On peut se demander pourquoi ce mot venu de l’anglais, et désormais courant, voire envahissant, soulève tant de passions ? Son histoire est aussi compliquée qu’il est polysémique. Tout d’abord, il est passé du turf au social : une affaire de poids ou de distance en plus ou en moins, afin d’égaliser les chances, comme si l’on avait tiré le numéro gagnant « dans un chapeau ». De plus, il signifie communément l’exclusion et concrétise l’opprobre qui se porte sur une personne. Pour l’homme de la rue en effet, être handicapé, c’est être infirme, aveugle, sourd, faible d’esprit, bref diminué. Par extension, c’est aussi être affublé d’un pesant fardeau : une famille très nombreuse et donc accaparante, un âge trop avancé pour être « dans le coup »! Il s’agit, en somme, d’un empêchement permanent, d’une liberté entravée, auxquels s’ajoutent la notion d’une grande injustice et aussi l’idée d’un destin sans issue.
Histoire récente de la notion de handicap et de sa signification
Outre le sens commun, évoqué ci-dessus, le terme « handicap» possède une signification éthique et une valeur scientifique, l’une et l’autre oubliées devant la prégnance du sens premier, d’où les fréquents contresens observés dans la pratique. C’est pourtant dans cette acception populaire qu’il a été introduit en France, au moins sur le plan législatif, lors de la rédaction de la loi du 23 novembre 1957 sur le travail protégé destinée aux travailleurs dont la productivité était diminuée.
À peine dix ans plus tard, dans son rapport fondateur, F. Bloch-Lainé (1967) l’utilisait dans un sens éthique, en évoquant déjà la compensation nécessaire : « afin de prévenir les faiblesses dont souffrent les personnes handicapées, il convient, tantôt d’agir sur les faits, sur les circonstances qui les produisent, tantôt les déceler à temps pour empêcher qu’ils ne s’aggravent ». Étonnamment moderne ! Sept ans plus tard, dans le Handbook of Psychiatry de 1974, Zena Stein et Mary Susse évoquent les trois aspects que l’on peut décrire à propos de la déficience intellectuelle : la déficience, l’incapacité et le handicap, ce dernier étant le désavantage social qui, en interaction avec les exigences de l’environnement, résulte des deux premiers. Ces différents regards sur un même sujet, partant de sa pathologie, pour observer l’incapacité résultante et ses conséquences sociales, représentent un concept issu de la psychiatrie, on l’ignore trop souvent. Car c’est un rhumatologue anglais, PHN. Wood, qui reprendra cette notion en 1975 et lui donnera la formulation classique des « trois niveaux d’expérience de vie », laquelle fera le tour du monde, entraînant son adoption par l’OMS en 1980.
L’aspect situationnel du concept de handicap a été par la suite très travaillé notamment au Québec, par un anthropologue lui-même handicapé, P. Fougeyrollas, lequel insiste (1993, 1997, 1998) sur les obstacles ou les facilités que la société peut mettre sur le chemin de la personne malade ou déficiente, reprenant là encore une vieille idée française de P. Minaire et J. Cherpin (1976). Cette dernière évolution du concept aboutira finalement à la «classification internationale du fonctionnement, du handicap et de la santé » (la CIF) qui a opportunément remplacé la CIDIH (classification internationale des déficiences, incapacités et handicaps).
Le rôle de l’environnement apparaît en effet de plus en plus essentiel : plus les interactions du sujet avec le milieu seront ajustées à ses niveaux de compétences et de fonctionnement, moins elles seront « handicapantes». La notion de handicap, telle qu’elle est désormais abordée, se définit par l’écart entre la réalité du fonctionnement d’une personne et les attentes de son milieu. Or, ces dernières sont la résultante des adaptations possibles de l’environnement et des représentations de l’entourage. Ainsi un enfant atteint d’un déficit, pris dans le sens où il y a un écart à la norme, tel qu’un déficit moteur ou mental, ou encore d’un trouble envahissant du développement, va présenter un écart notable entre ses capacités et les attentes du milieu, écart qui signe le handicap.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la vulgarisation du terme « handicap » dans les années 60-70 n’a guère rempli d’aise la communauté « psy ». On a plutôt assisté à une levée de boucliers à l’occasion de la loi du 30 Juin 1975, au moment où se précisait justement le contenu de la notion de handicap : le handicap ne représente pas la maladie, mais sa conséquence sociale du fait des incapacités du sujet versus les exigences (ou l’inadaptation) de son environnement. La raison en est simple : les travaux épidémiologiques et épistémologiques déjà rappelés, puis plus tard les recherches anthropologiques (Patrick Fougeyrollas, 1993, 1997, 1998) étaient et demeurent encore peu connus en dehors d’un cercle limité. Pour le grand public et même la majorité des « psys » de l’époque, le vocable « handicap » n’évoque, ni une valeur éthique, l’égalisation des chances, conforme à l’étymologie hippique, ni le troisième terme du schéma de Wood (1975), mais plutôt l’image courante d’une diminution, d’un manque définitif et irrémédiable. Or, tout patient, tout être humain est susceptible de progrès, comme de régression. L’enfermer dans un état définitivement scellé, c’est tuer l’espoir d’une amélioration, c’est dénier les projets thérapeutiques et les efforts de restauration : cela s’inscrivait et s’inscrit toujours contre l’éthique « psy ».
L’ardeur des « combattants » fût assez vite tempérée par les avantages qu’offrait indiscutablement la loi de 1975 aux nombreux patients qui, malgré des soins attentifs demeuraient néanmoins dans des situations sociales difficiles : l’attribution du statut de personnes handicapées leur ouvrait en effet la voie à des mesures adaptatives ou à des allocations non négligeables. Les oppositions auraient sans doute pu demeurer limitées si la situation ne s’était pas compliquée du fait de deux conséquences en apparence contradictoires de l’apparition du terme « handicap » :
- l’appropriation de cette dénomination nouvelle par les représentants de plusieurs catégories de patients qui, pour des raisons diverses (allant de l’image de leur propre pathologie aux moyens financiers attachés à un statut différent de celui de la santé) étaient mal à l’aise dans cette étiquette de « malades » ;
- la révolte d’un grand nombre de personnes handicapées, généralement en pleine possession de leurs moyens intellectuels, contre l’infériorisation et la dépendance dans laquelle la société les abandonnait, révolte qui s’est rapidement transformée en une lutte pour les droits et contre la discrimination, mouvement d’idées qui est à l’origine, entre autres, de la nouvelle loi du 11 Février 2005 dont il sera question ci-après.
L’appropriation du terme handicap
L’exemple historique de ce glissement sémantique est l’abandon du terme « Nos enfants inadaptés » par l’UNAPEI pour adopter le qualificatif de « handicapés mentaux » jugé moins dévalorisant et plus approprié que celui « d’inadapté » et surtout destiné à se démarquer des « malades mentaux » qui, de leur côté, revendiquaient à l’époque le fait d’être en pleine possession de leurs moyens intellectuels. Le cas de figure qui a le plus contribué à diaboliser le handicap aux yeux des « psys » est celui des syndromes autistiques, qui par un coup de baguette législatif ont été considérés sous l’angle réducteur du handicap qui en résulte. Cette décision, unique dans les annales, était justifiée, me semble-t-il, par une légitime revendication du droit à l’éducation, mais surtout à une éducation en milieu ordinaire, ce qui relève davantage du déni de la pathologie que de l’égalité des chances et de la non discrimination.
Cette notable évolution idéologique s’est également nourrie d’une opposition radicale entre les méthodes d’éducation venues du néo-comportementalisme et la prise en charge d’inspiration psychanalytique et/ou organisées suivant le modèle de la psychothérapie institutionnelle (ou plutôt de ce qu’il en reste), utilisée par la majorité des hôpitaux de jour et établissements ou services spécialisés en France. Le choc avec les « psys » ne pouvait être que violent et durable, bien que l’animosité réciproque qui en résulte tende à s’atténuer avec le temps.
Le mouvement d’émancipation des personnes handicapées
Le slogan « Nothing about us without us » des noirs handicapés d’Afrique du Sud a fait le tour du monde, engendrant le concept d’enpowerment, aiguisant la non discrimination et, par conséquent, la revendication sur l’égalité des droits. Il faut reconnaître qu’en effet ces derniers ne sont guère appliqués puisqu’il est nécessaire de les proclamer derechef dans toutes les nouvelles lois ! De la non-discrimination découle en pratique la condamnation du paternalisme médical et de l’éducation spéciale (devenue pour cette raison «éducation adaptée») auxquels les « psys » sont forcément plus ou moins directement mêlés. Certes, une personne, enfant, adolescent ou adulte, handicapée est une personne et, de ce point de vue, il n’est en droit pas question de la considérer autrement. Mais, ses capacités (physiques, mentales, relationnelles, etc.) sont différentes et ne pas lui offrir les aménagements, les adaptations, les soins nécessaires est une autre façon de la priver de ses droits fondamentaux et même constitutionnels.
Dans ce contexte, l’éducation et les soins peuvent devenir délicats, mais à mon sens, pas impossibles. La privation d’autonomie, de liberté, conséquence du handicap nous oblige à un surcroît d’attention, de précautions, pour respecter le choix, le désir de ces personnes, mais ne nous impose pas de leur infliger les mêmes méthodes éducatives, les mêmes procédures thérapeutiques qu’à tout un chacun, sous le fallacieux prétexte qu’en droit elles sont « des personnes égales à toutes les autres ». Le handicap n’a jamais été un terrain facile pour les soignants qui sont plus facilement disposés à entendre la nécessité d’un traitement «humain» que celle d’un traitement égal à celui du voisin, et donc forcément inadapté. En raison des fortes résistances rappelées ci-dessus et malgré ses indéniables conséquences familiales et sociales, la « folie » a du attendre la loi du 11 février 2005 pour faire son entrée parmi les autres handicaps sous le nom de handicap psychique. Jusque là, les aliénés étaient considérés seulement comme des malades, familles et psychiatres tenant d’ailleurs beaucoup à ce qu’ils le demeurent, afin de sauvegarder le caractère évolutif de leur état, lequel peut s’améliorer comme s’aggraver.
La révolution législative des années 2000
Les différents mouvements d’idées dont il a été question ci-dessus ont finalement entraîné assez rapidement des modifications réglementaires, puis législatives, dont font partie les lois, du 2 janvier 2002, dite de «rénovation sociale », du 4 mars 2002, dite « d’amélioration du système de santé et de démocratie sanitaire » et surtout celle du 11 février 2005 sur « l’égalité des droits et des chances, le partenariat et la citoyenneté des personnes handicapées ». Voulue par les Nations-Unies et l’Europe cette dernière établit l’accessibilité à tout pour tous et le droit à compensation du handicap (dont le bénéfice des établissements et services fait partie intégrante). Enfin la loi du 21 juillet 2009, « portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires » dite «Loi HPST», vient compléter une reprise administrative totalement pyramidale de la médecine et des soins et prévoit de rapprocher les secteurs médico-social et sanitaire.
De ce véritable marathon législatif, résulte une mutation extrêmement profonde, dont les «psys» auraient tort de ne pas mesurer les enjeux et l’ampleur. Non seulement, la personne handicapée est désormais au centre du dispositif, mais elle exprime ses désirs sous la forme d’un «projet de vie», autour duquel s’organiseront la compensation et les prestations qu’il sera possible de lui proposer : assistance humaine, animalière, aides techniques, orientation vers les établissements et services, etc. La disponibilité, l’écoute et l’accueil recentrés devraient en être améliorés. Mais le fonctionnement de ce «guichet unique» apparaît d’ores et déjà fortement inégalitaire, en fonction de moyens matériels et humains dont dispose chaque Conseil général, voire de ses priorités politiques.
La question qui se pose est celle de la compatibilité de ces évolutions sociétales avec la possibilité de soins vraiment individualisés. Les risques de dérive sont davantage inhérents à l’idéologie ambiante qu’aux intentions du législateur et aux termes mêmes de la loi : dans ce domaine, c’est souvent en voulant bien faire que le politique réussit le contraire ! D’autant qu’en même temps le législateur ne peut que mettre au premier plan son souci du «bien commun» et ne peut que privilégier des solutions collectives à des problèmes individuels.
Une inversion des rapports d’adaptation de la personne à la société
De ces évolutions législatives, résulte une véritable inversion du rapport des personnes à leur environnement qui avait été préfigurée par la réforme des annexes XXIV du 29 octobre 1989 et confirmé par la loi du 2 janvier 2002 : on est ainsi passé de «la personne doit s’adapter à la société» à «la société, par exemple l’école ou l’usine, doit s’adapter à la personne». Mais cette évolution peut être en pratique illusoire, voire induire des effets inacceptables. On observe ainsi qu’une sélection féroce persiste dans les milieux de travail avec exclusion des personnes handicapées, alors que la société aurait tout intérêt à s’adapter à ces dernières, afin d‘être en mesure de bénéficier de leurs apports spécifiques.
Le handicap, révélateur de notre vulnérabilité
Quelle est la place de l’humain dans la société d’aujourd’hui ? Dans les pratiques qui sont enseignées ? Quel avenir et quelle espérance laisse, au sujet atteint, sa nouvelle condition de personne handicapée ? Une des réponses possibles tient au fait que maladie et handicap, surtout dans leurs manifestations extrêmes (Simone Korff-Sausse et coll., 2007), poussent l’humain dans ses derniers retranchements et, en quelque sorte, en révèlent l’essence même. La pathologie chronique et les séquelles de maladie ou d’accident ne nous rappellent-elles pas notre propre vulnérabilité et notre inévitable finitude. Elles servent effectivement de révélateur à l’humain. Bien d’autres formulations sont possibles pour traduire cette idée qui me semble centrale ; par exemple, les personnes malades mentales ou handicapées psychiques ne seraient-elles pas plus avancées que nous sur ce plan de l’humain ? Ou encore, en se débarrassant d’un bon nombre des convenances sociales auxquelles nous sommes accoutumés, ne laisse-t-on pas surgir plus aisément un fond d’humanité qu’elles masquaient ? En fin de compte, la question qui se pose est sans doute : en quoi et comment peut-il prendre en compte cet aspect de la fragilité humaine ?
On peut aussi remarquer que le statut de la personne a beaucoup évolué, dans la pensée contemporaine : entre 1789 et aujourd’hui on est passé des droits anonymes et indifférenciés aux droits des personnes. De nos jours, il nous faut aller au-delà et franchir une nouvelle étape afin de passer de l’approche par la personne à une reconnaissance du sujet, c’est-à-dire de l’individu tel qu’il est (avec ses particularités, ses différences et ses faiblesses propres). C’est de cet autre regard qu’ont aujourd’hui besoin les malades mentaux, les familles et les professionnels. Ne s’agit-il pas là des special needs de nos amis anglais, dont nous avons, semble-t-il, pris quelque peu le contre-pied en prônant «l’inclusion» à tout crin. C’est aussi sans doute un des aspects oubliés de la «diversité», dont se satisfont un peu vite nos démocraties avant de l’avoir vraiment réalisée.
Autre sujet de réflexion : la maladie mentale comme le handicap psychique ne sont-ils pas sujet de passions, comme de générosité mais aussi de récupération ? Passion toujours, générosité souvent, récupération parfois, pourrait-on sans doute écrire. Cependant, la première mission des soignants, à commencer par les «psys» est de soulager la douleur et/ou la souffrance. Or, la diminution, ou la disparition de la souffrance psychique ne se décrète pas. Je veux parler ici de la souffrance psychique au sens large, en y incluant celle de ne pouvoir « être et agir comme les autres », selon l’excellente formule de François Bloch-Lainé, celle d’être contraint dans sa liberté de choix, de ne pas se reconnaître dans son image de soi, d’être exclu parce que sans voix pour se faire entendre. C’est en ce sens que la situation de handicap est un paradigme des droits de la personne.
Bibliographie
Bloch-Lainé F. (1968), Étude du problème général de l’inadaptation des personnes handicapées. Rapport présenté au Premier Ministre (décembre 1967). Paris, La Documentation française, 72 p.
Fougeyrollas P. (1993), Les applications du concept de handicap (désavantage) de la CIH et de sa nomenclature, Strasbourg, Conseil de l’Europe.
Fougeyrollas P. (1997) «Les déterminants environnementaux de la participation sociale des personnes ayant des incapacités : le défi sociopolitique de la révision de la CIDIH», Canadian Journal of Rehabilitation, vol. 10, no 2, p. 147-160.
Fougeyrollas P. (1998), «La classification québécoise du processus de production du handicap et la révision de la CIDIH», Les cahiers du CTNERHI : 79-80, 85-90.
Korff-Sausse S., Stiker H.-J., Le Poulichet S., Ciccone A. et Coll., (2007), «Les cliniques de l’extrême». Champ Psychosomatique n° 45, Paris, (L’esprit du temps), PUF, 145 p.
Minaire P., Cherpin J. (1976), «Handicaps et handicapés : pour une classification fonctionnelle». Cah. Méd. Lyon, 52, 479-480.
Stein Z., Susser M. (1974), The epidemiology of mental retardation. In : S. Arieti (Ed.), «Child and adolescent psychiatry, socio cultural and community psychiatry». Amer. handbook of psychiatry, 2e édit., Vol. 2, New York, Basic Books, 464-491.
Wood P.H.N. (1975), «Classification of impairments and handicaps». Genève W.H.O. / I.C.D., 91, Revue Conf., 75, 15.