En souvenir de Jean-Claude Arfouiloux
D’une certaine manière l’au revoir est plus difficile que l’adieu. En effet si pénible soit-il, l’adieu imposé par une disparition irréversible, oblige au deuil, à un désinvestissement inéluctable, progressif et aussi large que possible, ainsi qu’à des phénomènes d’identification durables. La séparation qui peut se définir comme une perte momentanée, relative et révocable, destinée à ne durer qu’un temps, comporte à la fois une impossibilité au contact immédiat et la promesse d’un retour. Sa caractéristique essentielle est que celui ou celle qui s’en va, inflige une forme d’injonction paradoxale à l’autre car elle se manifeste à deux niveaux : à un niveau verbal « je t’aime » tandis que le niveau agi exprime le contraire : « je pars », c’est-à-dire « je ne t’aime pas ». Tu sais que je t’aime puisque nous nous retrouverons, mais cependant je pars : « Tu sais bien, mais quand même… », la formule impose un clivage à l’interlocuteur qui ne peut que le subir et se dire (ou refuser de se dire) : « je t’aime parce que je constate que je te hais de t’en aller ». Selon l’expression de Gérard Bayle : « Tu cliveras ton prochain comme toi-même », c’est ce que fait celui qui s’en va, les séparations sont déchirantes…
La situation de séparation oblige le sujet à un désinvestissement partiel, temporaire et donc à un travail psychique spécifique dont le prototype est « le jeu de la bobine » mais dont les variantes sont multiples et riches de créations visant à combler l’absence sans nier la réalité de la situation. Car l’au revoir – le travail de la séparation – prépare les retrouvailles : trop voisin du deuil il aura estompé l’objet psychique qui ne pourra plus correspondre avec la personne retrouvée, à l’inverse s’il maintient le surinvestissement de l’image de l’objet de façon trop psychiquement présente, une forme de nostalgie ou de dépression qui fait écran à d’autres investissements peut s’installer : le travail de la séparation doit maintenir un « objet de correspondance » assez vivant mais qui n’occupe pas tout l’espace psychique et qui puisse résister au retour en présence de son modèle.
Un effet de la séparation : l’idéalisation et la négation de l’ambivalence
Les lettres, les correspondances échangées avec la personne dont on est séparé portent la marque de ces effets de la séparation. Balzac, orfèvre en séparation et amant de Madame Hanska, mais seulement par lettres pendant des années et ensuite charnellement mais par intermittences, sera la proie du clivage introduit par la séparation ; il écrit des lettres passionnées à l’élue et dans le même temps poursuit des liaisons parallèles, vit pratiquement en ménage avec Louise de Brugnol, sa servante maîtresse, dont la belle étrangère finit par être fort jalouse.
Balzac a écrit deux romans où la correspondance entre les amants illustre deux aspects de ce clivage particulier à la séparation. Tous deux correspondent à un moment particulier des relations entre Balzac et sa belle Polonaise. Le premier, Modeste Mignon, décrit les effets de la séparation d’emblée, celle qui précède toute rencontre directe. Modeste Mignon, dédié à Madame Hanska, qui a composé elle-même, puis détruit une nouvelle sur ce thème, est directement inspiré de la rencontre, par lettres, avec celle-ci. La séduction exercée par l’œuvre de Balzac sur « l’étrangère » est telle qu’un jour elle lui écrit son admiration et son amour ; elle deviendra sa muse, puis sa maîtresse ; ils seront ensuite séparés pendant huit ans sans se voir, nourrissant une correspondance constante, leur mariage n’interviendra que cinq mois avant la mort de l’écrivain. Balzac a sans doute été sensible à l’écart existant entre la réalité de sa personne et le personnage qui s’était construit dans l’esprit de la belle polonaise. C’est cet écart qui est le ressort de Modeste Mignon. La jeune fille du roman, Modeste, tombe amoureuse, sur ses écrits, d’un poète qui signe Canalis. Elle voit un portrait gravé de l’écrivain à la vitrine d’un libraire, portrait « sublime par nécessité mercantile » et cherche à le joindre via son éditeur demandant à celui-ci s’il est marié. La réponse moqueuse de l’éditeur arrive comme « un pavé sur une tulipe » mais Modeste perçoit la raillerie et ne se décourage pas ; elle écrit à Canalis une lettre où son amour, sa disponibilité, transparaissent : « « Qu’est-ce que ce papier plein de mon âme aura de plus que toutes les lettres parfumées qui vous harcèlent ? » Mais le poète qui la reçoit est un petit homme sec, à la figure vituline1. Quant à ses écrits « ces morceaux câlins, naïfs, pleins de tendresse (…) cette caressante poésie femelle, a pour auteur un petit ambitieux serré dans son frac… » Canalis, vieux routier des lettres d’admiratrices et qui connaît l’écart entre le contenu des lettres et la réalité de celles qui les écrivent, méprise la lettre mais son secrétaire et ami Ernest La Brière est touché du ton de celle-ci et se met à répondre aux lettres qu’il signera Canalis. « Ecoutez la vérité toute entière, ne vous la dois-je pas en retour de votre enivrante flatterie ? (…) on s’aperçoit bientôt qu’un homme supérieur est, en tant qu’homme, semblables aux autres (…) Il en est alors d’un poète célèbre comme d’une femme dont la beauté trop vantée fait dire “Je la croyais mieux” » à qui l’aperçoit ; elle ne répond plus aux exigences du portrait tracé par la fée à laquelle je dois votre billet, l’imagination ». L’imagination – ou si l’on préfère, l’idéalisation -, est à la fois le ciment et l’ennemi de la relation à distance, que les échanges aient lieu par lettres, ou par les moyens d’aujourd’hui. Mais l’amour flambe entre les amoureux séparés qui ne se connaissent que par leurs épanchements épistolaires, tous deux ont un faux nom, pseudonyme pour Modeste (les « pseudos » ne sont pas d’aujourd’hui…) et fausse identité pour Ernest qui se trouve en situation d’imposture. Pour chacun d’eux « l’objet de correspondance » est une création, certes échafaudée sur des lettres, mais dont le modèle est inconnu. Il y a dans la séparation une virtualisation de l’objet aimé.
Le clivage de l’objet de séparation est en somme figuré par les deux personnages : Canalis le cynique d’un côté et de l’autre Ernest le bon jeune homme. L’impossibilité de relations corporelles alimente l’idéalisation sur le modèle de ce que Freud indique dans les Trois essais… : la surestimation de la femme qui se refuse… Surestimation de l’autre inaccessible. Lorsqu’Ernest décide de lever la supercherie, toute l’estime de Modeste pour lui s’effondre entièrement. L’ambivalence – jusque là déniée chez la jeune fille, déniée pour que celle-ci n’écoute pas « la voix poussive du monde réel » -, apparaît mais ne laisse plus déferler que son versant destructeur.
Le second roman Albert Savarus a été inspiré, que dis-je ? dicté, une dizaine d’années après, par une lettre de rupture envoyée par la même Madame Hanska peu après l’annonce de la mort de son mari, décès qui devait permettre le mariage des amants. Elle lui écrit « Vous êtes libre », lettre qui plonge Balzac dans le désespoir et une entreprise de reconquête, Savarus est le portrait d’un Balzac irréprochable, désespéré par la décomposition de son projet.
Albert Savarus, aime une duchesse italienne (la Duchesse Francesca d’Argaiolo) et veut se faire une situation et une fortune pour le jour où mourra le duc et où il pourra épouser sa veuve. Les deux amants séparés s’écrivent, la correspondance est leur seul lien. Savarus choisit Besançon pour y conquérir un mandat de député et s’y bâtir une situation digne de sa bien aimée. Annoncé comme un homme de grand talent, il aiguise la curiosité d’une jeune fille, Rosalie de Watteville, beau parti de la ville, qui cherche à percer le mystère de cet homme et de son indifférence à son égard. Elle tombe amoureuse de lui, d’un amour passionné et possessif ; elle détourne la correspondance des amants : « Ce fut quelque chose de simple et de formidable. Mlle de Watteville avait supprimé les lettres d’Albert à la duchesse et celles par lesquelles Francesca annonçait à son amant la maladie de son mari (…) [et] celle où elle lui disait qu’elle était veuve ». Puis elle a imité l’écriture de Savarus et a répondu « à la nouvelle de la mort du duc d’Argaiolo par la nouvelle du mariage d’Albert avec elle-même », provoquant la rupture ; la duchesse répond en effet : « Vous êtes libre, adieu ». Savarus désespéré ne comprend rien, tente sans succès de retrouver sa duchesse et finit par se faire moine. Les fausses lettres de Rosalie annonçant faussement une infidélité, illustrent les tentations et les fantasmes d’infidélité induits par la séparation, le clivage entre la fidélité aux sentiments et les désirs de la sexualité… Le personnage de Rosalie figure le mauvais génie destructeur qu’engendre toute séparation.
La situation de séparation
Toute séparation est d’abord l’interruption d’un commerce sexuel, direct ou « inhibé quant au but ». Dans l’échange actuel avec une personne présente, le fonctionnement psychique s’organise d’une certaine façon, il évolue en suivant une route où la réalité est toujours présente où « la voix poussive du monde réel » reste entendue. Un compromis relationnel s’instaure, une configuration pulsionnelle se met en place comme une voilure que l’on établit en fonction d’un cap et des conditions météorologiques.
L’objet de présence
Toute relation est ainsi l’occasion d’une configuration pulsionnelle particulière organisée dans les échanges avec la personne qui en est l’objet ; un certain équilibre dans le jeu de l’emprise et de la satisfaction s’établit, sous tendant le fonctionnement psychique. Cet ensemble dessine les contours d’un jeu psychique par l’intermédiaire duquel la relation s’établit. Il n’y a en effet de contact qu’indirect entre l’esprit et les personnes du monde extérieur. Le « contact » avec autrui ne s’établit qu’au moyen d’une construction psychique, qui va se perfectionnant au fur et à mesure que les échanges se développent. L’objet psychique ainsi constitué assure l’interface entre le sujet et la personne investie. En d’autres termes l’investissement, les phénomènes de transfert, la sollicitation pulsionnelle et les réponses auxquelles elles donnent lieu, tout le jeu des représentations établissent un portrait qui correspond plus ou moins avec la réalité de la personne que l’on pratique. C’est à travers ce portrait, cet « objet de présence », que sera perçu – c’est-à-dire interprété – ce qui vient d’autrui. Cette interprétation modifie au fur et à mesure le portrait du partenaire, figuration dont la physionomie évolue selon les vicissitudes de la relation. L’objet ainsi créé est un objet mouvant, nourri de l’interprétation de toutes les expériences vécues avec « l’objet en personne ». Il s’associe de façon plus ou moins étroite avec les objets internes constitutifs du moi, mais conserve une situation de relative extériorité par rapport au cœur même du psychisme. Plus cet objet est investi et plus son lien aux objets internes est étroit au point de pouvoir les entraîner dans sa chute. C’est à travers cet « objet de présence », à travers cette image de l’autre que le psychisme se nourrit, s’organise, momentanément ou durablement, la permanence de cet investissement soutenant la continuité du fonctionnement psychique. L’objet de présence, dont l’objet en personne a été le motif, joue un rôle essentiel dans la cohérence du psychisme et constitue en quelque sorte le tuteur de l’objet interne ; mais lorsque l’objet interne dépend entièrement de son contact à l’objet en personne et n’a pas de permanence en dehors de lui, le sujet sera particulièrement vulnérable à la séparation d’avec lui, séparation qui sera vécue comme une perte.
Séparation, trahison
La séparation bouleverse le cours ordinaire de la relation et de l’ensemble fonctionnel qui s’est mis en place. Les satisfactions éprouvées avec autrui font tout à coup défaut et « l’objet de présence » est privé de son appui extérieur : le sujet est contraint de trouver un autre équilibre, de réorganiser ses investissements. La séparation joue à plein lorsque l’autre est un objet d’amour, très investi et autour duquel gravite une part importante du psychisme.
Le premier effet de la séparation est donc de provoquer une désorganisation plus ou moins grande déclenchant ainsi, peu ou prou, un vécu de dépersonnalisation sous la forme d’un sentiment de désorientation – « qu’est-ce que je fais là ? » se dit-on sur le quai de la gare où s’est accomplie l’absence -, sentiment d’étrangeté, plus ou moins assorti d’angoisse. L’objet de présence se trouve immédiatement altéré en l’absence de son support extérieur qui le prive des sensations ordinaires qui en soutenaient l’investissement : pire, le modèle, par le forfait de son absence, force l’introduction d’un élément nouveau dans son image : la trahison. La séparation va précipiter la transformation psychique de « l’objet de présence » qui va se dégrader.
La perte du contact
Si nous nous situons dans la perspective que nous avons proposée quant à l’organisation pulsionnelle, l’absence de l’objet aimé vient toucher les deux formants de la vie pulsionnelle, à la fois le registre de l’emprise et celui de la satisfaction.
L’absence de toute possibilité d’emprise directe sur la personne absente prive le sujet de son pouvoir d’appropriation sur elle. « Perdre, c’est d’abord perdre de vue » dit Pontalis. Les investissements en emprise, pourtant, non seulement ne désarment pas mais sont au contraire exacerbés par la suspension des expériences de satisfaction. L’emprise va s’ingénier à abolir la séparation : tapis volants modernes susceptibles de vous transporter en quelques heures auprès de la personne aimée, courrier instantané, téléphone portable, « textos »…
Mais ces procédés ont leurs limites et la séparation confronte, au bout du compte, le sujet à l’impuissance de ses moyens d’emprise ; il se retrouve alors dans la situation de l’enfant qui joue à la bobine, amené à transposer ses investissements en emprise sur un support symbolique que l’on puisse jeter et faire réapparaître… Tel est en effet le dilemme de la séparation : organiser des investissements ambivalents, supporter la haine pour l’objet absent – le désir de s’en venger, de le remplacer provisoirement ou de le jeter définitivement – tout en lui conservant son amour pour le faire revenir et préparer les retrouvailles avec lui : organiser l’ambivalence en l’absence de l’autre.
Le trop plein de la séparation
L’absence de toute possibilité de satisfaction directe avec la personne élue renvoie le sujet au monde de ses représentations et à cette part de satisfaction dont leur évocation reste chargée, c’est-à-dire à diverses formes d’autoérotisme. Mais la séparation soulève un orage dans le ciel des représentations. En effet la séparation d’avec une personne qui soutient une certaine configuration objectale et fonctionnelle vous précipite dans un autre mode de fonctionnement et vous livre à d’autres objets psychiques et non pas au vide. En effet il n’y a pas de vide psychique et la séparation n’induit pas « le vide » mais renvoie à d’autres figures qui surgissent dans l’espace laissé par l’absent, pour des revenants, et pour un trop plein d’excitation car celle-ci ne trouve plus sa voie ordinaire d’investissement et de détente.
Dans l’organisation qui entoure l’enfant au début de sa vie celui-ci, laissé par sa mère, est livré à la baby-siter, à son père, à sa grand-mère…, à une personne que l’enfant doit investir et par rapport à laquelle, nolens volens, il se réorganise. Jouer à la bobine avec la personne présente ? C’est souvent le cas, l’investissement ambivalent se trouvant transposé sur le nouveau visage ; il faut avoir sur cette personne une maîtrise qui vienne nier le désarroi de l’enfant, il faut la rejeter, la faire revenir de la bobine, procédé dont grand-mères et baby-siters connaissent les vicissitudes. Mais toutes les formules sont possibles qui aménagent diversement l’ambivalence à l’égard de l’absent, du refus de tout investissement des personnes présentes – par peur de perdre la figuration de l’objet -, à leur investissement massif, de l’idéalisation immédiate de la mère absente à son rejet interne ou à la projection de tous les éléments négatifs sur l’adulte présent conduisant parfois à l’exercice d’une sorte de baby-siteromachie destinée à faire revenir la mère. Et chez l’enfant plus grand ou chez l’adulte le mécanisme psychique est analogue : la disparition du contact direct avec la personne qui soutient le fonctionnement du psychisme livre le sujet à ses objets internes privés de la médiation jusque là assurée par la présence de l’interlocuteur habituel. La psychopathologie de la vie quotidienne nous apprend que les personnes présentes en l’absence de l’objet aimé font facilement les frais des perturbations soulevées. D’autre part, de la qualité des objets internes auxquels la séparation rend la liberté dépendra la tonalité du vécu de la séparation. La séparation, même justifiée et raisonnablement admise, reste infligée et ressentie comme un acte sadique de rejet. Elle renvoie de surcroît à une situation infantile d’exclusion qui soulève une résurgence des fantasmes issus du fantasme originaire de scène primitive : celui qui s’en va, pour l’inconscient de celui qui reste, le fait pour retrouver quelqu’un d’autre, mieux aimé. La personne dont le sujet est séparé est imaginée comme donnant à un autre le plaisir qu’elle lui donnait, confrontant le sujet à une édition nouvelle du fantasme de scène primitive. La séparation humilie : si l’autre s’en va, c’est que le sujet n’a pas de quoi le retenir, en ce sens angoisse de séparation et angoisse de castration sont confondues. La séparation amorce une persécution.
Le travail de la séparation
Le travail de la séparation va résulter de la mise en œuvre de divers procédés, plus ou moins associés et dont le rôle est variable suivant l’époque de la vie où survient la séparation. Nous laisserons de côté certains d’entre eux, très massifs dans leur mise en œuvre, aboutissant en fait à consacrer la perte et à faire quitter au sujet le registre de la séparation au sens où nous l’entendons. Certains de ces procédés visent à pallier l’absence de l’objet en cherchant à provoquer les effets de sa présence ; c’est le cas de l’imitation telle que Eugenio Gaddini l’a comprise : produire soi-même, sur soi-même, les effets de la présence de l’absent et singulièrement de la mère absente. Les lallations qui reproduisent la voix de la mère sont ainsi un moyen pour le tout petit de se procurer à soi-même un équivalent sonore de sa présence, les conduites précoces d’auto-bercement en sont un autre exemple. Il s’agit pour l’enfant de reproduire sur lui-même les effets sensoriels de l’emprise maternelle. Ultérieurement l’adoption de conduites vestimentaires, reproduisant l’emprise par le vêtement exercée par la mère ou la personne aimée, sont aussi de ce registre. Se soumettre à l’emprise du partenaire en son absence même… Frénésie d’achats de vêtements, qui plairaient à l’absent, ou de sa couleur favorite, juste après une séparation. Mais le devenir des investissements en emprise que le sujet pouvait appliquer à l’autre constitue un point clef des situations de séparation. L’interruption du courant d’expériences de satisfaction provoque le déplacement d’une grande part de l’investissement vers le registre de l’emprise exacerbant le désir de possession de l’objet, apparaissent alors des représentations sadiques à son égard, l’idée de sa mort qui en libérerait… L’ambivalence jusque là bien tempérée dans les échanges au jour le jour voit son pôle haineux renforcé et le maintien des représentations porteuses de satisfaction se trouve grandement menacé.
La voie la plus caractéristique du travail de la séparation est la transposition des investissements en emprise sur un autre support d’investissement, personne présente sur laquelle sera exercée une emprise éventuellement vengeresse, ou medium plus ou moins malléable : activité d’écriture – lui écrire -, de dessin, de création en général ou de bricolage ou plus prosaïquement de ménage, de nettoyage, de mangeaille (il est des mouvements boulimiques déclenchés par une séparation) ; mais il peut s’agir aussi d’activités corporelles destinées à rejoindre quelqu’un – déambulation, conduite automobile…- où à le détruire : sport violent, feu de broussaille… Parmi ces activités nombre relèvent de la sublimation et constituent des victoires sur la séparation, d’autres sont catastrophiques. De ce point de vue le jeu de la bobine peut être considéré comme prototypique des activités d’emprise transposées qui font partie du travail de la séparation : je fais partir et revenir, façon de nier symboliquement la perte de tout pouvoir sur l’objet absent. Un tel jeu psychique permet de maintenir le plaisir de fonctionnement du moi, l’évocation de représentations porteuses du plaisir des retrouvailles, une attitude active à l’égard de l’objet, et d’éviter aussi bien la détresse que le risque de surinvestir l’ombre de l’objet de façon statique et douloureuse, ne permettant plus le moindre plaisir au fonctionnement du moi et organisant alors un mouvement dépressif.
L’objet de corespondance
Le jeu de la bobine permet à l’enfant de maintenir affectivement le contact avec l’objet de la séparation et, ce faisant, de maintenir l’organisation de son fonctionnement psychique. Il constitue un excellent reflet du travail psychique très particulier exigé par la séparation et montre l’utilisation d’une sorte d’objet relais – figuré matériellement par la bobine dans le cas princeps de Freud, mais habituellement dématérialisé – que l’on peut retrouver au cœur du système psychique mis en place dans les situations de séparation. Nous pourrions appeler cet objet relais « l’objet de correspondance ». Il provient directement de « l’objet de présence » que nous avons évoqué plus haut. Celui-ci privé des afférences issues de la présence de la personne investie, perd sa plasticité, cesse d’évoluer d’instant en instant pour s’établir, se figer, dans une configuration modifiée par la frustration et les réactions du sujet à celle-ci. Son rôle d’interface consacrée au contact immédiat disparaît pour organiser à la fois l’ambivalence et le maintien de l’investissement à distance dans l’attente des retrouvailles. Cet objet, nouveau du fait de son altération et de son changement de rôle, doit se maintenir en correspondance avec son support extérieur initial, sous peine de perte définitive. Le sujet s’adresse à lui, maintient avec lui un dialogue intérieur, qu’il lui écrive ou non. Cet objet psychique qui n’est plus soutenu par les apports du contact direct avec la personne qui lui correspond, se trouve maintenu à la périphérie du psychisme en ce sens qu’il n’est pas l’objet d’une introjection qui le fondrait au moi ; conservant des caractères d’extériorité par rapport au fonctionnement psychique, il se situe en situation intermédiaire entre monde interne et monde extérieur, à la manière d’une imago2. Il diffère de l’objet transitionnel en ce sens qu’il est le représentant interne d’un personnage précis du monde extérieur et correspond à un investissement objectal tandis que, dans le fonctionnement de la transitionnalité, le support matériel, l’objet transitionnel, est le représentant extérieur de la continuité narcissique du sujet. Alors que l’objet transitionnel, dans sa matérialité, est le double externe de la représentation qu’il soutient, l’objet de correspondance, objet virtuel, a davantage les caractéristiques d’une imago plutôt que celles d’une représentation ; l’objet de correspondance échappe à l’emprise dans son exercice direct – l’emprise est déplacée sur des supports parallèles -, alors que l’objet transitionnel s’offre au contraire à l’emprise puisqu’il inclut dans son fonctionnement la manipulation concrète de son support3. Image composée, formée de la combinaison d’images visuelles, sonores, tactiles etc… retirées du commerce avec l’absent – image qui permettra de le reconnaître lorsque celui-ci sera retrouvé -, l’objet de correspondance constitue une forme d’imago ad usum, qui s’ajuste, « correspond » à l’élu éloigné, à la fois dans sa réalité et dans la place qui lui était assignée dans l’organisation du fonctionnement psychique. Son rôle d’objet virtuel permet ainsi au sujet de maintenir la focalisation de ses investissements objectaux. Objet intermédiaire, l’objet de correspondance reste lié à la fois à un personnage de la réalité extérieure et aux objets internes sans se confondre avec eux, il limite ainsi le retour narcissique des investissements, laissant fonctionner à la fois l’investissement objectal et l’organisation du psychisme qui lui correspond.
Labilité de l’objet de corespondance
Si l’objet de correspondance se maintient dans sa situation d’intermédiaire, il organise la mise en jeu de représentations érotiques, masturbatoires, tendres ou sadomasochistes qui confortent le sujet dans sa capacité à l’autonomie. Celui-ci vit sur ses propres richesses, nourrissant son narcissisme de plaisirs dérobés à l’objet. En ce sens la séparation peut avoir valeur initiatique et être à l’origine de l’inverse d’un mouvement dépressif. Les contes qui évoquent toujours une expérience initiatique commencent toujours, comme l’a montré Wladimir Propp, par une séparation. Alors que la dépression appauvrit le moi qu’il vide de ses forces, le travail de la séparation maintient le plaisir de fonctionnement du moi qui se développe, élaborant des représentations d’attente, investissant les conduites d’appétition et l’anticipation des retrouvailles. La séparation peut être l’occasion d’une victoire du narcissisme sur l’objet aimé.
Cependant le fonctionnement autour de cet objet virtuel et sa maintenance peuvent être compromis par l’intensité même des mouvements sadiques. L’emprise exacerbée, si elle n’est pas défléchie sur des activités parallèles, déverse ses investissements dans des fantasmes sadiques contre lui, au point de déséquilibrer son rôle et d’aboutir au fantasme de sa destruction ou même à sa volatilisation dans le psychisme. L’autoérotisme organisé par rapport à cet objet peut être mal vécu, soit que le triomphe sur lui qu’il représente tende à rendre facultatif le retour du modèle sur lequel il a été bâti – la masturbation ou l’infidélité affaiblissent le pouvoir sexuel de l’autre – soit qu’il constitue une attaque en règle contre lui, une façon de s’en débarrasser, et être vécu comme un « Je m’en fous », entendu aussi dans son sens le plus corporel.
Le problème des retrouvailes
Le travail de la séparation modifie donc le portrait de la personne aimée, les représentations qui en assurent l’existence psychique. Un écart peut se creuser, dans un sens ou dans un autre, entre l’objet de correspondance et son modèle, écart qui peut rendre les retrouvailles difficiles.
Une désidéalisation peut apparaître, illustrée par l’expression d’un patient disant à son amie : « Je ne te rêve plus… » C’est à dire : la représentation que j’ai de toi ne correspond plus pour moi à un objet interne. Si l’idéalisation a été trop forte et si les retrouvailles ont été, de façon connexe, trop idéalisées celles-ci seront décevantes : l’objet retrouvé ne correspondra plus avec l’objet attendu et l’expérience vécue paraitra faible par rapport à la félicité espérée. En effet si la séparation modifie toujours la représentation de l’objet, l’idéalisation intervient de manière particulière : l’idéalisation déspécifie l’interlocuteur, l’idéal, par le grandissement qu’il opère, estompe les belles différences, et donc les particularités de l’objet. Le jeu relatif des forces qui maintiennent l’objet de correspondance est donc d’un équilibre précaire. Celui-ci risque de basculer du côté de la fermeture narcissique de deux manières opposées : traiter la séparation comme définitive, la traiter comme un deuil, ou la nier. Le moi peut se sentir blessé de ne pas avoir retenu l’objet, ou coupable de l’avoir détruit par l’exercice de différents autoérotismes. On peut dire en effet que ce qui donne sa réalité à l’absence c’est la tentation de l’autoérotisme.
Les effets de la séparation diffèrent ainsi selon le degré d’organisation du psychisme. Selon par exemple que le sujet fonctionne selon un régime imagoïque ou un régime instanciel : dans un régime imagoïque la séparation précipite ou renforce la dictature de l’imago. La possibilité du jeu disparaît et la douleur ou la potentialité dépressive se profilent. Dans un régime où le jeu des représentations et des instances est dominant, la place de l’objet de correspondance est relative, son pouvoir n’est pas celui, tout puissant, d’une imago mais reste celui d’une construction psychique parmi d’autres et ne règne pas totalement sur le fonctionnement mental. La tristesse – et non la dépression – apparaît alors comme l’affect de la séparation acceptée comme telle et tempérée par le jeu d’un objet de correspondance.
La dépendance à l’égard de l’objet, l’addiction à l’objet, implique une difficulté particulière à traiter la situation de séparation. La séparation implique l’attente c’est-à-dire une activité d’anticipation qui ne paralyse pas mais nourrit la vie au présent. Si l’ambivalence est excessive, elle va limiter le fonctionnement psychique par une crainte excessive portant sur la disparition possible de la personne investie ; la séparation définitive peut alors apparaître comme le remède à l’attente insupportable : « Un ennui désolé par de cruels espoirs croit encore à l’adieu suprême des mouchoirs »4. A l’inverse, un excès d’investissement de l’anticipation du retour de l’objet détourne des investissements du moment ; on entre alors dans le monde de la nostalgie organisé par le surinvestissement de l’éclat de l’objet ; une forme de plaisir au fonctionnement du moi s’y maintient mais ce plaisir fait écran au rapport à des personnes réelles présentes ; ce mode d’aménagement comporte une forme de négation de la séparation d’avec l’objet dont la présence est maintenue par un culte secret.
Notes
- Un visage de veau…
- Voir sur ce point P. Denis, « D’imagos en instances : un aspect de la morphologie du changement », Revue française de psychanalyse, 4, 1996, pp 1171-1185.
- Le rôle de la séparation dans l’élaboration de l’objet transitionnel intervient très précocement : celui-ci vient combler l’écart qui remettrait en cause l’illusion c’est à dire le narcissisme initial.
- Mallarmé.