Si l’on est pour une part sorti des grandes polémiques sur l’origine de l’autisme infantile, ceux qui ont en charge le traitement des enfants autistes sont confrontés à des situations complexes nées de l’évolution des idées sur la nature du trouble autistique et sur son traitement, et par ailleurs, des conditions du financement du système de santé. Il nous faudra donc essayer de démêler ces questions, et d’autant plus qu’elles influent sur la préoccupation actuelle principale, l’urgence dramatique tant pour les professionnels que pour les parents, qui est la difficulté de trouver une place dans une institution soignante.
En cette rentrée de septembre 2002, quatre enfants de notre hôpital de jour pour petits n’ont pas trouvé de place dans une institution pour plus grands pour poursuivre leur traitement. Alors que l’arh (Agence régionale d’hospitalisation) a en ses débuts persécuté les hôpitaux de jour parisiens par des taux ouvertement « restructurants » (cela veut dire une asphyxie financière conduisant à la fermeture des plus fragiles !), postulant Paris comme « surdoté » en hôpitaux, et que très peu d’emp accueillant des autistes existent à Paris, il devient chaque année de plus en plus difficile de trouver des places pour nos sortants à l’âge de 8 ans. On peut voir dans cette situation qui s’aggrave une conséquence de la naïve générosité de l’amendement Creton qui a interdit de mettre à la porte d’une institution pour enfants les grands adolescents atteignant l’âge adulte si une solution n’était pas trouvée, mais sans budgétiser la nécessaire prise en charge des adultes ! La prolongation des soins s’est faite au détriment des admissions de patients plus jeunes, avec une répercussion en cascade. De ce fait une génération d’enfants confisquent les possibilités de soins au détriment des autres même si l’on comprend le combat de leurs parents. Mais devons-nous renoncer pour autant à l’action précoce et à la chance thérapeutique supplémentaire qu’elle a apportée ? De manière scandaleuse restent alors sans solution les enfants autistes les plus perturbés et les moins performants. La pédopsychiatrie s’en défausse souvent, arguant de leur déficit, et le secteur médico-social les récuse parfois, du fait de leurs troubles psychiques et du (réel) manque de moyens thérapeutiques. En matière d’autisme le clivage entre sanitaire et médico-social n’est pas pertinent. C’est en tous cas la charge des cas les plus lourds qui repose alors entièrement sur les familles, ce qui est injustifiable et alimente une révolte légitime. Celle-ci prend parfois un tour antipsychiatrique au détriment du soin dont les enfants sont privés, en revendiquant la scolarisation comme seule solution thérapeutique, reprenant les anciens clivages idéologiques et cautionnant alors le manque d’équipements thérapeutiques. Le débat théorique s’est pourtant enrichi cette dernière décennie de la théorie cognitive de l’autisme, et la confrontation des idées est fructueuse. J’y ai consacré un second livre sur l’autisme en prenant également en compte l’apport des témoignages d’anciens autistes. Disons simplement ici qu’au-delà des controverses certaines convergences peuvent apparaître. Les progrès de la génétique ont modifié certaines situations, mais pas de la manière dont certains pouvaient le rêver et d’autres le craindre – la résolution de l’énigme –, demandant au contraire un surcroît de travail psychique à l’enfant, à ses parents et à ses soignants. Ceci justifie en tout cas un bilan génétique systématique, pour le moment sans bénéfice direct pour l’enfant, mais permettant à la famille d’être prévenue et conseillée lors d’un risque génétique identifié. Les soins psychiques pour les enfants atteints d’anomalies génétiques entravant leur construction psychique et relationnelle constituent de réels progrès mais nécessitent une place dans les institutions thérapeutiques.
Cliniquement enfin, la thérapeutique institutionnelle et la psychothérapie individuelle nous confirment qu’avec un traitement précoce, l’enfant autiste peut évoluer dans sa structuration psychique, accédant à une reconnaissance d’autrui et à l’établissement d’échanges non verbaux. Avec cette économie relationnelle, diminue ou disparaît celle qui sous-tendait les grands symptômes autistiques d’automutilation et de stéréotypie. Mais il faut beaucoup de temps pour ces évolutions, de vie partagée, pour que naissent ces relations affectives assumées par le sujet. D’autre part, certains enfants progressent plus que d’autres sans que nous sachions pourquoi ou que nous puissions le prévoir. Ceci maintient les parents dans une attente anxieuse extrêmement douloureuse. Les équipes soignantes craignent beaucoup que la prise en compte de la souffrance de l’enfant, l’efficacité du travail fait avec les parents pour mobiliser l’enfant, le respect de la subjectivité de l’enfant, toutes ces conquêtes d’une pratique thérapeutique inspirée de la psychanalyse ne soient menacées par une idéologie d’inspiration américaine, positiviste et comportementaliste, voulant à tout prix objectiver et quantifier.
La tentative actuelle de rationalisation du système de soin par l’administration nous fait craindre en tout cas l’application de modèles médicaux de la médecine du corps de manière plaquée et inadéquate en psychiatrie, et d’autant plus en psychiatrie de l’enfant. Enfin, la question de ce qui peut promouvoir l’accès à la symbolisation, au langage et à son utilisation pour progresser dans la qualité de l’échange reste un défi thérapeutique majeur. J’ai soumis cette question à un récent congrès psychanalytique.
D’autres questionnements se posent dans les stratégies thérapeutiques : passer par les intérêts autistiques de l’enfant est-ce ouverture ou enfermement ? Utiliser des symbolisations limitées ou partielles, pictogrammes, images, ou des symbolisations non verbales, la langue des signes par exemple, chez un enfant qui vocalise un peu, est-ce lui faire découvrir un plaisir de penser favorisant l’investissement ultérieur du langage, ou au contraire, est-ce court-circuiter tragiquement l’accès au langage commun ?
Cette question rejoint un peu celle de l’opportunité et de la légitimité de tenter ou non la « communication facilitée », communication par écrit assistée par une facilitatrice…
L’intégration scolaire est un autre enjeu, mal posé actuellement, pour lequel de vraies questions se posent. En quelques mots, il n’est pas légitime de proposer la scolarisation comme alternative au traitement, ainsi que le demandent certaines associations de parents. Soigner, instruire et intégrer sont évidemment plus légitimes ! Les temps partiels hôpital de jour/écoles extérieures sont fructueux, comme la fréquentation de la classe de l’institutrice spécialisée de l’hôpital de jour. Autre vraie question : d’un côté les témoignages d’anciens autistes montrent que certains enfants enregistrent bien plus qu’ils ne le montrent, ce qui validerait la présence d’un enfant apparemment indifférent dans un groupe classe fonctionnant bien. De l’autre côté, on peut se demander si certains enfants ne bénéficieraient pas davantage d’une réelle intégration dans le petit groupe de l’institution thérapeutique, à temps plein dans un premier temps, pour étendre ensuite au groupe scolaire une capacité de socialisation acquise, plutôt que d’être d’emblée confrontés à deux lieux différents à la fois… L’inconvénient est alors que l’accueil d’un enfant inconnu venant d’un hôpital de jour va moins de soi pour l’institution scolaire que le maintien d’un enfant déjà investi. Mais il faut reconnaître que cette considération n’est pas liée à l’enfant lui-même…
Pour conclure, je dirai mon inquiétude de voir que la souhaitable réalisation de centres de diagnostics spécialisés régionaux, mise en œuvre actuellement, laisse totalement de côté la recherche thérapeutique qui ne peut se faire que dans la durée de l’investissement d’un traitement psychique. On pourrait voir là un exemple du modèle médical et une fétichisation de l’organique. Pourtant, pour quelle maladie physique oserait-on proposer que seul le diagnostic compte et que le traitement importe peu ?