Approche psychanalytique du handicap
Dossier

Approche psychanalytique du handicap

Pendant longtemps et jusqu’à récemment, la personne handicapée semblait échapper à l’investigation et le traitement psychanalytiques. Très peu de psychanalystes s’y intéressaient, car la plupart était pris par la tendance générale à méconnaître la vie psychique d’un sujet atteint d’un handicap. Face à la souffrance suscitée par le handicap, nous préférons penser en effet que l’enfant n’en est pas conscient et imaginer qu’il n’a pas les capacités intellectuelles de penser la situation qui est la sienne. Cette résistance tient au double caractère du handicap qui est d’être d’une part irrémédiable et d’autre part inscrit dans l’organicité, deux obstacles insurmontables pour la psychanalyse classique. L’organicité trouble la toute-puissance de la pensée et le côté irrémédiable du handicap, qui ne se guérit pas, met en échec l’idéal de la vocation thérapeutique. Par conséquent, peu de recherches psychanalytiques ont été consacrées à ces champs, comme si l’impact d’une réalité traumatisée et traumatisante, dont l’effet médusant provoque une sidération ou un rejet, produisait une butée de la pensée.

Qu’apporte la psychanalyse à la clinique du handicap ?

La psychanalyse est pour Freud, rappelons-le, une méthode d’investigation, de traitement et une théorie. La psychanalyse apporte des outils conceptuels irremplaçables pour la compréhension de la vie psychique et des outils méthodologiques essentiels pour la traiter, via la relation thérapeutique, l’écoute et l’interprétation. Qu’en est-il lorsque ce patient est atteint d’un handicap ? La psychanalyse peut alors apporter un éclairage fondamental à la compréhension et le traitement des personnes en situation de handicap.

Pour ce qui est de l’enfant handicapé, la psychanalyse permet de comprendre le traumatisme que représente le handicap de l’enfant pour ses parents et sa famille. L’annonce du diagnostic d’un handicap chez un enfant constitue pour ses parents un véritable traumatisme au sens psychanalytique du terme, à savoir un choc totalement inattendu, d’une intensité telle qu’il fait effraction dans le psychisme, dont il désorganise le fonctionnement : il anéantit toutes leurs défenses habituelles et en fait apparaître d’autres, parfois beaucoup plus pathologiques. Lorsqu’il y a un enfant handicapé dans une famille, ce n’est pas seulement l’enfant qui est touché dans son intégrité somato-psychique, mais c’est toute la famille qui est blessée dans son identité. Ses parents, bien entendu, pour lesquels le handicap constitue une profonde blessure narcissique. Mais aussi ses grands-parents, qui se sentent concernés à travers la question de la transmission. D’où cela provient-il? Qui est à l’origine de cette tare? C’est leur position d’ancêtres, et par conséquent leur rôle et leur responsabilité, qui est impliquée et qui va influer sur leurs comportements. Mais plus encore que les grands-parents, les frères et les sœurs de l’enfant handicapé sont atteints et concernés. La psychanalyse permet de repérer les représentations inconscientes que suscite la handicap et qui correspond à une figure de l’inquiétante étrangeté, avec les fantasmes de filiation fautive, de procréation interdite, de sexualité monstrueuse, avec les interrogations inévitables sur les origines et la transmission, avec les sentiments de honte, de frustration, de deuil de la normalité et de culpabilité qui les accompagnent.

Changer de paradigme

Mais pour aborder les spécificités auxquelles sont confrontés les cliniciens qui s’occupent de personnes handicapées (le travail de deuil, la perte de l’objet, l’angoisse de castration…), les concepts habituels de la psychanalyse ne sont pas suffisants. Pour s’y retrouver, il faut changer de paradigme. Pour aborder ce champ clinique, que j’ai élargi à ce que j’appelle les cliniques de l’extrême, l’extrême de ce qui est humain, l’extrême de ce qui est pensable, l’extrême de ce qui est partageable, il faut se référer au modèle d’une psychanalyse contemporaine, qu’on pourrait qualifier de post-freudienne, et qui privilégie de nouvelles notions : l’identification projective, l’intersubjectivité, l’empathie, la réflexivité. Une psychanalyse qui fait plus place au corps et moins au langage. Une psychanalyse qui postule qu’il y a du psychique non-verbal, ce qui permet de s’occuper de personnes n’ayant pas, ou peu ou avec des difficultés, accès au langage.

Historiquement, ce qui a profondément modifié et enrichi la psychanalyse depuis plus d’un demi-siècle, c’est l’intérêt que les psychanalystes ont porté à de nouveaux champs cliniques, qui semblaient incompatibles avec une approche psychanalytique traditionnelle. Il y a un phénomène que l’on voit se répéter tout au long de l’histoire de la psychanalyse : ce qui semble d’abord un obstacle devient une source d’enrichissement. Pendant longtemps, certains patients étaient considérées comme ne pouvant pas bénéficier de la méthode psychanalytique, en particulier les enfants et les psychotiques. Principalement, parce qu’ils ne permettraient pas l’installation d’une névrose de transfert, et que sans transfert il n’y a pas de psychanalyse.

Cette question était l’enjeu de la polémique entre Anna Freud, qui pensait qu’il n’y a pas de transfert chez l’enfant, et Mélanie Klein qui a eu le génie de montrer que les enfants ont bien des capacités de transfert, mais encore faut-il que l’analyste instaure les conditions pour qu’il puisse se manifester et en accepte les modalités particulières : c’est le fameux : « le jeu est l’équivalent du rêve ». De même, en ce qui concerne les patients psychotiques qui selon Freud ne pouvaient pas bénéficier de la méthode psychanalytique, des psychanalystes à partir des années cinquante se sont risqués à les prendre en analyse, mais là encore en acceptant, dans l’esprit de Ferenczi, d’aménager le cadre et de s’intéresser aux modalités de ce qu’on appelle le « transfert psychotique », décrit par H. Rosenfeld.

Ces deux cas de figure ont apporté à la psychanalyse des approfondissements qui sont maintenant considérés comme faisant partie intégrante du corpus théorique de la psychanalyse. Peut-on penser que nous sommes à l’heure actuelle dans une situation similaire pour le handicap ? Plutôt que de dire que l’enfant ou l’adolescent handicapé ne relève pas de la psychanalyse, il s’agit de produire de nouvelles modélisations psychanalytiques pour que ces champs exclus deviennent, pour reprendre la phrase de Freud, objet d’investigation, de traitement et de théorie. Plutôt que de dire que le modèle classique du transfert n’est pas applicable ici, il faut repérer les modalités spécifiques, insolites, du transfert et du contre-transfert, que beaucoup de thérapeutes ne repèrent pas. Le transfert s’exprime ici de manière indirecte ou agie, à travers des objets, des gestes, des choses, des images, des jouets. A la dualité d’un sujet de la connaissance procédant à une investigation objectivante d’un autre considéré comme bien différencié de lui, se substitue alors la logique intra et intersubjective d’une investigation qui transforme ce qu’elle rencontre et est transformée par cette rencontre. Ce modèle d’un processus psychanalytique considéré comme une co-création, par le tissage des interactions transféro-contretransférentielles, est particulièrement pertinent pour des situations de handicap.

Du côté des soignants

La psychanalyse peut inspirer, nourrir, approfondir les pratiques en dehors d’une situation purement analytique, la fameuse « cure-type », et pour des professionnels qui ne sont pas en position analytique avec la personne en situation de handicap dont ils s’occupent. Dans la clinique du handicap, les soignants sont confrontés à des difficultés spécifiques, car les particularités liées au handicap déterminent certains aspects de la relation.

La clinique du handicap mobilise des aspects contre-transférentiels massifs et archaïques, car elle met à l’épreuve les capacités d’identification des soignants, mises à mal par les aspects déshumanisants et narcissiquement blessants du handicap, mais aussi par le risque d’une captation spéculaire d’une horreur médusante. Si une personne atteinte d’un handicap est sans semblable, n’est-ce pas l’entourage qui a du mal à reconnaître en lui un semblable ? Rappelons que la définition du monstre est d’être sans semblable et sans descendance. C’est toute la question de l’altérité, du même et du différent. Est-ce que l’anomalie fait obstacle à toute identification ? Ou est-il possible de se reconnaître dans un autre qui vit une expérience que je ne connais pas ?

C’est le concept d’empathie qui permet de penser que l’expérience est partageable. Etre en empathie signifie partager de façon partielle et sectorielle, mais vécue, l’expérience intérieure d’autrui en la ressentant et en parvenant également à se la représenter, quelle qu’elle soit. L’empathie nous permet donc de comprendre ce qui nous est étranger chez l’autre. De reconnaître, en cet enfant handicapé, cet adulte atteint d’un handicap mental, que l’on aurait tendance à considérer comme monstrueux, un semblable. Ces difficultés, source de souffrance des soignants et de dysfonctionnements des établissements, doivent être prises en compte dans les équipes par des dispositifs institutionnels, comme les réunions de réflexion et de reprise, où elles pourront être exprimées et partagées.

Psychanalyse et éthique

Ce changement de paradigme psychanalytique implique un renversement de notre position de clinicien. Si la psychanalyse éclaire le champ du handicap, inversement, les patients handicapés enrichissent la psychanalyse. Dans cette perspective, la personne handicapée n’apparaît plus alors comme celle qui n’est pas intéressante, mais au contraire comme quelqu’un qui a quelque chose à nous apprendre. Ce renversement de perspective prolonge l’esprit de Ferenczi, qui postulait que ce n’est pas le patient qui est inanalysable, mais la méthode psychanalytique qui est à remanier. Cette position est fondatrice et inaugurale de l’approche psychanalytique du handicap et elle permet de définir les conditions et les fondements de sa possibilité. Au départ, il y a une position éthique. En tant que psychanalyste, je m’appuie sur une double conviction, qui a été la mienne depuis le début de mes travaux sur le handicap : tout être humain, aussi démuni soit-il, a quelque chose à dire de sa position subjective et le psychanalyste a quelque chose à entendre. « Qu’est-ce que le sujet handicapé a à nous dire ? » Et qu’avons-nous à entendre ? Ecouter, donner la parole, entendre, voilà bien ce qui caractérise une approche psychanalytique.

Dans ce domaine, les idées les plus innovantes viennent du terrain, de ceux qui vivent au quotidien avec les personnes handicapées, qui les soignent, les éduquent, les prennent en charge, mais qui ne sont pas forcément installées dans la communauté des savants, des scientifiques ou des penseurs. Il s’agit de valoriser un travail qui n’est pas toujours reconnu, comme si ceux qui s’occupent de personnes marginales étaient assignées elles-mêmes à la marge.

Le handicap – et surtout peut-être la déficience – est un impensé de la psychanalyse, et même de la culture en général. En quoi peut-il devenir un objet pour la pensée psychanalytique, mais aussi philosophique ? Il s’agit de produire une conceptualisation psychanalytique de la déficience et d’inventer des outils thérapeutiques appropriés. C’est W.R. Bion qui ouvre la piste à la modélisation de ce nouveau paradigme. « La psychanalyse des troubles de la pensée est impossible sans une compréhension des problèmes du philosophe des sciences, et inversement la façon dont ce dernier pose ses problèmes demeurera défectueuse sans l’aide de l’expérience des troubles de la pensée » (Aux sources de l’expérience, PUF, p.66). Avec Bion, nous pouvons donc proposer ce renversement assez radical, en postulant que la science ou la pensée philosophique sont « défectueuses », si elles ne prennent pas en compte les troubles de la pensée, c’est-à-dire que les troubles de la pensée sont nécessaires pour penser la pensée.

Références bibliographiques

Korff-Sausse S. (1996), Le miroir brisé. L’enfant handicapé, sa famille et le psychanalyste, Paris, Calmann-Lévy. Réédité en 2009, Pluriel, Hachette –Littérature

C. Herrou et S. Korff-Sausse S., (1999), Intégration collective des jeunes enfants handicapés, Semblables et différents, Erès, réédité en 2011

Korff-Sausse S. (2007), « Handicap et contre-transfert », in Ciccone A., Korff-Sausse S., Missonnier A., Scelles R., Cliniques du sujet handicapé, Erès.

Korff-Sausse S. (2009), « Les mots : des alliés ou des traîtres ? Que lui dit-on ? Que nous dit-il ? »sous la direction de, avec Albert Ciccone, Sylvain Missonnier, Roger Salbreux, Régine Scelles, La vie psychique des personnes handicapées. Ce qu’elles ont à nous dire, ce que nous avons à entendre, Erès.

Korff-Sausse S. (2010), Figures du handicap. Mythes, arts, littérature, Petite Bibliothèque Payot, 2010. (Réédition de : Korff-Sausse S. (2000), D’Œdipe à Frankenstein. Figures du handicap, Desclée de Brouwer.)

Korff-Sausse S. (2010), « Filiation fautive, transmission dangereuse, procréation interdite. L’identité sexuée de la personne handicapée : une pièce en trois actes ». In Albert Ciccone, sous la dir. de, avec Simone Korff Sausse, Sylvain Missonnier, Roger Salbreux et Régine Scelles, Handicap, identité sexuée et vie sexuelle, Erès.

Korff-Sausse S. (2010), « La vie psychique des personnes handicapées et vieillissantes », in Le corps vécu chez les personnes âgées et les personnes handicapées, sous la dir. de Pierre Ancet, Dunod.

Korff-Sausse S. (2011), « La honte. L’œuvre de Jean Rustin », in Missonier S., sous la dir de, Honte et culpabilité dans la clinique du Handicap, Erès

Korff-Sausse S. (2011), « Les identifications déshumanisantes :L’animalité dans la vie psychique et la création artistique ». Rev. Franç. Psychanal.2011, N°1, p.87-103.

Korff-Sausse S. (2011), « Un étrange déni. La méconnaissance de la vie psychique de la personne handicapée ». In Ancet P. et Mazen N.-J, Ethique et handicap, Les Etudes Hospitalières, p. 141-167.

Korff-Sausse S., Scelles R., (2011), « Empathie, handicap et altérité », Journal des Psychologues, n° 286, p.30-34

Korff-Sausse S. (2011), « L’enfant monstrueux : un fantasme d’adulte ? », Enfances&Psy, Monstrueux : une question de regard, N° 51 ,2011, p.48-59.

dossier
20 articles
Le handicap, un nouveau paradigme ?