L’image du corps de l’analyste
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L’image du corps de l’analyste

Question de Juliette Torre

Chère Mme Le Poulichet,

Dans un article datant d’une dizaine d’années (Le Poulichet, 2015), vous évoquez un aspect particulier du transfert dans lequel l’analysant déforme et décompose l’image du corps de l’analyste avant de pouvoir nouer des liens avec la parole. Vous nommez cette opération « emporter l’image du corps de l’analyste de l’autre côté du miroir » et cette idée m’avait semblé très éloquente et m’avait beaucoup intéressée. À partir de votre expérience, quels effets pensez-vous que ces projections peuvent avoir sur la personne de l’analyste ? Par ailleurs, n’est-ce pas le fait même que l’analyste les accepte et se laisse traverser par elles qui pourrait permettre à l’analysant de se créer une nouvelle enveloppe psychique ? 

Réponse de Sylvie Le Poulichet

Chère Juliette Torre,

Merci pour vos questions tout à fait pertinentes qui pourront m’amener à préciser ici les éléments cliniques et théoriques auxquels vous vous référez. J’ai repris cet article dans le cinquième chapitre de mon ouvrage Les Poétiques du corps. Actes de naissance en analyse parus en 2018, où j’explorais entre autres « les événements corporels transférentiels », « les théories fantastiques » et « le miroir identifiant » qui peuvent œuvrer dans le champ de la clinique de l’informe. Je rappelle que dans cette clinique les sujets sont traversés par des « vacillements identificatoires » et des franchissements de limites entre le corps propre et le corps de l’autre, entre le dehors et le dedans, entre le mort et le vivant. Ni l’image du moi ni le lien à l’autre ne peuvent tenir dans une continuité à la suite d’expériences traumatiques précoces qui ont désagrégé partiellement leur image dans le miroir.

Concernant votre première question, il est vrai que les projections opérées par certains de ces patients peuvent entraîner des effets d’étrangeté, voire de sidération chez l’analyste. Néanmoins, ces évocations d’images du corps déformées ou monstrueuses de l’analyste constituent des moments cruciaux du transfert qu’il faut très rapidement utiliser sans se laisser totalement sidérer. En effet, il s’agit bien d’accueillir ces projections sans que l’analyste ne se fige en des réactions défensives. Au contraire, il est souhaitable de communiquer au patient que ces événements psychiques représentent une chance pour la cure, une occasion précieuse de mettre en images et en mots les parties terrifiantes de l’autre ou des autres qu’il a rencontrées très précocement et qui ont fait effraction.

Très fréquemment, le moi-corps du patient a intégré ces parties terrifiantes et contradictoires par le biais d’identifications inconscientes à des zones informes ou insensées des autres primordiaux. Parallèlement, le patient se voit lui-même partiellement comme il imagine que les premiers autres l’ont perçu : en miroir d’eux-mêmes. Ces éléments terrifiants seront alors souvent projetés sur l’analyste. Et toute cette « traversée de l’informe » dans le transfert peut permettre au patient d’identifier et d’expulser cet « autre côté du miroir » grâce aux interventions de l’analyste.

Comme vous l’écrivez, ce processus permet au patient de commencer à se créer une nouvelle enveloppe psychique. Cependant, cette enveloppe est tout aussi corporelle que psychique, c’est pourquoi j’évoque le travail de « recomposition du moi-corps » dans la cure. En effet, je rappelle que, dans cette clinique de l’informe, les patients présentent parfois des angoisses de corps partiellement ouvert, invisible ou éparpillé. Après avoir travaillé l’origine et l’histoire de ces angoisses, il s’agit de prélever dans les paroles et les rêves des patients des formes qui peuvent œuvrer comme d’étranges enveloppes, par exemple une boîte aux lettres ou une sculpture, ou encore une forme ronde contenante, mais aussi des compositions tactiles ou sonores. Nous ne savons jamais à l’avance ce qui va permettre l’élaboration de nouvelles enveloppes psychiques et corporelles car le processus est tout à fait singulier pour chaque patient. Elles jaillissent dans la surprise. Et avant même que s’accomplisse l’introjection d’une enveloppe relativement permanente, il faut souvent passer par de multiples et passagères « enveloppes-refuges » surprenantes qui permettent d’intégrer des éléments sensoriels et imaginaires rendant possible une inscription symbolique. Tout ce trajet appartient à la dimension des mouvements du « miroir identifiant » mis en jeu dans les cures.

Pour Aller plus loin

• Anzieu, D., 1996. Les Enveloppes psychiques, Paris,  Dunod.

• Ferenczi, S., 1982. Le Traumatisme, Paris, Payot.

• Le Poulichet, S., 2003. Psychanalyse de l’informe. Dépersonnalisations, addictions, traumatismes, Paris, Aubier/Flammarion.

• Le Poulichet, S., 2010. Les Chimères du corps. De la somatisation à la création, Paris, Aubier/Flammarion.

• Le Poulichet, S., 2015. « Compositions corporelles et actes de naissance dans le transfert », Cliniques méditerranéennes, vol. 91.

• Le Poulichet, S., 2018. Les Poétiques du corps. Actes de naissance en analyse, Paris, Hermann.

• Winnicott, D.W., 1971. Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard.