. L’ « anatomie de l’image », le corps comme anagramme, la « fabrique » de la poupée, objet fétiche et double féminin de Bellmer, organisée autour d’une « jointure à boule », charnière unificatrice du moi corporel, tels sont les thèmes de recherche que Céline Masson se propose d’explorer dans son livre.

L’auteur analyse la structure anagrammatique de l’ouvre de Bellmer, pivotant, en quelque sorte autour de chaque élément qu’il soit linguistique ou plastique. Pour Bellmer, en effet, le corps est une anagramme. « Le corps est comparable à une phrase qui vous inviterait à la désarticuler pour que se recomposent, à travers une série d’anagrammes sans fin, ses contenus véritables. » Unica Zürn prit, en quelque sorte la formule à la lettre, et, en en inversant les termes, elle construisit, à son tour, une ouvre poétique, dont les Hexentexte, les Textes de sorcières furent directement inspirés par le peintre.

On serait, sans doute, plus convaincu par les élaborations et les développements psychanalytiques que Céline Masson propose, si elle sacrifiait moins, par moment, aux exigences d’un genre littéraire que l’on croyait révolu, dans lequel il semble nécessaire d’employer quelques formulations précieuses et codées pour faire mouche. Ainsi d’une « opération-poupée » qui « permet de réinjecter du père là où ça faisait trou » (p. 29), ou d’un « faire ouvre perversif », sous-titre ambitieux du livre, pour souligner combien l’ouvre est porteuse de la trace de ce dont elle tente de s’extraire.

Nous la suivons mieux lorsque, écartant la notion de fétichisme comme clé théorique pour entrer dans l’ouvre, elle refuse de « fétichiser » d’emblée la « Poupée », et « opte pour ce battement pulsionnel » où l’on repère les traces et les inscriptions du désir du sujet. Les souvenirs de Bellmer concernant la redécouverte d’une caisse de jouets abandonnés et ceux concernant sa cousine Ursula soulignent la permanence et l’à vif de l’infantile.

On doit souligner, néanmoins, combien la critique contemporaine se montre parfois plus exigeante, à l’égard de ce que l’on a parfois trop vite mis en avant, au départ d’une ouvre. Dans son remarquable livre sur Hans Bellmer, paru en 1999, aux éditions J.-P. Faur, Pierre Dourthe montre en effet combien le peintre se situe dans une tradition culturelle qui l’a, depuis longtemps, nourri des thèmes du double et du narcissisme comme défense contre la mort, et qu’il n’est nul besoin de répéter, après tant d’autres, que la rencontre fortuite avec une représentation de L’homme au sable de E.T.A. Hoffmann, a été décisive pour la création de la « Poupée ».

Céline Masson nous propose avec son livre, les fruits de son remarquable travail, à partir de la réflexion qu’elle porte sur l’ouvre de Bellmer, ouvre qui semble osciller constamment entre perversion et sublimation. La « Poupée », la « pupilla », la petite fille, est aussi la pupille de l’oil, dans laquelle s’enroule un vertige de significations érotiques, dans lequel nous convoque l’ouvre de Hans Bellmer et son théâtre de métamorphoses. Figure de l’androgyne, double féminin de Bellmer, comme Olympia, la poupée mécanique de L’homme au sable de E.T.A. Hoffmann, Die Püppe, fait partie de l’enfance de Bellmer et de l’enfance de l’ouvre. Comme la Gradiva pour Freud, elle est son « rêve de pierre ». Corps fragmenté de la femme, agrégat de zones érogènes, chair à modeler, l’insistance de la « Poupée », dans l’ouvre du peintre, en laisse soupçonner la force d’identification. Elle est une figure de la réversibilité de l’identité sexuelle, un « autre » qui serait l’envers du sujet, retourné en doigt de gant comme un palindrome. Les pages de Céline Masson sont, ici, convaincantes, notamment lorsqu’elles reprennent le thème du « démembrement de la figure », thème qui n’a pas manqué de retenir l’attention de nombreux commentateurs de l’ouvre.

Dans sa remarquable préface, P.-L. Assoun rappelle que l’enjeu du fétiche, c’est le sexe de la mère, qui « cristallise l’absence phallique dont prend acte, dans sa perplexité angoissée, l’imaginaire infantile ». L’oeuvre gravée de Bellmer fonctionne, à cet égard, remarque-t-il, comme l‘Origine du monde de Gustave Courbet. Elle pourrait être, écrit-il, « la version la plus scandaleuse, l’insupportable divulgation, du fait indéniable que l’Art ne cherche qu’à exprimer, à condition de l’occulter, ce que le tableau met au premier plan, ce sexe de femme qui obture le champ perceptif du spectateur ». Dans l’acte de voir pourrait donc s’exprimer une interrogation sur l’intérieur de la femme, en même temps qu’une difficulté à penser le vide. C’est, du moins, ce que les gravures et les dessins de H. Bellmer nous invitent à penser.

Que reste-t-il après ce volumineux parcours ? Une furieuse envie de revoir ces dessins, ces gravures, ces gouaches. Pour y retrouver leur pouvoir de fascination. Et pour comprendre que, non seulement, l’art ramène à l’enfance, à sa réactualisation, mais, également, que les « créations artistiques », comme l’écrivait Freud, permettent de transposer les fantasmes et les désirs, au lieu d’en faire des symptômes, et d’organiser ainsi des sublimations qui permettent de garder une relation acceptable avec la réalité.