Quand ils ont un langage, ce qui devient le cas de près de trois quarts d’entre eux, lorsqu’ils sont soignés précocement, intensivement et de manière prolongée, les enfants autistes ont beaucoup de difficultés à ordonner une histoire et à évoquer leurs souvenirs autrement que comme des flashs, des conglomérats confus et condensés d’affects et de représentations. L’origine de cette impuissance ou de ces ruptures narratives reste discutée. S’agit-il d’un déficit ou d’une distorsion dans le développement d’une fonction cognitive qui commence à s’exercer dans l’échange de regards avec un interlocuteur humain, lors des premiers moments d’attention conjointe, et qui se prolonge à travers les interactions ludiques et les jeux de faire semblant ? L’individu peut ainsi se détacher de l’immédiateté de l’expérience et reconnaître à autrui des désirs, des croyances et des émotions, pour arriver, plus tard, à distendre le lien initial entre un mot et une chose, à élargir le champ des significations, et à accéder au niveau de la polysémie et de la métaphore. S’agit-il plutôt d’une défense dressée peu à peu contre une souffrance indicible, liée à l’imprévu, au changement et à l’absence, qui amène l’autiste à structurer son environnement de manière rigide et à imposer à l’univers, avec ses stéréotypies et ses rituels, un caractère d’immuabilité, en figeant le temps ?
Quel que soit le facteur premier, déficit et défense sont probablement liés et s’entretiennent mutuellement. Un déficit de la capacité de symboliser (de mettre un objet puis un mot à la place d’un autre objet) rend le monde difficile à maîtriser, menaçant, et oblige à lutter contre les événements qui dérangent l’ordre des choses, en essayant de les ignorer et en s’enfermant dans une carapace d’auto-sensations répétitives qui entraîne une habituation accélérée, où tout revient au même et où la forme de l’événement (l’information) se dilue comme un bruit sans signification sur le fond régulier de l’existence, d’une façon quotidienne, en venant s’aligner d’une façon purement physique, auprès des événements précédents. Homogénéisation (c’est-à-dire absence de singularité) et clivage (c’est-à-dire absence d’autre lien que de juxtaposition avec les autres événements) sont les deux caractéristiques essentielles que l’événement prend dans la vie de l’autiste. Il devient, de ce fait (par déficit, défense ou par un processus qui engage ces deux modalités à la fois), impropre à être transformé en récit. Paul Ricœur, en relisant Aristote, nous a enseigné que tout récit, qu’il soit historique ou romanesque, a une structure commune. Il comporte trois temps : un temps de préfiguration, où l’événement physique se transforme en image et acquiert un coefficient de narrabilité ; un temps de configuration où les événements ainsi transformés sont reliés entre eux, dramatisés, mis en intrigue ; un temps de refiguration où le récit raconté à un tiers est reçu par lui pour être à nouveau reconstruit, dans un contexte psychologique nouveau. C’est vrai aussi de ce récit intérieur par lequel nous transformons tout ce qui nous arrive en une histoire que nous racontons à nous-même et qui est fondatrice de notre identité. Le récit intérieur sur lequel s’appuie le sentiment de continuité de soi est, comme tout récit, adressé à un tiers.
Probablement, dès le début de la vie extra-utérine, dans les échanges sensorimoteurs récurrents organisés entre le bébé et sa mère, sur le mode de scénarios primitifs, un « autre virtuel » (C. Trevarthen) est, à l’horizon du bébé, le destinataire des premiers embryons de récits non verbaux. C’est parce qu’il est programmé pour entrer en conversation avec cet autre que le bébé peut constituer, avec sa mère, ce que Daniel Stern appelle des « enveloppes prénarratives ». Peu à peu intériorisées, ces enveloppes sont le point de départ d’un dialogue de soi avec soi, auto-organisé selon les principes spatio-temporels et causaux d’une narration intime. Il était une fois, quelque part, quelque chose en attente de subjectivation qui, dans sa relation à un autre, s’éprouvait peu à peu comme quelqu’un, en rétablissant son besoin inné d’ordre et de cohérence troublé par des événements extérieurs ou intérieurs imprévus, et en donnant ainsi aux traces mnésiques le statut de souvenirs significatifs.
Pour une multitude de raisons, génétiques, environnementales, dont la plupart nous sont encore inconnues, et qui, selon toute vraisemblance, interagissent les unes sur les autres, l’enfant autiste semble échouer dans ce processus complexe. Si les recherches actuelles essaient de repérer, dans l’écheveau embrouillé des situations cliniques, quelques-uns des mécanismes de base de ces échecs, les prises en charge thérapeutiques et éducatives ont pour fonction d’apporter à l’enfant, de manière globale, des stratégies compensatrices, à la fois en développant ses capacités résiduelles et en allégeant, lorsque c’est possible, la contrainte des manœuvres défensives.
Il est possible ainsi de considérer, d’un point de vue narratologique, la plupart des éléments constitutifs des traitements actuels de l’autisme. C’est, du moins, ce point de vue que nous privilégions ici, en remarquant qu’il imprègne, de plus en plus, tout un courant actuel de la réflexion psychanalytique générale, où l’on retrouve à la fois l’influence lointaine des travaux nord-américains sur le moi et le soi, et celle des auteurs postkleiniens, W. Bion et D. Winnicott. Ce point de vue amène, ici, à insister sur trois dimensions du traitement qui sont indissociables : le soin individuel ; le soin groupal ; l’organisation institutionnelle.
Le soin individuel
On a beaucoup discuté, parfois de manière polémique, l’intérêt d’une cure psychanalytique pour un enfant autiste. Cette remise en cause de l’application de la psychanalyse à l’autisme s’enracine dans un certain nombre de malentendus, complaisamment entretenus par des psychanalystes doctrinaires, restés fixés à des conceptions archaïques. Quelques clarifications s’imposent que nous énonçons brutalement, sans pouvoir entrer dans les détails ni nuancer notre propos. En premier lieu, la psychanalyse n’a épistémologiquement et méthodologiquement aucun droit à soutenir une quelconque hypothèse étiologique. De sa place, le psychanalyste n’est aucunement autorisé à dire d’où vient l’autisme. S’il peut entendre dans la souffrance de l’enfant un écho à la souffrance des parents (et réciproquement), rien ne lui permet d’établir autre chose entre les deux qu’une résonance, et non un lien de causalité. Ensuite, bien évidemment, l’immense majorité des enfants autistes, a fortiori ceux qui n’ont pas de langage articulé, ne peuvent pas s’engager dans un traitement analytique au sens strict, qui repose, rappelons-le, sur un appareil théorique davantage fondé sur le trépied inconscient/sexualité infantile/transfert. Il n’est pas certain que la plupart des enfants autistes disposent d’un inconscient, produit d’un refoulement. Les représentants idéiques de leur sexualité sont trop élémentaires, archaïques, désorganisés, pour pouvoir être interprétés et donner lieu à une prise de conscience.
Le transfert, c’est-à-dire le déplacement sur le thérapeute des affects et des représentations éprouvés ou construits dans la relation avec les premiers objets significatifs, est difficilement repérable et interprétable, au moins sous cette forme, tant il reste infiltré de mécanismes très primitifs du type de l’identification adhésive. Pour qu’il y ait véritablement transfert, il faut que l’enfant puisse distinguer ses différents interlocuteurs les uns des autres. Ici, au moins pendant longtemps, l’enfant reproduit avec tous ceux qu’il rencontre un même mode relationnel indifférencié, fondé sur le collage et l’interpénétration. Enfin, dans les cas où un processus psychanalytique authentique peut s’engager (qu’on les appelle « autisme de haut niveau » ou « syndrome d’Asperger »), il doit souvent être précédé par un long travail de préparation psychothérapique qui peut durer des années et qui nécessite des praticiens particulièrement doués, formés et aguerris. Ils ne sont pas légion.
C’est donc, le plus souvent, sous la forme d’une psychothérapie que le soin individuel s’engage. Il vise à aider l’enfant à découvrir l’intérêt et l’utilité d’une mise en forme narrative de son existence, en dépassant son adhérence à la concrétude, son besoin de présentification immédiate, son intolérance à l’absence ou à la distance, et en découvrant avec son thérapeute des contenants d’histoire où les événements de sa vie viendront se loger et se succéder dans le temps. Il s’agit moins là d’aider l’enfant à appréhender le sens de ce qui lui arrive, ou à traduire en termes conscients ses motions inconscientes, qu’à présenter la possibilité d’un sens et d’un récit. La psychothérapie d’un autiste a donc, dans une certaine mesure, un caractère d’apprentissage : apprentissage de la nature, des différences et du nom des émotions, apprentissage du lien entre un affect et une représentation, apprentissage surtout d’une activité de liaison narrative des complexes affectivo-représentatifs entre eux, indispensable au travail de mémoire.
Afin de remplir cette fonction pédagogique, au sens étymologique du terme, et de guider l’enfant dans les méandres de son labyrinthe relationnel pour en faire un réseau d’histoires, le psychothérapeute s’appuie sur plusieurs éléments.
Le premier est une théorie de référence. Elle fournit des scripts fondamentaux qui permettent d’organiser le matériel et de résister à l’attaque contre la pensée véhiculée par les comportements autistiques. L’autisme exerce sur autrui une véritable contagion. Pour conserver ses potentialités de réflexion, d’imagination, de créativité, le thérapeute a besoin d’un étayage mental, d’une sorte d’objet tiers interne qui lui évite de sombrer dans la fascination hypnotique. C’est ici que la psychanalyse est précieuse, plus comme album d’images et répertoire de processus repérables chez l’enfant, que comme méthode spécifique.
Le second élément est un cadre technique précis. La régularité, la durée fixe, la fréquence, la permanence du lieu des séances et l’assurance de pouvoir prolonger le traitement sur des années, sont ici, plus qu’ailleurs, indispensables pour donner à l’enfant et à sa famille des sentiments de sécurité et de confiance sans lesquels une alliance thérapeutique est impossible. Trois ou quatre séances hebdomadaires, chacune d’une durée d’au moins quarante-cinq minutes, paraissent ici les prérequis nécessaires pour qu’une psychothérapie d’enfant autiste ait une signification (pour l’enfant comme pour ses parents). La rigueur de ce cadre ne doit pas, pour autant, interdire une mobilité du psychothérapeute. Si la définition du cadre est fondamentale, l’action psychothérapeutique ne se limite pas à ce seul contenant.
Le troisième élément est, en effet, la possibilité pour le psychothérapeute d’aller chercher, là où elle est, l’information que l’enfant autiste (à la différence d’un enfant moins gravement ou autrement troublé) est incapable de ramener lui-même en séance. D’où l’importance des rencontres avec la famille, avec les autres interlocuteurs institutionnels de l’enfant, voire des visites à domicile ou des accompagnements de l’enfant dans d’autres lieux thérapeutiques ou sociaux. Véritable agent de liaison, le psychothérapeute peut ainsi être le témoin concret d’événements réintroduits ensuite dans la séance, sous forme de récits, reliés à ce qui s’y passe et à l’origine d’autres récits élaborés dans une atmosphère affective particulière, où cette élaboration narrative, objet d’un plaisir partagé, facilite le réinvestissement, par l’enfant, de ses processus mentaux et le développement d’une activité d’évocation, de rêverie et de fantasmatisation, à la racine d’un auto-érotisme mental.
Le soin groupal
Il prolonge et amplifie le soin individuel. Formés de quatre ou cinq enfants, encadrés par un nombre suffisant de thérapeutes (généralement trois), ces groupes pluri-hebdomadaires peuvent s’articuler autour d’une médiation (un conte, une activité de dessin, de modelage, un jeu dramatique soutenu par l’utilisation de marionnettes, éventuellement un jeu de société, etc.). Avec le temps, la médiation peut s’effacer, comme un échafaudage qui n’est plus nécessaire lorsque le ciment a séché. Le groupe devient alors un groupe de paroles (même, paradoxalement, avec des enfants non ou peu verbaux, dont les échanges sont commentés par les adultes). Dans tous les cas, ce qui importe, c’est la construction d’une histoire commune où les enfants développent leurs capacités empathiques, apprennent à reconnaître leurs émotions et celles de leurs pairs, en s’identifiant les uns aux autres ainsi qu’aux adultes qui les entourent et contiennent leurs débordements. Avec le temps, le groupe devient une sorte de prothèse qui aide les enfants à s’aventurer dans un cadre social plus large et à s’avancer sur la voie de l’autonomisation.
L’organisation institutionnelle
L’institution forme l’objet d’arrière-plan des traitements individuels et groupaux. Elle est le conservatoire collectif des histoires singulières, le fond culturel qui les contient toutes et leur donne sens. La psychothérapie institutionnelle de l’immédiat après-guerre, dont on a voulu trop vite proclamer le caractère obsolète, a, elle aussi, tout avantage à être réévaluée en termes narratologiques. Sous cette condition, ce grand moment de la psychiatrie française, par-delà des conflits d’école qui nous semblent aujourd’hui dépassés, par-delà aussi l’évolution nécessaire des cadres institutionnels concrets, reste d’actualité, surtout si, comme François Tosquelles nous le conseillait dès le début, on s’intéresse plus à l’instituant qu’à l’institué, plus au processus qu’à l’établissement (résidentiel, semi-résidentiel ou ambulatoire). Dans le cas particulier de l’autisme, l’institution, dans sa structure, cherche à lutter contre les mécanismes d’homogénéisation et de clivage mentionnés plus haut. Contre ces mécanismes, elle établit des verrous structurels en maintenant, dans l’emploi du temps glissant des enfants, le passage constant entre des espaces nettement différenciés, en opposition significative les uns par rapport aux autres, et articulés entre eux. Le soin individuel, c’est ce qui prend sens par opposition au soin groupal. L’activité éducative ou rééducative (orthophonie, psychomotricité) détermine, de l’extérieur, les limites de l’activité psychothérapique. L’école, c’est ce qui se pose comme altérité par rapport au lieu de soin. L’ensemble des activités thérapeutiques, éducatives ou scolaires, c’est ce qui se détermine comme différent de ce que font les parents à la maison ou de ce qui se pratique – avec ou sans accompagnement spécialisé – dans les différentes activités d’intégration sociale (fréquentation des centres aérés, des clubs sportifs, découverte des transports en commun, sorties en ville, etc.). Reliant ces différents éléments d’un réseau, le travail d’articulation se poursuit dans les nombreuses rencontres entre les différents protagonistes professionnels, ou entre eux et les parents. Il porte plus particulièrement sur les moments de passage d’un lieu à un autre et sur la transmission des informations et des affects éprouvés en situation.
Grâce à ce travail de différenciation et d’articulation, l’institution – conçue au sens large comme un sentiment d’appartenance commune – devient un lieu (ou un ensemble de lieux reliés entre eux de manière structurelle par un projet) où il se passe quelque chose, où des événements surgissent, peuvent être préfigurés, configurés et refigurés dans une élaboration narrative constante. Mis en histoire, raconté dans différents endroits, chacun n’existant que par rapport aux autres, et où chaque intervenant est tenu – par sa fonction et sa position dans l’ensemble – de garder présente à l’esprit l’existence des autres, l’enfant peut, lentement, dans les cas heureux, s’approprier un récit institutionnel, élaboré d’abord dans les réunions de supervision ou de synthèse, restitué dans les séances individuelles ou groupales et qui lui servira ensuite de matrice à un récit sur lui-même.