Un bébé meurt en crèche : comprendre n’est pas excuser, mais chercher à prévenir
Éditorial

Un bébé meurt en crèche : comprendre n’est pas excuser, mais chercher à prévenir

Le 22 juin à Lyon, une fillette de 11 mois a été forcée à ingérer de la soude caustique par une professionnelle excédée. Les témoignages de maltraitances se multiplient depuis, mais quid de leurs effets ?

Un bébé meurt d’avoir été intoxiqué par une auxiliaire excédée dans une crèche en France ? La belle affaire !

Il va de soi que cette auxiliaire est un monstre et que sa cruauté barbare en témoigne… Circulez, il n’y a rien à voir. Voilà qui nous rassure à peu de frais alors même que la chose est beaucoup plus complexe.

Si cette professionnelle était excédée, cela mérite peut-être d’être examiné…

S’occuper des bébés des autres n’a en effet rien à voir avec le fait de s’occuper de ses propres enfants. Il s’agit d’un métier difficile et qui pourtant demeure peu valorisé. Dans un pays comme le nôtre, j’exagère à peine, plus on s’occupe d’enfants jeunes, moins on est payé !

C’est pourtant un métier qui exige tout d’abord une formation rigoureuse puis un accompagnement soigneux et continu des professionnel.le.s qui s’y trouvent engagés. Les professionnel.le.s ne peuvent en effet prendre soin correctement des enfants qu’on leur confie que si — et seulement si — l’institution qui les emploie prend elle-même correctement soin d’eux. Il y a là une évidence dont on se demande bien pourquoi il faut la rappeler sans relâche. Ne pas reconnaître les professionnels équivaut en fait à ne pas reconnaître les enfants. Et c’est là que le bât blesse.

L’importance de l’ambivalence 

Depuis l’essor phénoménal de la psychologie du développement, de la psychopathologie périnatale et de la psychiatrie du bébé depuis 30 à 40 ans, nous savons mieux aujourd’hui quels sont les besoins fondamentaux des tout-petits et pourtant nous ne parvenons pas encore à mettre en œuvre toutes ces nouvelles connaissances. Quels sont les freins, quelles sont les résistances ?

Selon les pays, il peut certes y avoir des contraintes économiques, administratives ou politiques qui entravent la translation des connaissances vers les équipes de terrain, mais cela n’explique pas tout.

À mes yeux en effet, le facteur le plus important est l’ambivalence que tout adulte peut éprouver envers sa propre enfance et envers l’enfant qu’il craint, à tort ou à raison, d’avoir été, ambivalence qui risque alors de se retourner sur les enfants dont nous avons la responsabilité. S’il n’y avait pas cette ambivalence, comment pourrions-nous expliquer l’insuffisance de formation des personnels de crèches ou des lieux d’accueil des tout-petits en général alors que chacun sait désormais que les premières années de la vie des enfants sont décisives et porteuses d’enjeux à court, moyen et long terme ?

Je préside depuis 2007 l’Association Pikler Lóczy-France qui effectue un énorme et merveilleux travail en matière de formation et je vois bien l’importance de cette formation ainsi que la nécessité absolue d’un soin du soin, ou d’un soutien au soutien, au travers de l’accompagnement continu des personnels. Les crèches privées sont théoriquement astreintes au même devoir de formation continue de leur personnel que les crèches publiques, mais le contrôle de ces formations y est souvent largement insuffisant !

S’il n’y avait pas cette ambivalence, comment expliquer le nombre insuffisant de crèches et de pouponnières ? On ne recense actuellement que 471 000 places en crèche soit un tiers de l’accueil des enfants de moins de trois ans alors que l’accueil en crèche demeure le mode d’accueil préféré des Français.

S’il n’y avait pas cette ambivalence, à laquelle s’ajoute probablement une acceptation sociale encore imparfaite du travail des femmes, comment expliquer l’idée saugrenue que les crèches soient payantes à la différence de l’école ?

S’il n’y avait pas cette ambivalence, comment expliquer que nos politiques de santé soient encore si défaillantes à propos de la petite enfance en général ? Nous attendions un ministère de l’Enfance qui, une fois de plus, n’aura pas vu le jour.

Une logique de rentabilité

À tout ceci s’ajoute que comme les EHPAD et les hôpitaux, le secteur des lieux d’accueil de la petite enfance est confronté à une logique de rentabilité peu compatible avec le soin, ce que nous répétons sans relâche et sans jamais être entendus.

Il y a un véritable boom des crèches dites « lucratives » puisque dans ce secteur, le nombre de berceaux qui était de 22 000 en 2012 est passé aujourd’hui à plus de 80 000 ce qui se traduit dans le fait que 80 % des places créées en crèche l’ont été dans le secteur privé. En crèche, le ratio d’enfants par adulte est de cinq enfants qui ne marchent pas et de huit enfants qui marchent par adulte, ratio qui ne tient évidemment pas compte des éventuelles pauses ou absences liées à la réalisation de tâches annexes.

Or ce ratio est régulièrement revu à la hausse dans le but de créer des places, en 2010 par Nadine Morano puis plus récemment par Adrien Taquet en 2021. Le rapport rédigé en 2020 par la Commission des 1000 premiers jours proposait un ratio de cinq enfants par adulte tous âges confondus, mais ce rapport n’a en fait jamais été suivi de la moindre mesure concernant l’accueil des jeunes enfants.

La qualité du soin : Un impératif catégorique 

Reste aujourd’hui le rapport  sur les modes d’accueil des enfants de moins de trois ans rédigé par Sylviane Giampino, présidente du Haut Conseil de la Famille, de l’Enfance et de l’Âge, qui a fait date en 2016 par son intelligence, sa profondeur, son sens des réalités et qui devrait, enfin, inspirer nos décideurs politiques qui n’ont pas la science infuse.

La qualité des soins précoces apportés aux tout-petits est un impératif catégorique au sens kantien du terme qui devrait se suffire à lui-même et qui n’a besoin d’aucun argument hors champ.

Il se trouve cependant que les neurosciences viennent aujourd’hui confirmer de manière éclatante les savoirs plus anciens des cliniciens en insistant sur le fait que la manière de s’occuper des tout-petits a très probablement des effets épigénétiques à long terme sur le développement de la personne.

On voit donc ici, très clairement, les ravages du néo-libéralisme qui rend aveugle et sourd aux besoins fondamentaux du développement des tout-petits, besoins auxquels on ne peut pourtant répondre qu’au sein d’un environnement relationnel soigneusement pensé.

La mort de cette enfant est inacceptable.

La professionnelle responsable de ce crime est inexcusable.

Mais comprendre n’est pas excuser, comprendre c’est chercher à prévenir la répétition de tels événements.

Ne pas chercher à comprendre est en revanche de l’ordre d’un manquement éthique dont nous serions alors tous responsables.