Le statut philosophique de l’animal : ni homme, ni objet
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Le statut philosophique de l’animal : ni homme, ni objet

Les êtres humains ont toujours eu beaucoup de mal à se situer par rapport aux animaux (De Fontenay, 1998), ces créatures étranges qui parcouraient leur environnement, partageaient leur vie, à certains égards leur ressemblaient, et avec qui ils entretenaient des rapports souvent complexes d’amour ou de haine. En fait, le statut philosophique, voire religieux, de l’animal dans les grandes civilisations, a longtemps oscillé entre deux conceptions fondamentales : l’animal-homme et l’animal-objet, pour aboutir en fin de compte, dans la pensée occidentale actuelle, à une conception plus conforme à la science moderne : celle de l’animal-être sensible.

L’animal-homme

La conception de l’animal-homme voyait surtout dans l’animalité les traits qui la rapprochaient considérablement de l’humanité (Chapouthier, 2004). Cela reposait souvent sur des erreurs d’appréciation du comportement, comme l’assimilation de la communication animale à un vrai langage, capable par exemple de se référer à des informations passées, ce qui n’est que très rarement le cas. Des nombreuses analogies que l’on pouvait observer entre le comportement de l’espèce humaine et celui d’espèces relativement proches de lui (essentiellement les mammifères et les oiseaux), on passait abusivement à une identité.

De ce traitement des animaux rigoureusement comme des hommes, un des exemples les plus spectaculaires est sans doute les procès d’animaux du Moyen-âge. Lorsqu’un animal avait blessé ou tué un homme, il était traduit en justice, défendu par des avocats et puni s’il était jugé coupable et éventuellement pendu en grande pompe et en public. Du temps de Louis XII, l’évêque d’Autun avait même voulu excommunier les rats parce qu’ils transmettaient la peste. Grâce à la brillante plaidoirie de leur avocat, Barthélémy Chassanée, les rats échappèrent heureusement à cette injuste condamnation ! (Brunois, 1984)

Beaucoup de religions ont été encore plus loin. Puisque certains dieux avaient des traits humains, d’autres dieux pouvaient avoir des traits animaux. Les animaux divinisés abondent dans les religions de l’Egypte Ancienne, de l’Inde, du Nouveau-Monde, et même dans la Grèce antique. On trouve aussi, dans l’aspect des dieux, de nombreux mélanges entre hommes et animaux, comme le dieu indien des marchands et des voyageurs, Ganesh, qui porte sur un corps humain une tête d’éléphant, ou le dieu grec Pan, pourvu de pattes de bouc. Enfin il est une croyance religieuse très répandue qui donne à l’animal une autre caractéristique humaine : celle de l’âme. C’est la métempsycose, croyance selon laquelle les âmes peuvent, après la mort, se réincarner dans des corps humains comme dans des corps d’animaux. Cette croyance fondamentale des religions de l’Extrême-Orient a été très répandue au cours de l’histoire partout dans le monde et même chez les grecs, puisque le célèbre philosophe Platon, par exemple, croyait dans la métempsycose.

Ce statut de l’animal-homme a disparu de la pensée religieuse occidentale avec l’arrivée des religions monothéistes, même s’il demeure encore dans certaines métaphores comme « l’agneau de dieu » du christianisme. L’animal-homme, capable de parler et de se comporter exactement comme un humain, existe certes encore dans la pensée occidentale, mais à titre de fiction, dans les fables, dans les dessins animés ou dans les romans de science-fiction. Le loup de La Fontaine ou le Mickey de Walt Disney n’ont pas plus d’existence réelle que les chiens du roman de Clifford Simak, qui succèdent aux hommes dans la gestion de la civilisation.

L’animal – objet

A l’opposé, pourrait-on dire, se situe la conception qui voit dans les animaux des objets. Paradoxalement cette conception a longtemps cohabité avec celle de l’animal-homme. En effet, si les deux conceptions nous paraissent aujourd’hui, à l’heure des droits de l’homme, complètement opposées, ce n’était pas le cas durant toutes les périodes de l’histoire où l’esclavage était perçu comme une pratique sociale « normale » et où, par suite, les hommes eux-mêmes étaient traités comme des objets.

Si donc une certaine confusion a longtemps existé entre l’animal-homme et l’animal-objet, cette confusion a disparu à l’époque moderne en Occident. Ce sont principalement les thèses de René Descartes et de ses successeurs qui sont à l’origine de la conception moderne de l’animal-objet (Chapouthier, 2000). Pour Descartes, le corps, celui de l’homme comme celui de l’animal, sont des machines. Mais l’être humain, contrairement à l’animal, échappe à son statut de pure machine parce qu’il possède aussi une âme. C’est le « dualisme » cartésien de l’âme et du corps. Sur le plan de la philosophie pure, Descartes n’avait pas complètement tort en assimilant le corps à un système matériel. Toute la biologie moderne repose de fait sur le postulat que le corps est un système matériel analysable et connaissable par la science. Mais l’autre hypothèse de Descartes selon laquelle l’animal ne disposait pas d’une « âme » a amené ses successeurs à traiter les animaux comme des entités dépourvues de sensibilité, ce qui a conduit à un désastre moral. On peut penser que Descartes, mort relativement jeune, n’a probablement pas eu le temps de préciser suffisamment ce point de la sensibilité des animaux. Mais c’est surtout le successeur de Descartes, Malebranche, qui a poussé jusqu’à la caricature la thèse des animaux-machines. C’est lui, Malebranche qui battait son chien et qui, quand la pauvre bête aboyait, constatait froidement : « Regardez, c’est exactement comme une horloge qui sonne l’heure ! » Depuis, les positions « post-cartésiennes » ont envahi la pensée occidentale et l’idée que les animaux sont des machines sans aucune sensibilité, donc des objets, des choses, y est extrêmement répandue. Quand on entend dire : « Après tout ce n’est qu’une bête ! » pour justifier les pires sévices sur les animaux, c’est une adoption sociale de ces thèses post-cartésiennes que nous entendons formuler. La société de consommation a d’ailleurs complètement intégré ces thèses en faisant de l’animal-objet, un animal-marchandise. Quand, par exemple, en face des montagnes de cadavres d’animaux de la fièvre aphteuse, on affirme : « C’est tout à fait légitime : cela coûte moins cher de les tuer que de les vacciner ! », on ne fait que transposer à un domaine économique le modèle post-cartésien de l’animal-objet. Et, à quelques exceptions (récentes) près, les textes juridiques consacrent aussi le statut d’objet et de marchandise de l’animal (Antoine, 2007).

L’animal – être sensible

Mais, même si le modèle de l’animal-objet reste encore très présent dans nos sociétés occidentales, une autre conception, beaucoup plus cohérente avec les connaissances scientifiques modernes (Nouët et Chapouthier, 2006), a vu le jour et se répand de plus en plus : celle de l’animal-être sensible (Burgat, 2006). En effet, les progrès de la connaissance scientifique ont amené à une meilleure connaissance de la manière dont « fonctionne » les corps des animaux et le corps des hommes. Ces progrès sont d’ailleurs fondés sur la recherche biologique expérimentale elle-même, dont les principes ont été décrits au XIXeme siècle par Claude Bernard (Bernard, 1952), et dont les bases sont, comme on l’a vu, post-cartésiennes : les corps vivants, systèmes matériels, sont analysables et connaissables par l’expérimentation. Or ces progrès de la connaissance scientifique ont démontré l’extraordinaire ressemblance du fonctionnement des corps animaux et humains. Dans tous les domaines (génétique, physiologie, pathologie, réactions émotionnelles, et même capacités culturelles comme le maniement d’outils ou les choix esthétiques (Chapouthier, 2009)…) l’homme s’avérait un animal. Mieux que cela, la théorie de l’évolution montrait que l’homme était un animal particulier, issu du groupe des primates et proche parent des chimpanzés. Certes l’être humain, doté d’un cerveau très performant, s’avérait un chimpanzé exceptionnellement intelligent, et cette intelligence de l’« homme savant » (Homo sapiens), comme il s’est nommé lui-même, lui avait permis de dominer le monde. Mais en ce qui concerne la sensibilité, la capacité à éprouver de la douleur, les différences entre l’homme et les (autres) animaux étaient tout à fait marginales : homme et (autres) animaux sont tous des « êtres sensibles ».

D’où finalement l’idée, fortement étayée par la science moderne, que l’animal est un « être sensible », très différent de l’homme dans ses capacités intellectuelles, mais semblable à l’homme dans son aptitude à ressentir la douleur (Auffret Van Der Kemp et Nouët, 2008). En aucun cas un objet, au sens post-cartésien du terme. Il s’ensuit que l’animal devrait avoir, dans la pratique et dans la loi (Antoine, 2007), un statut particulier, lié à sa nature d’animal sensible. C’est la raison d’un mouvement qui se développe actuellement en faveur de « droits de l’animal », droits qui seraient certes différents des droits de l’homme, mais consacreraient clairement la différence entre l’animal et la chose (Chapouthier, 2004). Evidemment ce n’est pas la première fois que l’espèce humaine attribue des droits à des entités autres que les humains. A titre humoristique, on peut par exemple rappeler que le port du Pirée, près d’Athènes, est ce qu’on appelle une « personne morale », dotée de droits, mais assurément pas un homme ! Les droits de l’animal différeraient de ceux des personnes morales par le fait même de la sensibilité des animaux, qui réclame des mesures de protection particulières. Ils s’en rapprocheraient en revanche par le fait que, comme d’ailleurs pour certains humains incapables de se représenter eux-mêmes, ces droits ne pourraient être défendus que par des représentants ou des médiateurs humains.
Quant au contenu précis de ces droits, selon qu’il s’agirait d’animaux évolués ou non dans l’échelle phylétique, d’animaux sauvages ou domestiqués, d’animaux communs ou en voie de disparition, il appartiendra aux législateurs du futur de les fixer, dans un mouvement bien amorcé déjà vers le respect de l’animal, et qui ferait suite aux nombreuses lois déjà en place dans les pays occidentaux.

Bibliographie

Antoine, S. (2007). Le droit de l’animal. Legis-France, Paris.

Auffret Van Der Kemp, T. et Nouët, J. C. (Sous la direction de) (2008). Homme et animal: de la douleur à la cruauté. L’Harmattan, Paris.

Bernard, C. (1952). Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Flammarion, Paris.

Brunois, A. (1984). L’animal sujet de droit, Les droits de l’animal et la pensée contemporaine, pp. 41-47. Ligue Française des Droits de l’Animal, Paris.

Burgat, F. (2006). Liberté et inquiétude de la vie animale. Kimé, Paris.

Chapouthier, G. (2000). « Impact de l’animal-machine sur la biologie moderne: triomphe épistémologique et désastre moral », L’esprit cartésien, Vol. 2, pp. 742-744. Vrin, Paris.

Chapouthier, G. (2004). Qu’est que l’animal ? Le Pommier, Paris.

Chapouthier, G. (2009), Kant et le chimpanzé. Essai sur l’être humain, la morale et l’art. Belin -Pour la Science, Paris.

De Fontenay, E. (1998). Le silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité. Fayard, Paris.

Nouët, J. et Chapouthier, G. (Sous la direction de) (2006). Humanité, Animalité: quelles frontières ? Editions « Connaissances et savoirs », Paris.

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