Sigmund
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Sigmund

En 1878, à 22 ans, Sigismund Freud se coupe le is et se fait appeler Sigmund… sans plus d’explication que de trouver ça plus élégant.

En 1914, il récidive en publiant Zur Einführung des Narzismus : son biographe Ernest Jones lui demandant pourquoi il n’utilisait pas Narzissismus, plus correct, s’entend répondre que simplement le son lui en était déplaisant.

Osons (après beaucoup d’autres) une interprétation !

Le père de Freud se prénommait Israël, c’est-à-dire Jacob : la Bible rapporte que Jacob, fils d’Isaac, petit-fils d’Abraham, ayant combattu l’ange lors de la traversée du gué de Yabboq, y gagne un nouveau prénom : « Jacob ne sera plus désormais ton nom, mais bien Israël, car tu as jouté contre des puissances célestes humaines et tu es resté fort1. » Israël veut dire « celui qui a lutté avec Dieu ». Jacob est ainsi devenu l’élu de Dieu, qui l’enjoint comme il l’avait fait avec son grand-père de croître et multiplier : Jacob aura de fait douze enfants, qui constitueront les douze tribus d’Israël, dont Joseph, le « maître des songes » ; rappelons que Abraham le grand-père s’appelait en fait Abram et que ce serait Dieu qui pour le récompenser l’a grandi d’une syllabe, ce qui lui promettait une croissance de ses biens matériels et de sa progéniture.

L’amputation par Freud de son prénom (et celle du signifiant narcissisme) en regard du second prénom paternel, ethniquement peut-être trop connoté, témoigne-t-elle d’un premier déplacement-déracinement au regard de la perte de la foi d’un fils vis-à-vis de son père et accessoirement de Dieu ? Perte de la foi d’un parricide (en fantasme) et futur juif sans dieu et début de l’ambition d’un athée ? Perte de la foi en l’auteur de ses jours chez celui qui commença son auto-analyse après la mort de celui-ci en 1896. A quoi renonce donc le jeune Freud, et que veut-il et peut-il devenir à partir de ce manque ?

Le narcissisme progrédient et non destructeur, c’est de confectionner sa sculpture de soi, moins par ajouts que per levare (par soustraction), comme le recommandait Michel-Ange et à sa suite Freud lui-même, avec l’importance de désapprendre, et de se déconditionner de certaines dimensions religieuses, éducatives, socio-culturelles qui ont prévalu dans notre enfance, alors que nous étions peu aptes à discriminer les parts de croyance et de réel et que nous étions affectivement attachés à notre communauté. Cette amputation lui ouvrait-elle la voie à la subjectivation et à une identité propre (quoique mutilée) après l’exercice de ce droit d’inventaire : exploration du monde après liquidation de l’héritage paternel religieux sans renoncement à ses racines juives, mais sans suivre à la lettre le code du mandat testamentaire ?

Et qui plus est, n’est-ce pas ce que Freud recommande à la psychanalyse, à savoir de ne pas se résoudre au « recouvrement » ou à « l’effacement » du symptôme, mais de le retourner pour voir son envers… soit sa chair mue par l’originaire et l’archaïque : d’où la comparaison par Freud entre sculpture et peinture – per via di levare et per via di porre.

Masud Kahn2 comparait la psychanalyse à une circoncision psychique : décollage du prépuce pour libérer le gland, vu comme une métaphore incarnée de la libération des contraintes surmoïques pour libérer la pulsionnalité ; sortie de l’inceste (in-secare : non coupé) et ouverture au sexus (couper) et, dans le même mouvement, maintien d’une continuité d’avec sa communauté dans l’alliance.

Séparation-distanciation d’avec ses identifications donc et non rupture du sujet d’avec son identité ; point d’ouverture vers le vide, l’obscur, le brumeux, l’inconnu, l’impur, le silence de Dieu, le féminin, le nomadisme ; obligation de trouver une pluralité de sens individuels à sa vie plutôt que d’adopter un sens absolu (une foi) religieux ; ne plus ériger en dogmes les idéaux parentaux et s’autoriser à les juger à l’aune de l’humaine réalité. Oser le nouveau, ou l’étranger, tant il vaut mieux de mauvaises surprises que pas de surprises du tout (multiples vies sans histoires… ou simple histoire sans vie).

Pour Guy Rosolato, « Sigismund appelle l’invocation des rois libéraux de Pologne, protecteurs des juifs (…). En enlevant le is, et devenant Sigmund, il ne lui déplaît pas d’abandonner la première intention pour une autre : celle de la victoire du verbe que profère la bouche, SI(E)g-mund (…). Il s’écarte du prénom Israël de son père et surmonte ce “fort contre Dieu” que le Jacob de la Bible avait repris dans sa lutte contre l’Ange3 ».

Der Sieg : la victoire ; Der Mund : la bouche ; Sigmund : bouche-victoire, vaincre par la parole.

Où l’on voit que Guy Rosolato a choisi sa définition d’Israël et son vainqueur, l’homme plutôt que l’ange. Alors que « celui qui a lutté et a fait montre de courage et de force avec Dieu » ne veut pas forcément dire qu’il l’a vaincu. Ou alors à peine, serait-on tenté de dire, puisque la fin du texte explique que Jacob est resté fort avec Dieu après avoir été fort contre lui. Bref dans une alliance amoureuse bien comprise, ivre de réciprocité… où l’homme et Dieu s’élisent l’un l’autre ; où le fils sentant son père faiblir s’ampute d’une partie de sa force pour ne pas avoir la tentation de l’humilier, et pour parvenir seulement à le soutenir en le contenant. Père… ne vois-tu pas que je te protège.

De fait, Freud ne se débarrasse pas si facilement de sa judéité-féminité : il adressa ainsi un avertissement viril à Max Halberstad, son futur gendre (époux de Sophie), qui tardait à se fiancer : « Mon nom s’écrit Sigm. sans e, mais il n’y a aucun doute en ce qui concerne l’identité. Meilleures pensées de la part de ma femme et de moi-même. Votre nouveau et vieux beau-père. Freud. »

Notes

  1. Genèse, 22-29.
  2. Son article sur un cas de fétichisation du prépuce s’est avérée totalement inventé.
  3. Guy Rosolato, « Le sens des oublis, une découverte de Freud », L’Arc, n° 34, 1968.