Infanticide, inceste, pédophilie : l’infans face à l’enfant
Dossier

Infanticide, inceste, pédophilie : l’infans face à l’enfant

Pédophilie, infanticide, inceste sont trois crimes à l’encontre d’enfants mais dont aucun ne constitue littéralement une incrimination du Code Pénal français actuel. Sur le plan criminologique, ils n’ont rien en commun : actes, chefs d’inculpation* et peines, tant encourues que prononcées, sont objectivement différents. En revanche, sous le prisme métapsychologique, ce qui les distingue s’avère moins tranché. Si les « choix criminels » diffèrent, les histoires de vie conscientes et inconscientes de leurs auteurs, révèlent des fonctionnements psychiques et des mécanismes de défense emprunts d’une grande similarité.

Depuis que l’enfant occupe une place centrale dans notre société occidentale centrée sur l’acquisition de biens et leur transmission aux générations suivantes, les crimes sur enfants suscitent une horreur particulière du fait de leur dimension « contre-nature ». Pourtant, l’Histoire nous montre à travers la littérature, les biographies ou des études anthropologiques, qu’ils ont toujours existé et ne sont donc pas le produit d’un dysfonctionnement sociétal contemporain. C’est bien sûr la considération portée au petit de l’Homme et le souci collectif de sa protection qui amènent désormais les médias et la Justice à réprimer sévèrement celui ou celle qui commet un tel acte « antisocial ». Après des siècles de négligence, voire d’indifférence, attenter à l’enfant est désormais pénalement et moralement condamnable. On peut d’ailleurs se demander si l’intensité de cette répression ne vise pas, dans notre inconscient collectif, à réparer des siècles de tourments enfantins. Au fil du temps et des évolutions culturelles, la réprobation sociale a changé de camp : là où, autrefois, elle muselait ou déniait toute parole à l’enfant, elle rejette désormais son agresseur, incarnation de la figure du monstre. Ecouter ce criminel est pourtant notre travail de psychologue clinicienne car nul ne doute que son acte destructeur découle d’une souffrance psychique sans mot. L’ARTAAS (Association pour la Recherche et le Traitement des Auteurs d’Agressions Sexuelles) soutient et défend cette approche clinique de la violence, centrée sur l’individu dans sa subjectivité plutôt qu’uniquement sur son acte. Notre tentative de compréhension psychopathologique s’inscrit dans cette logique.

Les auteurs d’infanticide, d’inceste ou de pédophilie, que nous rencontrons en milieu carcéral, n’ignorent pas et ne rejettent pas la conception sociale sur la valeur de l’enfant. Au contraire, ils y adhérent totalement et elle constitue pour la grande majorité d’entre eux un idéal auquel ils se réfèrent. Aussi s’associent-ils pleinement à l’indignation collective lorsqu’un fait divers relate une atrocité commise sur un enfant, dans un clivage et un déni probants de leur propre part monstrueuse et de leur propre acte. Si le défaut d’intégration de cette référence sociale n’est pas la cause de ces crimes, son origine est à rechercher ailleurs, dans l’histoire subjective de chacun. Il est toujours complexe d’évoquer une typologie criminelle tant chaque auteur est différent et tant chaque acte commis découle d’un parcours individuel… sans doute est-ce là que criminologie et psychopathologie se séparent pour remplir chacune leurs œuvres. Ainsi, nous nous appuierons sur des cas cliniques pour cette tentative de mise en perspective entre infanticide, pédophilie et inceste.

Affirmons-le, les capacités intellectuelles de ces criminels n’entrent pas en considération. Que leur intelligence soit opératoire ou abstraite est sans rapport avec la violence sous-jacente au crime : les personnalités dites frustres agressent tout autant les enfants que celles qualifiées d’intellectuelles et richesse ou pauvreté n’influent pas sur le processus criminel. Les aptitudes au raisonnement et les moyens financiers n’ont rien à y voir. La vie émotionnelle et les mécanismes conscients et inconscients qui la régissent sont souvent sans lien avec les acquis matériels ou le parcours scolaire. Ainsi, les auteurs de ces crimes se retrouvent indifféremment dans toutes les « couches » de notre société sans distinction de diplôme, de ressources financières ou de quotient intellectuel… N’en déplaisent à ceux qui recherchent des causalités objectives, pédophilie, infanticide et inceste ne sont pas des crimes raisonnés ou raisonnables, ils relèvent substantiellement d’une pathologie de la subjectivité et du lien à l’autre.

En ce qui concerne l’infanticide, il fut délit puis crime avant de disparaître du Code Pénal en 1994. Dans son étymologie, il définit le meurtre d’un enfant, alors que dans le vocabulaire courant actuel, il renvoie à celui de son propre enfant. Majoritairement commis par celle qui l’a mis au monde, il concerne néanmoins aussi quelques hommes. C’est tout à fait délibérément que nous ne les nommons pas ici père ou mère car, s’ils ont acquis ce rôle au plan biologique et social, ils ne remplissent pas cette fonction au niveau psychique. En effet, occuper une fonction parentale découle d’une longue et complexe maturation psychique qui fait défaut chez ces criminels du fait de leur histoire subjective, notamment avec leurs propres familles. La question de la filiation et de l’affiliation est au cœur de ce processus criminel, c’est pourquoi nous préférons le terme de « filicide ». En effet, l’intitulé « infanticide » centre le crime sur l’enfant alors qu’il nous apparaît plus pertinent, au vue de nos observations cliniques, de mettre en exergue la problématique transgénérationnelle et inter-générationnelle qui constitue l’essence de cette destructivité bien particulière et ce quel que soit l’âge de l’enfant tué.

L’histoire de Jeanne est un exemple éclairant de la psychopathologie à l’origine du crime filicide et de son non-sens objectif. Elle a une quarantaine d’années lorsque je la rencontre à la maison d’arrêt des femmes. Elle y est incarcérée depuis quelques mois et rencontre par ailleurs le psychiatre qui lui prescrit des antidépresseurs, des hypnotiques et des anxiolytiques. Elle a tué ses deux fils, âgés respectivement de 1 et 3 ans. Jeanne a grandi dans une famille bourgeoise, elle est la cadette de la fratrie. Elle décrit un père « handicapé », affligé d’une maladie évolutive à l’origine de son humeur dépressive. La mère est cadre supérieur, elle fait « bouillir la marmite » et assume « de main de maître » la maisonnée. Jeanne évoque une enfance « sans histoire » dans un climat familial « plutôt triste » ponctué par les disputes de ses parents (désormais divorcés et en bons termes) et les gestes suicidaires de son père ; la mère reprochait sans cesse à son époux son absence de combativité et celui-ci « ne moufetait pas ». Jeanne critique aujourd’hui la véhémence sans compassion de sa mère qu’elle soutenait pourtant alors contre son père passif et effacé.

Elle a depuis son incarcération « changé de camp » et souligne désormais l’autoritarisme exacerbé de sa mère et perçoit les silences de son père comme une stratégie de protection face aux emportements incessants de son épouse. Jeanne choisit de faire ses études universitaires loin du domicile familial pour fuir la mainmise maternelle, l’inertie paternelle et leurs conflits permanents. Elle « s’éclate » dans sa vie estudiantine, sort de sa timidité et fait la fête. Elle tombe « follement amoureuse » de Juan. Etudiant sud-américain, ses échecs répétés aux examens mettent en péril son visa : il risque une expulsion du territoire. Le jeune couple part alors se cacher de longs mois chez les parents de Jeanne, et Juan la presse de se marier pour régulariser sa situation : elle « cède » et abandonne ses études. Elle rêvait d’être professeur de Lettres et ne sera que péniblement employée de librairie. Malgré le désir pressant de son époux, Jeanne ne « tombe pas enceinte » et tarde à consulter un médecin pour identifier les causes de son infertilité. Après plusieurs années de traitement et quelques douloureuses fausses couches, Jeanne met au monde Guillaume puis Mattéo. Le couple achète alors une maison dont les traites sont lourdes pour leur budget. Ils se disputent de plus en plus souvent : Jeanne relate des propos violents, des gestes abruptes, une intimité forcée, des critiques dénigrantes et des reproches incessants de Juan à son égard, malgré ses efforts constants pour « être à la hauteur ». Elle se replie de plus en plus sur elle-même. Or, dit-elle, moins elle parle, plus il crie et plus il crie, moins elle parle ! La spirale semble sans issue, mais aucune séparation n’est envisagée par l’un ni par l’autre. Au cours d’une énième dispute, Juan lâche un jour le mot « divorce » et sort en claquant la porte. Jeanne attrape quelques boîtes de « calmants », installe ses fils dans la voiture, achète une bombonne de gaz et va se garer dans un lieu isolé. Elle répartit les cachets, ferme portières et fenêtres, ouvre le gaz, envoie un texto d’excuse à sa sœur et « perd conscience ». Quelques heures plus tard, elle est réanimée in extremis par le SMUR malgré ses protestations. Ses enfants sont morts. Jeanne n’a aucun souvenir des dernières heures écoulées. Hospitalisée quelques semaines en service de psychiatrie, elle découvre peu à peu l’horreur de son geste puis est incarcérée pour assassinats sur mineurs de 15 ans. S’il n’existe pas de profil du criminel filicide, force est pourtant de constater que nous retrouvons ici chez Jeanne, maints éléments récurrents que nous avions antérieurement développés 9 : imagos parentaux peu secure et peu propices à une identification positive (mère omnipotente et père absent de sa fonction tiercéisante), collage à l’objet (conjoint, enfant) escompté dans une fonction définitivement comblante, quête inlassable d’une conformité sociale qui sert de support à l’Idéal du Moi et profonde conviction que la bonne réponse aux attentes supposées des objets investis permettra d’être « comme tout le monde », c’est-à-dire éradiquera le sentiment constant de solitude. L’annonce de la séparation (réelle ou supposée) génère un sentiment de panique existentielle et une haine destructrice pour ce qui est repéré comme obstacle au maintien de l’unité fusionnelle : l’angoisse suffocante est projetée sur les enfants dans une indifférenciation Moi-non Moi qui agit crûment dans le mode opératoire criminel par étouffement.

L’absence de conscience et de souvenir du déroulement des faits est un « trou noir » traumatique. La revendication d’un amour incommensurable envers les enfants et la description auto-valorisante du rôle parental occupé dans un enjeu narcissique évident, s’étayent sur des arguments opératoires qui relèvent d’un « savoir faire » plutôt que d’un « savoir être ».

Malgré la reconnaissance des actes et la condamnation acceptée, toutes les motions hostiles et tout sentiment de haine envers les enfants sont intensément déniés. Seules sont admises une tenace rancœur contre la mère et une farouche colère envers le conjoint perçus l’un comme l’autre comme maltraitants. Paradoxalement, l’acte criminel n’éloigne pas la famille du coupable… le crime filicide agit tel un big-bang et engendre un nouvel ordre familial. Au parloir, la souffrance muette trouve ses mots et des liens, y compris conflictuels, se tissent là où il n’y avait auparavant que des relations purement formelles. Le (la) criminel(le) filicide, désormais dépourvu(e)s de ses enfants, est soutenu(e) et investi(e) et (re)trouve une place originelle infantile dans une enveloppe parentale et familiale protectrice et nouvellement « suffisamment bonne ».

En ce qui concerne l’inceste, son interdit marque le passage de l’état de Nature à celui de Culture, nous dit Levy-Strauss 3. A sa manière mais dans la même dynamique, Freud 2 avait auparavant élaboré sa théorie du complexe d’Œdipe en s’appuyant sur la tragédie grecque. Néanmoins, cet interdit structurel n’apparaît pas comme tel dans le Code Pénal. Il fut en effet retoqué en 2012 par le Conseil Constitutionnel du fait de son « défaut de précision »… difficile en effet de définir sans conteste l’inceste tant les limites de ce qui constitue une famille sont floues et se complexifient avec les recompositions familiales. Nous considérerons donc ici l’inceste dans son acceptation commune et dans sa forme basique œdipienne, c’est-à-dire des violences à caractère sexuel commises par un parent sur son enfant. Si l’infanticide n’est pas l’apanage des femmes, l’inceste n’est pas celui des hommes… bien que statistiquement encore peu représenté dans les cours de Justice, l’inceste n’est pas une stricte affaire paternelle. Des mères agressent aussi leur fils/fille mais un tenace tabou freine à lever le silence et à venir fissurer l’image séculaire de la mère douce aimante et protectrice sur le modèle judéo-chrétien de l’immaculée Marie, vierge de toute marque sexuée et sexuelle.

Pourtant, lorsque je rencontre Carole, elle vient d’être condamnée à une peine de 6 ans pour complicité de viols sur mineurs de 15 ans par personne ayant autorité. Elle ne comprend pas le verdict, ni la sanction pénale car elle se considère « autant victime » que ses filles. L’histoire de vie de Carole semble n’avoir commencé qu’avec la conjugalité. Elle a peu à raconter de son enfance comme de son adolescence : bien que reconnue par son père, elle ne le connaît pas et a grandi seule avec sa mère. Elle évoque avec nostalgie un cocon douillet. A 17 ans, elle tombe enceinte et se marie avec celui qu’elle fréquentait depuis quelques mois. Les violences conjugales commencent peu après la naissance de ce premier enfant et dureront 30 ans jusqu’à la soudaine demande de divorce de son mari. Carole revient sans cesse sur ces violences et sur la peur constante que lui inspiraient les colères et l’emprise tyrannique de son mari. Elle a, dit-elle, maintes fois envisagé de le quitter sans jamais y parvenir. Sa mère était son seul refuge mais ne pouvait l’accueillir avec ses enfants. La famille change plusieurs fois de région avec toujours l’espoir que leur vie sera meilleure ailleurs. A chaque déménagement, la mère de Carole suit et s’établit à proximité. Dès le prononcé du divorce, Carole s’installe avec sa mère devenue âgée et malade, dont elle assure les soins. Concernant les faits de viols, Carole n’a rien à dire… Elle lâchera néanmoins un jour que seules ses filles savaient « calmer » leur père, aussi les lui « envoyait-elle » quand il devenait « incontrôlable ». Jusqu’aux révélations de viols, elle ne s’était jamais interrogée sur ce qui se passait. Cette ébauche d’aveu est rapidement noyée et recouverte par son récit des violences conjugales et des pratiques sexuelles violentes que son époux lui imposait aussi. Elle serine qu’elle est « comme ses filles ». Mes remarques sur leur différence d’âge et de place au sein de la famille, mais aussi sur son rôle maternel, restent sans écho. Carole est plus encline à parler de sa mère, placée actuellement dans une maison de retraite qu’elle imagine identique à la prison. L’indifférenciation générationnelle apparaît prégnante chez Carole, qui semble avoir psychiquement conservé sa position infantile. Malgré son engagement dans une vie conjugale et maternelle, Carole reste substantiellement une petite fille en symbiose avec sa mère. Elle n’accède pas à l’individuation féminine et s’identifie voire se confond avec ses filles qu’elle considère comme des pairs. L’intervention de la Loi et la condamnation n’ébranlent pas la dyade originelle, aussi restent-elles incompréhensibles pour cette femme pourtant intelligente, travailleuse et soucieuse de ses enfants, désormais adultes, sur qui elle veille depuis sa cellule carcérale. Le clivage entre son rôle social et sa position psychique interne est flagrant. La violence conjugale subie pendant des décennies est manifeste de son incapacité infantile à se protéger elle-même et son déni de la différence de génération engendre un aveuglement sur les agissements incestueux de son conjoint. Elle a « parentifié » ses filles en charge de la protéger, dans un inversement pathologique des rôles et fonctions de chacune au sein de la famille.

Dans le même registre criminel d’inceste, Jean-Luc se révèle apparemment différent. Il a une cinquantaine d’années à notre premier entretien et commence sa détention par une hospitalisation suite à une tentative de suicide inquiétante et particulièrement théâtrale au moment de son arrestation. Il est suivi par le psychiatre qui rapidement souhaite une double prise en charge du fait de sa personnalité complexe. Jean-Luc est poursuivi pour viols et agressions sexuelles sur sa fille alors âgée de 6 à 8 ans et sera condamné à 15 ans de réclusion complétée par 10 ans de suivi socio-judiciaire assortie d’une injonction de soins. Jean-Luc n’a rien à raconter de son enfance voire rejette toute question s’y rapportant car considère que cela n’a rien à voir avec l’homme qu’il est aujourd’hui. Il évoque néanmoins une famille repliée sur elle-même et une mère toujours inquiète qui « exigeait un retour direct de l’école » ce qui l’obligeait à « pédaler très vite » précise-t-il et surtout le privait de toute relation avec ses camarades. Il énonce là un « état de chose » sur lequel il n’a pas d’avis, ni d’éprouvé. Jean-Luc se marie à 30 ans environ. Il relate sa rencontre avec sa future épouse et sa décision de se marier comme s’il s’agissait d’une embauche suite à un casting : il avait trouvé la partenaire avec qui mener l’existence qu’il s’est tracée. Il n’exprime pas plus d’affect à ce propos qu’à celui de ses enfants. La vie conjugale, notamment affective et sexuelle, est peu satisfaisante mais Jean-Luc affirme s’en contenter. Il peine par ailleurs à trouver une place de père tant il s’en remet aux compétences de son épouse pour s’occuper des enfants. Sur le plan professionnel, Jean-Luc a sans cesse été en litige avec sa hiérarchie. Il tourne en ridicule ses chefs successifs qui ne comprenaient jamais rien. A propos des violences sexuelles commises sur sa fille, Jean-Luc est affirmatif, convaincu d’avoir raison, le procès puis la condamnation n’entachent aucunement ses convictions : il reconnaît des gestes sexuels mais réfute véhément toute violence et toute dimension criminelle. Il argumente avec force ses intentions purement éducatives : il s’agissait simplement, dit-il, d’initier et éveiller sa fille au « plaisir de la sensualité » afin qu’elle devienne une femme épanouie et « surtout pas frigide comme sa mère ». Lui-même aurait aimé avoir de telles attentions afin d’être un homme heureux. Comme Carole, Jean-Luc est empli de certitudes inébranlables, notamment sur la dimension criminelle de ses actes. Les questionner, c’est-à-dire les remettre en cause, est perçu, pour l’une comme pour l’autre, comme une agression et une mise en doute de leur sincérité. Là où Carole dénie la différence de génération et prône l’indifférenciation entre elle et ses filles, Jean-Luc revendique un rôle éducatif bienveillant qui relève de ses responsabilités paternelles. Alors que Carole est prompte à exprimer des émotions, Jean-Luc réfute tout éprouvé et se retranche sur un « état de chose » sur lequel il n’a qu’une opinion purement intellectuelle. Si le contact avec Carole est chaleureux et jovial, celui avec Jean-Luc est froid et distant : ils peuvent donc sembler très différents au premier abord. Et pourtant, leur incapacité psychique à percevoir l’enfant comme différent de l’adulte dans sa maturation physique et psychique est tout à fait identique et repose sur un déni d’altérité probant. Leur identification à une position infantile engendre leur acte : ils se perçoivent enfant comme leur progéniture. Leur rôle parental n’est que composition sociale sans lien avec leur perception interne d’eux-mêmes ; autrement dit, le Moi socialement conforme est clivé du Moi interne resté en l’état infantile. Les actes criminels signent les limites de ce fonctionnement psychique défensif mais rigide.

Nous retrouvons ces mécanismes à l’œuvre de façon assez identiques chez les auteurs d’acte de pédophilie. C’est sans doute pourquoi Il reste toujours complexe de distinguer la part incestueuse de la dimension pédophilique chez un auteur de violences sexuelles sur mineur de 15 ans, d’autant plus que la majorité des pédophiles connaissent et côtoient leur(s) victime(s). Rares sont en effet les agressions commises par un inconnu. Si le grand méchant loup (le monsieur à l’imperméable qui attire les enfants en leur proposant des friandises !) persiste dans notre imaginaire collectif, la réalité pénale** et les observations cliniques révèlent au contraire que, le plus souvent, le sexuel surgit au sein d’une relation entre un adulte et un enfant qui se connaissent. Ajoutons d’ailleurs que c’est précisément parce qu’ils partagent une relation affectueuse que les violences sexuelles adviennent. Le sentiment d’avoir été abusé est de ce fait d’autant plus traumatique pour l’enfant qui se voit trahi dans la confiance qu’il a accordé à un adulte qu’il pensait bienveillant à son égard.

L’histoire de Charles illustre cette « confusion des langues entre adultes et enfants »1. Il a une trentaine d’années et annonce dès les premières minutes de notre premier entretien qu’il a « 12 ans dans [sa] tête ». Il a été arrêté à sa descente d’avion pour diffusion d’images à caractère pédopornographique. Durant sa garde à vue, il a relaté aux policiers ses relations amoureuses et sexuelles avec ses « amis » de 12 ans. Expatrié pour raisons professionnelles, Charles a rencontré ces enfants à la plage et a noué avec eux et leur famille des relations affectives qui sont devenues, au fil des années, la pierre angulaire de son existence. Charles est issu d’un milieu bourgeois, traditionaliste. Ses parents étaient et sont toujours, présents et bienveillants. Il se décrit enfant timide qui a grandi, d’une part très « collé » à sa mère et d’autre part, dans l’ombre protectrice de son frère aîné qu’il était le modèle de ce qu’il aurait alors aimé être. L’adolescence lui est insupportable et insurmontable : les filles -avec qui il jouait à l’école primaire- deviennent des « étrangères mystérieuses ». Il développe un profond dégout pour son corps et plus globalement pour les corps adultes. Les transformations pubertaires polluent la pureté enfantine, dit-il en se référant à la philosophie de J.-J. Rousseau 7. Il développe dégoût et aversion pour l’adulte qu’il perçoit « sale et hypocrite ». Il rejette ce monde adulte et, sous couvert d’activités sportives ou de petits boulots, déploient des stratégies d’évitement. Il fait néanmoins de brillantes études et s’engage dans une vie professionnelle. Il se sent « imposteur » dans sa réussite qui ne coïncide pas avec le manque de confiance et d’estime de soi qu’il éprouve constamment.

Aptitudes intellectuelles et immaturité psycho-affective sont clivées et coexistent sans cohabiter. Charles constate en la relatant, son absence de position subjective : il est choisi plus qu’il ne choisit, ignore ce qu’il aime ou pas, ne prend pas de décision et se laisse porter tel un bouchon sur l’eau : son vécu ne constitue pas une expérience qu’il s’approprie et il ne grandit pas. Sa sincère démarche d’introspection se heurte sans cesse à son incapacité à identifier et nommer ses émotions, aussi en reste-t-il souvent à une analyse strictement intellectuelle. A propos des viols et agressions sexuelles sur les enfants qu’il affirme aimer profondément, il raconte combien il les trouvait beaux et éprouvait du plaisir à toucher leur « peau douce et imberbe » lorsqu’ils jouaient ensemble à la plage. Avec eux, il se sentait « vraiment lui-même ». Interrogé par les émois qu’il ressent, il consulte des sites internet qui font référence à la sexualité infantile… C’est grâce/à cause de ces sites qu’il se rassure et s’autorise des gestes plus intimes qui peu à peu prennent une dimension sexuelle. Il convient aisément aujourd’hui du caractère pédophilique de ces sources mais ne les avait pas identifiées ainsi à ce moment là. Depuis son arrestation, Charles se qualifie lui-même de pédophile et constate combien ses repères sont brouillés. Il avait en effet, la certitude que les enfants étaient consentants à ces jeux sexuels d’autant qu’il leur demandait leur accord et cessait avec ceux qui refusaient. Il avait l’intime conviction d’un amour réciproque, sincère et pur et surtout d’un plaisir partagé.

L’arrestation constitue donc un réveil brutal qui le ramène dans une réalité qu’il ne voyait pas ou plus. Alors, il s’interroge, veut comprendre car il s’en veut énormément quand il découvre qu’il a infligé une souffrance à ces enfants à qui il ne voulait que du bien. Il se demande comment il a pu être à ce point aveugle. Il est effondré et pleure à l’idée de ne plus jamais revoir ses « amis » et entame un douloureux travail de deuil de ces relations d’amour définitivement perdues. Charles n’identifie rien qui puisse donner sens à son refus de grandir, ni aux actes pédophiliques qui probablement en découlent.

Même s’il n’y a pas de hasard dans le choix des situations cliniques exposées pour étayer un argument psychopathologique, Jeanne, Carole, Jean-Luc et Charles m’apparaissent surtout représentatifs de ce que j’entends dans ma pratique clinique quotidienne quel que soit le crime ou le délit qui a été commis. En effet, chez chacun nous retrouvons une immaturité psycho-affective qui relève d’une fixation à un stade infantile avec un figement de la temporalité : le temps semble avoir glissé sur eux et les incidents ou accidents de la vie n’ont pas constitué des expériences, ni des apprentissages. Ce mécanisme de défense inconscient vise bien sûr à les protéger de toute blessure, déception ou perte. Il engendre néanmoins une censure des éprouvés internes qui barre l’accès à l’altérité. Aussi, si la majorité de leurs relations sociales est adaptée, c’est-à-dire conforme à la bienséance, elle reste des rapports d’objet à objet dans une alternance de dominé à dominant, avec d’une part des sensations de soumission et d’humiliation et d’autre part l’émergence d’une toute-puissance. Le mécanisme bascule d’un extrême à l’autre sans souplesse et sans négociation possible au risque d’un sentiment de perte et d’effondrement. Le clivage du Moi permet de grandir sans mûrir, autrement dit ; de s’adapter aux exigences sociales adultes ET de protéger férocement le narcissisme infantile sans assise stable. L’enfance n’est pas refoulée ou reléguée au rang de souvenir mais toujours d’actualité. La construction identitaire est en jachère et les pulsions ne sont pas en liaison. C’est pourquoi sans doute, nos patients se présentent « sans histoire » !

Les premières relations objectales sont à l’origine de cet arrêt de croissance psychique qui maintient en position d’infans 6 c’est-à-dire « celui qui ne parle pas encore ». Le climat familial insecure pour diverses raisons entretient une dépendance à la mère, comme unique « personne secourable ». Elle perdure avec intensité et s’inscrit indubitablement dans le registre incestuel 5 : « le premier choix d’objet de l’être humain est toujours incestueux »6. A défaut de médiatisation triangulante, de représentation et de symbolisation, le processus œdipien échoue et le corps à corps archaïque reste la seule relation secure envisageable.

Filicide, pédophilie et inceste constituent objectivement des crimes où auteurs et victimes font corps dans une totale indifférenciation et confusion Moi-non Moi : les enfants sont des « mêmes ». Leur désir propre est forclos, il n’existe pas. Il n’y a pas là un refus de voir leur individualité mais uniquement un effet du déni d’altérité 9 protecteur. La différence qui sépare est un risque d’anéantissement psychique, l’instinct de vie/survie exige son évitement. Le recours à l’acte 4, tel que mis en exergue par Balier, vise à éviter l’effondrement et le basculement dans la folie. Il est une réaction au péril perçu. Il étouffe dans l’œuf la dangereuse altérité afin de la maintenir dans un déni protecteur. Par un effet de miroir inconscient, l’enfant constitue une menace pour l’infans qui, à son image le réduit au silence et l’y absorbe. Nous pourrions dire aussi que l’infans coupe la parole de l’enfant quelle que soit « l’option criminelle ».

Ces crimes, dont nos patients admettent la culpabilité pénale, sont dénués d’intention criminelle à l’instant de leur commission. Là où nous voyons une violence destructrice et/ou une intolérable emprise, eux parlent d’amour et de partage. Jeanne ne peut laisser ses fils à l’abandon et en souffrance dans une famille en décomposition alors elle les inclut dans son geste suicidaire ; Carole fait équipe avec ses filles pour contenir l’homme violent ; Jean-Luc éduque sa fille pour son bien-être de future femme ; Charles joue avec ses amis. Dans une même logique, tous revendiquent le bien-être de l’enfant…Mais de quel enfant nous parlent-ils là ? S’il ne fait aucun doute pour la société et pour la Justice qui la représente que l’enfant tué ou abusé est une victime, nos patients en conviennent davantage par soumission que par intime conviction. Leur sentiment de honte est le produit de la sensation d’avoir fauté par rapport à une norme sociale érigée en Idéal (conflit Moi/Idéal du Moi). Ils la reconnaissent et plaident coupables mais l’acceptation de cette culpabilité pénale n’est pas l’écho d’un sentiment de culpabilité. Le Moi clivé, la fixation incestuelle et la défaillance du processus œdipien n’ont pu permettre la construction d’un Surmoi. L’évitement des conflits tant internes qu’externes génère ce plaider-coupable qui s’avère un moyen efficace de protéger l’infans. Convenir du crime n’est pas reconnaître la souffrance infligée à un Autre à la fois identique et différent de soi. La confrontation à la Loi et à ses interdits contribue substantiellement à la structuration psychique, elle est absolument nécessaire mais pas suffisante. Pour compléter le cheminement voire le favoriser, il faut donner la parole à l’infans qui en était jusqu’alors dénué puisque la mutité est son essence même. La psychothérapie offre un espace protégé où pourront se tisser une relation de confiance mutuelle puis un lien. Le cadre de soin, délimité par des contours définis, solides et fiables, permet un apprivoisement 8 qui progressivement sortira l’infans de son mortel silence. Ainsi, les effets traumatiques de l’enfance, plus fréquents qu’un traumatisme avéré repéré, trouveront les mots des maux.

Le dispositif de soin psychique n’a, en l’occurrence de sens et de possibilité d’effets qu’en articulation avec l’action pénale. La complémentarité et la différence de leurs missions respectives constituent un étayage conjoint qui seul favorise l’appropriation d’un acte criminel et l’écriture d’une histoire subjective. Si l’infans est comme une chenille cloîtrée dans un cocon protecteur, son devenir est d’être un sujet qui vole de ses propres ailes.

Notes

  1. [*] Pédophilie = viol/agression sexuelle sur mineur de 15 ans.Infanticide = meurtre/assassinat sur mineur de 15 ans. Inceste = viol/agression sexuelle sur mineur de 15 ans par ascendant.
  2. [**] Les statistiques pénales indiquent qu’environ 85% des pédophiles font partie de l’entourage de l’enfant-victime.

Références bibliographiques

1. Ferenczi S., « Confusion de langue entre les adultes et l’enfant » in Œuvres complètes, 1927-1933, Payot,1982.

2. Freud. S., Œuvres complètes, PUF.

3. Levi-Strass. C., Les structures élémentaires de la parenté, Mouton de Gruyter, Berlin, 2002.

4. Lemaitre V., Rencontre avec Claude Balier, La violence de vivre, Eres, 2007.

5. Racamier PC., L’ineste et l’incestuel, Ed du Collège, 1995.

6. Roudinesco E., Sigmund Freud en son temps et dans le nôtre, Seuil, 2014.

7. Rousseau J-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, (1755), Librio.

8. Saint Exupery A., Le Petit Prince, Folio.

9. Verschoot O. Ils ont tué leurs enfants – Approche psychologique de l’infanticide, Imago, 2007. Du déni au crime – Des origines psychologiques de la violence, Imago, 2014.

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La criminalité aujourd'hui dans la pratique clinique