Etre différent ici et ailleurs d’ailleurs à ici
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Etre différent ici et ailleurs d’ailleurs à ici

Déclinaisons particulières d’un phénomène universel

Le handicap constitue un phénomène universel : partout dans le monde, des individus sont restreints dans l’accomplissement de leurs rôles sociaux en raison de particularités physiques, psychiques, comportementales ou sociales. Il est un phénomène particulier également : ceux que l’on considère comme différents, anormaux, ne sont pas les mêmes d’une société à l’autre. Et les attitudes et pratiques qui vont découler de ces représentations seront elles aussi diverses. Le vécu des personnes concernées par le handicap à travers le monde reflète cette oscillation permanente entre universalisme et particularisme.

Voyage vers le handicap

Dans de nombreux pays du Sud, des programmes de soin et d’éducation se sont développés à partir des modèles occidentaux de compréhension du handicap. Même s’ils répondent à des besoins réels et légitimes, ces programmes peinent à s’implanter car les besoins sanitaires, éducatifs et sociaux de la population en général sont tellement importants que ceux d’une minorité handicapée sont souvent relégués au second plan, même si le handicap amplifie justement ces besoins1. Face au déficit de l’Etat, les solidarités familiales et communautaires apparaissent souvent comme la seule réponse possible aux situations de vulnérabilité. Les soubassements culturels de ces solidarités sont réels, mais il est aussi important de tenir compte des contraintes structurelles (économiques et politiques) qui les sous-tendent. L’instabilité politique et économique qui caractérise ces régions a également contribué à l’augmentation du nombre de situations de handicap d’origine accidentelle, ravivant la distinction, déjà présente dans les sociétés traditionnelles, entre l’infirmité de naissance et l’infirmité acquise, la première étant généralement beaucoup plus stigmatisée que la seconde2.

La cohabitation des modèles occidentaux avec des représentations ancrées dans des contextes culturels spécifiques ne va pas sans heurts : par exemple, certaines personnes sont considérées comme « au-delà du traitement » et leur intégration dans un programme nécessite de nombreuses négociations avec les familles et les guérisseurs traditionnels. Certains parents d’enfants handicapés ne consultent un service spécialisé qu’en dernier recours, avec une attitude ambivalente oscillant entre le souhait de se « débarrasser » de leur enfant et l’attente d’une guérison miraculeuse. L’annonce du handicap par le biais de l’information médicale, en particulier lorsqu’elle se fait à la naissance, voire même avant la naissance, peut également être reçue comme oratoire : c’est le fait d’avoir nommé l’anomalie qui la fait exister3. Ces contradictions s’expliquent notamment par une interprétation différenciée de ce que les cultures occidentales considèrent comme des étiologies : dans de nombreuses sociétés traditionnelles, expliquer l’origine d’une déficience par l’existence d’anomalies biologiques ou congénitales ne suffit pas à en identifier la cause, cela permet simplement d’expliquer comment elle a surgi. La recherche de la cause, du sens de la déficience doit se faire même si un traitement ou une réadaptation est mise en place pour la personne4.

Cette recherche de sens ancrée dans des systèmes étiologiques traditionnels a souvent été interprétée en termes de superstitions ou de croyances naïves. En réalité, il s’agit d’une façon symbolique de donner sens à la différence, voire de l’accepter et de définir quelle attitude adopter envers les personnes concernées. La cause de la particularité de l’individu est plus importante que la particularité elle-même et c’est sur cette cause que vont se centrer les processus de réparation, parfois interprétés à tort, dans une perspective occidentale ethnocentrique, comme des processus de guérison. Si cette particularité est interprétée comme la manifestation d’un désordre social, la priorité va au rétablissement de l’harmonie sociale et non à la guérison de la personne5. Cette dernière peut ensuite trouver sa place dans le groupe social, voire être valorisée pour les aptitudes qu’elle développe à surmonter ses incapacités6.

Ainsi, dans les cultures Kàsaayi du Congo, les enfants « à titre » (considérés comme différents parce qu’ils présentent des caractéristiques particulières d’ordre prénatal, périnatal ou postnatal) font l’objet de rites d’harmonisation sociale ; ceux-ci sont très importants car la particularité de l’enfant à sa naissance risque de devenir un trait de personnalité qui peut faire obstacle à son intégration sociale et menacer la cohésion du groupe. Par exemple, le Mujìnga, né avec le cordon ombilical enroulé autour du cou, doit être libéré par le rite afin de ne pas devenir une chaîne pour lui-même, ne pas être enfermé dans des liens affectifs trop forts qui le rendront vulnérable et passif face aux obstacles que la vie ne manquera pas de déposer sur son chemin7. La manière dont l’expérience du handicap est vécue par la personne et par ses proches ne peut donc se réduire ni à une catégorisation diagnostique ni au contexte culturel dans lequel cette expérience s’inscrit. Chez les Girimia du Kenya, les enfants porteurs d’une déficience sont traditionnellement considérés comme dangereux et doivent être éliminés. Mais bien souvent les parents n’acceptent pas ce verdict, et, avec le soutien des chefs de clan, prennent la décision de déménager pour sauver leur enfant. La pratique discursive dominante est ici questionnée par des hommes et des femmes qui, en même temps qu’ils construisent leur identité de parents d’enfant handicapé, choisissent de composer une réalité différente de celle qu’impose la tradition8.

Lorsque le handicap voyage

Il ne s’agit pas de négliger les contraintes qui pèsent sur les situations de handicap et d’attribuer aux seules personnes concernées la responsabilité de s’en sortir : partout dans le monde, et en particulier lorsque les personnes sont amenées à quitter leur pays ou leur région d’origine pour aller s’établir dans un lieu nouveau, les obstacles liés au handicap sont nombreux et se cumulent (stigmatisation, discrimination, barrières environnementales, risque de pauvreté et d’isolement social)9. Mais dans la migration, le handicap peut s’avérer une opportunité comme un obstacle : opportunité offerte au réfugié politique iranien atteint d’une maladie chronique d’obtenir la nationalité de son pays d’accueil, opportunité saisie par la femme juive orthodoxe atteinte d’une déficience physique de conduire une voiture et de s’affranchir ainsi quelque peu de sa communauté10. Obstacle lorsque migration et handicap riment avec chômage, difficulté d’accès aux services, précarité financière ou exclusion scolaire11.

Les familles migrantes bénéficient depuis quelques années d’un regard renouvelé de la recherche et, peu à peu, de l’intervention thérapeutique et sociale : de familles « victimes » ou fauteuses de trouble, elles acquièrent progressivement un statut d’entités citoyennes capables de donner un sens cohérent à leur trajectoire, souvent marquée par les ruptures, et de développer des stratégies pour s’intégrer dans leur nouveau contexte de vie12. Cette perspective prend tout son sens lorsque l’on s’intéresse aux trajectoires de familles migrantes vivant avec une personne handicapée. Le récit de vie de ces familles montre comment leur parcours est marqué par la quête de sens, la gestion des difficultés, la recherche de soutiens, l’articulation entre la permanence et le changement, l’ici et le là-bas, comme tout parcours migratoire mais de façon d’autant plus marquée que le handicap est là et qu’il questionne les appartenances et les références13. L’appartenance à la communauté d’origine peut être menacée lorsque le handicap fait peur ; le projet migratoire peut être remis en question lorsque le traitement de la déficience encourage à rester dans le pays d’accueil alors qu’un retour au pays était prévu. Mais la naissance d’un enfant handicapé, toujours traumatisante pour les parents, peut aussi être cet élément qui fait pencher la balance en faveur de la décision de quitter son pays (il sera mieux soigné là-bas) tout comme celui qui va précipiter la famille fraîchement immigrée, encore en perte de repères, dans un stress chronique et une recherche désespérée de sens14. Cette quête de sens peut se faire à travers un recours aux appartenances d’origine entraînant un choc des cultures qui va accentuer le mal-être de la famille15. C’est une réalité et elle ne doit pas être minimisée par crainte d’un regard culturaliste ou ethnologisant. Mais ces situations de grande vulnérabilité ne sont pas les plus fréquentes, même si elles sont les plus visibles et celles que l’on se plaît à relater lorsque l’on cède à la tentation de l’exotisme. Bien souvent, les familles développent une posture ancrée dans la post-modernité en privilégiant l’autonomie de chacun, y compris de la personne handicapée, le recours aux services institutionnalisés et les relations affectives, plutôt que fonctionnelles, entre les membres de la famille16.

La quête de sens, un parcours universel

Donner du sens à la survenue d’un handicap constitue donc un besoin universel auquel chaque parent, chaque proche d’une personne handicapée et chaque personne elle-même atteinte dans son intégrité sont confrontés17. Etre à l’écoute des récits de ces familles et de ces personnes, c’est accéder au sens qu’elles donnent à leur parcours et les accompagner dans le choix de réponses qui ne seront pas celles d’une culture contre une autre, mais celui de réponses construites à l’inter-culturalité des regards et des compréhensions du handicap.

Notes

  1. Poizat, 2009; Sanogho, 1999; Serpell, Mariga, & Harvey, 1993.
  2. Marques, 2010; Poizat, 2009; Sarraf, 2010; Vernon, 2010.
  3. Sanogho, 1999; Vernon, 2010.
  4. Kabasele, Nkongolo, & Anganga, 2011.
  5. Devlieger, 1995; Vernon, 2010.
  6. Godin, 2010; Thierren & Laugrand, 2010.
  7. Kabasele, et al., 2011.
  8. Reynolds Whyte, 1995.
  9. Albrecht, Devlieger, & van Hove, 2008.
  10. Ibid.
  11. Harry, 2002.
  12. Vatz Laaroussi, 2008.
  13. Acherar, Benyoucef, & Philip, 2005.
  14. Piérart, 2008.
  15. Jegatheesan, Fowler, & Miller, 2010.
  16. Lavoie et al., 2007.
  17. Sanogho, 1999; Stevens, 2010.

Références

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