Guide des psychothérapies
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Guide des psychothérapies

Freud, en inventant la psychanalyse, met le sujet au centre des préoccupations des thérapeutes, même s’il montre que justement, le “moi” est en quelque sorte surdéterminé par d’autres instances, notamment par “l’inconscient”. Découvrant le transfert, loin de le considérer uniquement comme la mise en acte des résistances inconscientes, Wo es war (“Là où ça fût”), il en fait un levier thérapeutique très puissant sur lequel appuyer le soll Ich werden (“je dois advenir”). Préoccupé de névrosés, il va développer avec et pour eux, à la fois une technique thérapeutique et une tentative systématique de compréhension de la psyché humaine. Pour les névroses, Freud va permettre de redonner du sens à des signes énigmatiques. Mais s’il s’est lui-même intéressé à l’étude des foules (Le Bon) pour approcher au plus près des mécanismes d’identifications (analyse du moi) par l’intermédiaire de ce qu’il a nommé la “psychologie collective”, il ne va pas développer d’une façon heuristique l’étude des psychoses, bien qu’il nous ait laissé plusieurs textes très féconds sur cette question. L’eût-il fait qu’il nous aurait sans doute laissé quelques pages sur les lieux et les conditions spécifiques de leurs difficiles prises en charge.

Cependant, en visionnaire capable d’anticiper sur les extensions possibles du champ de la psychanalyse, il prononce à Budapest en Septembre 1918, au Vème Congrès International Psychanalytique, une conférence à laquelle je soustrais cette longue citation : “Pour conclure, je tiens à examiner une situation qui appartient au domaine de l’avenir et que nombre d’entre vous considéreront comme fantaisiste mais qui, à mon avis, mérite que nos esprits s’y préparent. Vous savez que le champ de notre action thérapeutique n’est pas très vaste. Nous ne sommes qu’une poignée d’analystes et chacun d’entre nous, même en travaillant d’arrache-pied, ne peut en une année, se consacrer qu’à un très petit nombre de malades. Par rapport à l’immense misère névrotique répandue sur la terre et qui, peut-être, pourrait ne pas exister, ce que nous arrivons à faire est à peu près négligeable. (…) On peut prévoir qu’un jour la conscience sociale s’éveillera et rappellera à la collectivité que les pauvres ont les mêmes droits à un secours psychique qu’à l’aide chirurgicale qui leur est déjà assurée par la chirurgie salvatrice.

La société reconnaîtra aussi que la santé publique n’est pas moins menacée par les névroses que par la tuberculose (…). A ce moment-là on édifiera des établissements, des cliniques, ayant à leur tête des médecins psychanalystes qualifiés et où l’on s’efforcera, à l’aide de l’analyse, de conserver leur résistance et leur activité à des hommes, qui sans cela, s’adonneraient à la boisson, à des femmes qui succombent sous le poids des frustrations, à des enfants qui n’ont le choix qu’entre la dépravation et la névrose.(…) Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles. (…) Peut-être nous arrivera-t-il souvent de n’intervenir utilement qu’en associant au secours psychique une aide matérielle (…). Tout porte à croire que, vu l’application massive de notre thérapeutique, nous serons obligés de mêler à l’or pur de l’analyse une quantité considérable du cuivre de la suggestion directe (…). Mais quelle que soit la forme de cette psychothérapie populaire et de ses éléments, les parties les plus importantes, les plus actives, demeureront celles qui auront été empruntées à la stricte psychanalyse dénuée de tout parti pris.”

Il m’apparaît aujourd’hui important de resituer la problématique du rapport entre la psychanalyse et les institutions dans cette perspective (“on édifiera des établissements, des cliniques ayant à leur tête des psychanalystes qualifiés”), en tenant le plus grand compte de ce sage conseil de Freud au soir de la première guerre mondiale : “Nous nous verrons alors obligés d’adapter notre technique à ces conditions nouvelles”. En effet, bien des impasses qui ont marqué, marquent et marqueront encore l’histoire des rapports entre la psychanalyse et les institutions me semblent tout droit sorties de l’oubli de ce précepte. Bien au contraire, Freud y évoque les différentes formes de souffrances psychiques pour lesquelles la psychanalyse n’a pas encore réfléchi sur le plan du dispositif à mettre en œuvre, mais à propos duquel il affirme que “les parties les plus importantes, les plus actives, demeureront celles qui auront été empruntées à la stricte psychanalyse” sans pour autant relever de la cure-type.

Depuis longtemps déjà divers auteurs et non des moindres ont pris ces éléments au sérieux et en ont radicalement transformé leurs pratiques, notamment au plan institutionnel. Je ne les citerai pas tous, mais on peut retenir les travaux de Chesnut Lodge aux Etats-Unis, avec Fromm Reichmann et ses collaborateurs, ceux de Bion et Rickmann pendant la deuxième guerre mondiale à Londres, ceux de Tosquelles, Bonnafé, Oury et de leurs collaborateurs dans l’immédiate après-guerre, ceux du XIIIème à Paris avec Racamier, Paumelle, Diatkine, Lebovici à partir des années soixante. A noter que ces deux dernières “équipes” ont successivement, chacune à leur manière, réussi à révolutionner la psychiatrie de telle sorte qu’elle devienne non seulement plus humaine mais également plus “freudienne” grâce à la politique de secteur. Il ne faut pas oublier que cette organisation de la psychiatrie en France, a permis l’instauration d’une thérapeutique centrée autour de la notion de continuité des soins, condition organisationnelle de la prise en compte de la relation transférentielle dans la durée, et a constitué en outre un préalable à l’accueil de toute souffrance psychiatrique, notamment celle des personnes psychotiques.

Dans cette perspective, une psychopathologie pouvait se bâtir “en empruntant à la stricte psychanalyse dénuée de tout parti pris”. Or ce sont précisément les patients touchés par ces pathologies graves qui ont besoin d’une institution pour les accueillir, car un seul thérapeute n’y suffit pas. Et dans l’acception de Tosquelles, “l’institution” ne doit pas être confondue avec “l’établissement”, instituer avec établir. L’établissement est ce qui est créé par la loi, relayée par l’Etat, pour parvenir à des objectifs concernant ses citoyens : l’hôpital et le lycée sont des établissements de santé et d’éducation, tandis que les groupes humains qui vont les faire fonctionner constituent autant d’institutions au service de leurs utilisateurs. Or nous savons par expérience que plus les pathologies sont graves, plus les institutions à inventer avec ces patients seront “lourdes”, car ce sont eux qui ont le plus besoin d’un portage au moins psychique (la fonction phorique). Les psychothérapeutes de psychoses savent que la qualité du phénomène transférentiel en jeu entre une personne psychotique et celui ou ceux qui vont s’engager avec elle dans une relation psychothérapique voire psychanalytique au long cours porte en effet beaucoup plus sur le “phorique” que sur le “métaphorique”, au moins dans un premier temps logique. Des précautions sont alors nécessaires, et l’histoire nous a montré que sans elles, des difficultés pouvaient surgir, quelques fois très rapidement. Nous avons rencontré des psychanalystes appliquant sans autre forme de procès la technique de la cure psychanalytique à des personnes schizophrènes ou autistes sans se soucier de ce qu’il en était des temps entre les séances. Dans le meilleur des cas, il ne se passait rien, mais dans d’autres circonstances, des décompensations délirantes, des passages à l’acte, des suicides se sont produits qui ont gravement invalidé le destin de ces patients. C’est ainsi que plusieurs psychanalystes ont eu l’idée de réfléchir à la spécificité du transfert chez de tels patients. De très nombreux travaux ont été écrits à ce sujet, parmi lesquels je retiendrai ceux des fondateurs du mouvement de Psychothérapie Institutionnelle. Tosquelles, psychanalyste catalan condamné à mort par Franco et passé clandestinement en France, a été accueilli dans l’hôpital de Saint-Alban en Lozère en 1940. C’est là qu’il a, avec quelques autres, (Bonnafé, Chaurand, puis Oury, Gentis, etc…) mis en application cette proposition de Freud de mêler à l’or pur le vil cuivre…

Il en a résulté une nouvelle manière d’envisager la prise en charge psychothérapique des personnes atteintes de graves troubles mentaux que l’on pourrait résumer par le dispositif de la “constellation transférentielle”. Dans un service de psychiatrie, une personne psychotique va mettre en scène sa dramaturgie psychotique en déployant ses investissements d’une façon multiréférentielle, en adressant à chacun de ses partenaires de la vie quotidienne un ou des éléments qui en figurent les occurrences. Traiter ces éléments comme s’il s’agissait d’un patient ayant mis en place ce que l’on nomme habituellement “la relation d’objet” relèverait de la pure fiction. L’idée de la constellation transférentielle consiste à réunir les différentes personnes “en liens” avec ce patient, ce qui aboutit souvent à une modification du contre-transfert de chacun, et ainsi les attitudes avec lui lors de nouvelles rencontres. Stanton et Schwarz, cités par Racamier, ont amplement démontré ce phénomène. La question des institutions ne se résume pas à la seule présence d’un psychanalyste en son sein, mais bien davantage à la manière dont les membres du “collectif” (Oury) vont pouvoir s’approprier les contenus de la psychopathologie de la vie quotidienne à la lumière des psychanalystes qui travaillent avec eux. Dans ce cas, l’équipe soignante pourra s’orienter vers une amélioration de l’organisation du travail qui facilite les processus transféro-contre-transférentiels (ou mieux de double transfert selon Salomon Resnik) et donc leur prise en compte dans le cadre déjà évoqué plus haut des constellations transférentielles. Je veux évoquer là le passage d’un système hiérarchique pyramidal à une hiérarchie subjectale qui, à côté de la première, déterminée par les statuts de chacun des membres de l’équipe, vient favoriser chez eux l’investissement de leur fonction sublimée et opérotropisée (Szondi et Schotte). Il peut arriver que ce soit par le fragile investissement d’une femme de ménage qu’un contact puisse être institué avec un enfant psychotique en proie à la persécution ; ne pas en tenir compte dans la stratégie thérapeutique serait dommageable pour l’enfant, de même que le fait d’en déduire que cette femme est psychanalyste serait erroné. Pourtant dans la fonction psychothérapique de la constellation transférentielle autour de cet enfant, cette personne a eu une importance notable pour engager un processus de rencontre avec lui.
En systématisant quelque peu les choses, on pourrait avancer que dans un établissement psychiatrique, le processus d’institutionnalisation (Chaigneau) peut connaître trois niveaux distincts : la fonction phorique consiste à proposer des cadres thérapeutiques dans lesquels le patient peut venir mettre en scène et “exposer” sa problématique psychopathologique sous la forme de signes (à la fois signes de sa pathologie, mais aussi de sa souffrance psychique singulière). Les soignants qui partagent avec lui cette expérience, en proposant à leur tour leur propre appareil psychique comme réceptacle des phénomènes transférentiels partiels dont ils sont “l’objet”, deviennent les porteurs des signes des patients, ils exercent la fonction sémaphorique. Réunis en constellations transférentielles autour d’un patient, ils partagent, élaborent et perlaborent leurs points de vue à son “sujet” à partir des signes qui se sont déposés en eux, élevant ainsi leur travail psychique à la fonction métaphorique.
Un sens peut survenir là où l’insensé régnait antérieurement. Interprétations ou attitudes interprétatives (Ayme) peuvent en découler. Le réconfort narcissique éprouvé par un sujet psychotique lorsqu’il se sent compris vient suffisamment indiquer l’importance de ce mouvement thérapeutique. La psychanalyse peut contribuer à la vivance des institutions à condition de tenir compte de tous les phénomènes entropiques qui l’assaillent sans cesse. Si on parvient à dépasser ce stade des “maladies infantiles des institutions”, alors elles peuvent aider à développer ce travail d’inspiration psychanalytique pour d’autres personnes que les seules névroses, travail que Freud appelait de ses vœux dès 1918.

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Psychanalyse et psychothérapie