Après le handicap, quel corps ? Agentivité et hybridation
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Après le handicap, quel corps ? Agentivité et hybridation

L’accident, le déficit cognitif, la défaillance motrice ou la fatigue physique précipitent le sujet humain dans une handicapibilité jusque là inédite. Se déplacer avec difficulté, ne plus se remémorer aussi bien qu’avant, découvrir les limites motrices… autant d’expériences dont la nécessité impose au sujet une recomposition de soi. Le corps, devenu impropre, doit être re-découvert tant dans les possibilités et limites du schéma corporel que dans l’acceptabilité de l’image d’un corps. Ces modifications définissent un taux d’invalidité et un statut de personne en situation de handicap qui auraient dû suffire à garantir la reconnaissance de cette nouvelle identité recomposée. Mais l’intégration n’est pas si évidente pour une normalisation sociale des corps au point que l’inclusion scolaire soit venue compensée les défauts de l’intégration.

Effacer le handicap par son inclusion

Avec la Scolarisation des élèves handicapés dans les établissements du second degré et développement des unités localisées d’inclusion scolaire (ULIS) selon la Circulaire n? 2010-088 du 18-6-2010, le concept d’inclusion est venu, depuis la loi de 2005 selon un modèle anglo-saxon, remplacer celui d’intégration en forçant le corps social, sinon scolaire, à prendre en compte de manière équitable les enfants à handicap favorisant une autonomie suffisante pour développer une pédagogie adaptée : TFC : troubles des fonctions cognitives ou mentales (dont les troubles spécifiques du langage écrit et de la parole) ; TED : troubles envahissants du développement (dont l’autisme) ; TFM : troubles des fonctions motrices (dont les troubles dyspraxiques) ; TFA : troubles de la fonction auditive ; TFV : troubles de la fonction visuelle ; TMA : troubles multiples associés (pluri-handicap ou maladie invalidante).

Avec la notion « d’élèves à besoins particuliers », un pas supplémentaire pour invisibiliser le handicap est accompli depuis le Bulletin Officiel n°6 du 18/08/2008 complété dans celui du 29/04/2010 : sous celle nouvelle classification très générale, inventée en Europe depuis 1996 European Agency for the development in Special Needs Education1, sont regroupés à la fois les élèves en situation de handicap, les élèves inaptes partiels et les élèves à besoins éducatifs particuliers en allant de l’obésité au manque de confiance et d’estime de soi, la timidité et le stress mais dans la réalité on retrouve toutes les particularités physiques et pathologiques qui ne rentrent pas dans les deux premiers critères de sélection. Elle recouvre une population très diversifiée d’élèves : handicaps physiques, sensoriels, mentaux ; grandes difficultés d’apprentissage ou d’adaptation ; enfants intellectuellement précoces ; enfants malades ; enfants en situation familiale ou sociale difficile ; mineurs en milieu carcéral ; élèves nouvellement arrivés en France (ENAF) ; enfants du voyage… En ne retenant que ces types de handicap, l’exclusion et la spécialisation des corps se poursuit, au nom même de l’inclusion, tant par les difficultés de la prise en charge que par le mélange hétérogène des publics accueillis en classe ordinaire qui placent nos collègues devant une mixité pédagogique difficile. Le pouvoir des associations qui revendiquent une réelle égalité de traitement de tous les enfants trouvent que l’inclusion favorise une invisibilisation du handicap. Comme besoins éducatifs particuliers, la stigmatisation et la spécialisation sont évitées à moindre coût mais aucune réflexion et aucune formation initiale et continue sur cette mixité handicap/valide, Inaptes/compétents n’est mise en œuvre par l’éducation nationale sinon au cas par cas.

La fin du handicap ?

Cette fin du handicap2, organisée par sa dilution institutionnelle, est une fin provisoire et politique car les personnes en situation de handicap ne se contentent plus de revendiquer l’application du droit. Elles deviennent des agents du changement de désignation en performant des actes plus que symboliques dans le sport, l’art ou l’université. Déjà le droit à une vie sexuelle digne, dans le droit fil des travaux de Simone Korff-Sausse et Nicole Diederich (comme nous l’avions aussi montré sur la stérilisation des femmes handicapées mentales provoquant une enquête de l’IGAS), et le recours aux assistants sexuels pour handicapés (sous l’action conjuguée du député Jean-François Chossy mais aussi de l’APF –Association des Paralysés de France– et du CNCPH -Conseil national consultatif des personnes handicapées-), deviennent une humanisation nécessaire3.

Oscar Pistorius, l’athlète aux prothèses de carbone, est bien décidé à participer au JO de Londres en 2012 aux côtés des valides et non plus dans la catégorie handi-sport à laquelle les instances du sport voudraient le cantonner, après l’expertise négative de ses performances pour dopage technologique. Il se vit comme un être normal dans son autobiographie Courir après un rêve4 : « j’ai voulu expliquer pourquoi je ne me sens pas handicapé. Je suis né sans pieds, j’ai eu mes premières prothèses à 17 mois … et je suis normal ». Plutôt qu’un déni, ce désir de normalisation, sinon de normalité, indique aussi combien la division handicapé/normal voudrait se maintenir pour refuser des situations mixtes et des êtres hybrides5 qui interrogent et franchissent les limites de la catégorisation.

Avec son corps prothétique, le cyborg adapte les possibilités individuelles aux nouvelles dispositions de leurs corps conséquentes au dysfonctionnement : par exemple l’exosquelette HAL (Hybrid Assistive Limb) créé à l’origine par le Dr. Sankai Yoshiyuki pour aider les personnes âgées à se déplacer et il est capable de supporter un peu moins de 80 kilos réagit aux faibles impulsions musculaires bioélectriques des jambes de son porteur. L’athlète japonais Seiji Uchida, 48 ans, qui a perdu l’usage de ses jambes lors d’un accident de voiture il y a 27 ans, a pu gravir le 5 juillet 2011 la pente qui mène à l’abbaye du Mont Saint-Michel (nord-ouest de la France), mais ce fut son porteur qui aura revêtu l’exosquelette HAL pour le porter.

Une agentivité lisible

Ainsi contre l’image du corps monstrueux, la visibilisation du disability art6 est désormais assurée par les acteurs/trices eux-mêmes7 la description des mouvements pour la vie autonome depuis 1970 dans le monde anglo-saxon en distinguant le réseau européen pour la Vie autonome de la gestion d’établissement socialisés comme le CHA en France. Ce qui implique l’absence réelle de subversion malgré le Comité de lutte des handicapés (CLH, 1972) et le journal Handicapées Méchants (1974). Les centres de vie autonomes présents en Suède, Norvège, Finlande, Danemark, Etats-Unis et Canada, malgré l’action du GFPH depuis 1997, n’existent pas en France. La Disability Pride Parade aux Etats-Unis depuis 2004, par l’activisme de Sarah Triano8 doit être cependant distinguée du courant de la neuro-diversité et des mouvements de disability art on line9 comme culture de groupe.

Le conflit d’expertise entre spécialistes10 et agents s’instaure désormais puisque des personnes handicapées ne se contentent plus de témoigner sur leur condition comme Philippe Vigand, Guillaume de Fonclare ou Philippe Croizon11 mais obtiennent une reconnaissance universitaire en validant leurs thèses à la suite de l’anthropologue Robert F. Murphy avec The Body Silent traduit sous le titre Vivre à corps perdu comme le sociologue Pierre Dufour qui vient de soutenir L’homme en fauteuil : approche de genre. Contribution à une sociologie critique du handicap sous la direction de Daniel Welzer-Lang. L’herméneutique médicale et la médecine narrative12 placent l’agent comme auteur du récit de son handicapabilité loin des stigmatisations handicapantes et des communautarismes associatifs. L’agentivité devient non seulement visible mais lisible avec une prise en main du corps après le handicap pour définir un style de vie. Plutôt que de mettre fin au handicap, l’action consiste à penser les effets de la construction d’un corps-standard comme ce qui serait le seul mode d’identification.

La revendication d’une mixité sociale normaux/handicapés renvoie à une hybridation ontologique pour lequel devenir hybride est un processus instable, incertain et résilient. Le corps standard dit normal croit pouvoir maintenir une permanence identitaire par la maitrise de l’apparence et le contrôle. En hybridant son corps au fauteuil, aux prothèses et aux additifs, le sujet se reconstruit une identité multiple : les limites du corps biologique sont complétées par des suppléances qui améliorent le bien-être mais au prix d’une autonomie toute relative et précaire comme Jean Luc Nancy en témoigne dans son livre L’intrus.

Le désir d’hybridité

Pourtant avec Crash de J.G. Ballard, le cinéaste David Cronemberg avait su ouvrir la voie d’un investisse- ment libidinal, trop souvent assimilé à une perversion, pour une chair de métal. Cet érotisme de la prothèse se fonde sur une recomposition du moi-peau à partir d’une enveloppe technologique et biologique : appareillé le corps déficitaire peut réunifier l’image corporelle en une restauration des fonctions comme l’audition pour la prothèse auditive, problème d’audition qui touche 5 millions de Français dont 2 millions ont moins de 55 ans mais seuls 15% sont équipés d’une prothèse auditive. La compensation du handicap ne retrouve pas le corps dans un érotisme standard mais le rétablit dans une communauté plus interactive.

Car en devenant hybride le corps actualise des potentialités inédites moins selon le mythe du surhomme du post-humanisme que dans l’imaginaire de la mutation : en apposant sur le corps ou en y incorporant des artéfacts, le corps ne se dénaturalise pas entièrement pas plus qu’il ne devient une machine automatique. Le désir d’hybridité est le désir d’une mutation sensorielle qui fasse ressentir à chacun le plaisir d’une autonomie renouvelée : en agençant ses nouvelles normes, l’adaptation aux nouvelles techniques révèle des possibilités jusque là inédites avec le handicap mais aussi d’autres retrouvées par la restauration écologique favorisée par le nouveau milieu.

Désirer devenir hybride après le handicap est une condition partageable entre nous et qui peut établir

Notes

  1. http://www.european-agency.org
  2. Gaillard Joel, Andrieu Bernard eds., 2010, Vers la fin du handicap ? Pratiques sportives, nouveaux enjeux, nouveaux territoires, P.U. Nancy.
  3. Jean-Baptiste Thierry, 2011, « Libres propos sur l’assistance sexuelle au sujet de la liberté sexuelle des personnes handicapées », dans Bruno Py, Nathalie Deffains eds., Le sexe et la norme, P.U. Nancy. Catherine Agthe Diserens, Françoise Vatré, 2006, Accompagnement érotique et handicaps : Au désir des corps, réponses sensuelles et sexuelles avec cœur, Lyon, La chronique sociale.
  4. Oscar Pistorius, 2010, Courir après un rêve, éd. de l’Archipel, 188 pages.
  5. Bernard Andrieu, 2008, Devenir Hybride, P.U. Nancy. 2011, Les avatars du corps. Une hybridation somatechnique, Montréal ed Liber.
  6. www.disabilityartsonline.org.uk
  7. Martinez A., 2011, Imaginaire du corps monstrueux, Paris, L’harmattan. Ann Millett-Gallant, 2010, « The Disabled Body in Contemporary Art », Palgrave Macmillan Alice J. Wexler, 2009, Art and Disability : The Social and Political Struggles Facing Education, Palgrave Macmillan.
  8. www.disabilityprideparade.com
  9. http://www.disabilityartsonline.org.uk
  10. Moyse D., 2010, Handicap : pour une révolution du regard : Une phénoménologie du regard porté sur les corps hors normes, Presses Univ. de Grenoble.
  11. Philippe Vigand, 2011, Légume vert, Editions Anne Carrière. Guillaume de Fonclare, 2010, Dans ma peau, Paris, Stock. Philippe Crozon, 2006, J’ai décidé de vivre, Press Pocket, Reed 2011. Laurent Marzec, 2006, A corps perdu : Du handicap à la reconquête de soi, Presse de la renaissance
  12. Jean-Philippe Pierron éd., 2011, « Introduction à l’herméneutique médicale : L’interprétation médicale : une dialectique de l’expliquer et du comprendre », Le Cercle herméneutique, N° 15-16, Le Cercle Herméneutique Editeur
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Le handicap, un nouveau paradigme ?