La mort a toujours inquiété, fasciné, terrorisé l’homme depuis les débuts de l’humanité. Il a cherché sans répit à la repousser, à l’apprivoiser, à la dompter sans toutefois y parvenir ! Il a fini par se raisonner. Ainsi depuis tout petits nous grandissons avec une certaine représentation de la mort qui aurait sa propre logique : on naît, on vit, on vieillit et on meurt. Cependant parfois cette logique est totalement bouleversée : on meurt avant de naître, on meurt en naissant, on naît puis on meurt sans avoir vécu. Qu’est-ce cette mort là ? Comment peut-elle s’intégrer dans les représentations habituelles des parents et de la société ? Quelles traces va-t-elle laisser ? Quelle place lui donner ? Quelle place donner au petit mort ? Est-ce un mort comme les autres ? D’ailleurs est-ce bien un humain ? La question est loin d’être résolue au regard des débats actuels sur les lois de bioéthique mais aussi au constat des oscillations parfois vertigineuses ces dernières années entre des attitudes qui assimilaient l’embryon-fœtus à des déchets hospitaliers et celles qui forceraient les couples à considérer ce même embryon-foetus comme un enfant. Tous les couples vont-ils réagir de la même manière ? Tous les couples vont-ils se sentir parents de cet enfant du dedans que personne n’a vu ni connu ? Comment lui donner sa juste place dans la famille, sans détrôner les enfants à venir ni faire de l’ombre à ceux déjà là ?
Le deuil périnatal, au-delà de sa nécessaire prise en considération et de son invite à re-considérer le processus du deuil, interroge sur la condition de l’humain et la précarité de son statut tel qu’on a pu la voir à l’œuvre en particulier dans les génocides et les grands drames du 20ème siècle.
Le deuil périnatal, un deuil singulier ?
Pourquoi parler de deuil périnatal ? Pourquoi l’isoler et le singulariser ? Tout le monde s’accorde-t-il à penser qu’il s’agit d’un deuil ? Il y a quelques années, dans un colloque, j’ai été frappée par la virulence de certaines réactions lorsque j’ai abordé ce sujet. Le deuil ? Quel deuil ? Le deuil de quoi ? semblaient me dire certains participants, pourtant habitués à penser. Sans doute la pensée ne suffit pas à penser l’impensable de cette mort là. Ce dont témoigne la trop souvent grande indifférence de la société à l’égard des parents endeuillés d’un fœtus ou d’un très jeune bébé même si sous la pression d’associations de parents et de professionnels engagés, les lois ont changé ainsi que l’accompagnement par les équipes médicales.
C’est en travaillant depuis plus de quinze ans dans des services de diagnostic anténatal ou de néonatalogie, lieux où la mort des tout petits peut se produire, que j’ai approché la singularité du deuil périnatal. C’est en écoutant les couples, en les entendant crier leur chagrin indicible, leur sentiment d’échec, leur insupportable sentiment de culpabilité, leur déception, leur colère aussi, que j’ai compris qu’il s’agissait d’un deuil qui demandait une réflexion et un abord particuliers.
Quand parle t-on de deuil périnatal ?
Selon les autorités de santé, la mortalité périnatale concerne les fœtus et les bébés décédés entre 22 semaines d’aménorrhée et 27 jours de vie révolus. Mais cette définition évolue notamment depuis la circulaire interministérielle1 du 19 juin 2009 qui modifie les conditions de déclaration à l’état civil des « enfants nés sans vie » et les droits sociaux des couples. De toutes façons la clinique nous montre que le deuil périnatal concerne de nombreuses situations : les morts fœtales in utero (MFIU), les interruptions médicales de grossesse2 (IMG) décidées en raison de graves malformations, les décès précoces, les réductions embryonnaires3, les fausses couches spontanées (FCS)4, l’interruption volontaire de grossesse (IVG)5 mais aussi la stérilité.
Les particularités du deuil périnatal
A bien des égards ce deuil est singulier. Sans doute déjà par le moment de sa survenue où il entrelace avec une insupportable violence les deux extrêmes de la vie : la naissance et la mort. Contenir dans son psychisme deux mouvements si radicalement opposés relève d’un véritable exploit pour les couples. Comment continuer à penser lorsque la psyché est littéralement déchirée, écartelée et morcellée ? Comment continuer à se sentir vivant lorsque la chair est dévitalisée ? Singulier aussi parce qu’il vient rompre l’ordre naturel des générations : le petit enfant porteur d’espoir et du mandat familial se dérobe devant ses parents et ses grands-parents les laissant dans un vide abyssal et dans un futur sans avenir. Singulier aussi parce qu’il survient dans le moment de crise psychique de la grossesse, moment où tous les repères sont bouleversés, les conflits anciens ravivés et l’investissement narcissique premier. Généralement, le fœtus est tout d’abord investi narcissiquement et va apparaître progressivement comme un petit autre dans le psychisme maternel. Selon la nature de l’investissement, en lien avec l’histoire et la structure psychique de la future mère et du futur père mais aussi du terme de la grossesse, les représentations parentales diffèrent. Il est clair que la question de la représentation qu’ont les futurs parents de leur fœtus est centrale dans l’élaboration de la perte périnatale.
Mon expérience auprès des couples ayant vécu ces drames m’a fait comprendre qu’il ne s’agissait pas toujours d’un bébé pour eux. Pour supporter la mort, pour supporter la décision d’une interruption médicale de grossesse, ces couples doivent parfois recourir à des mécanismes de défense extrêmement puissants qui peuvent conduire au déni du bébé6. Celui-ci devient alors un morceau de chair, un organe, une abstraction ou un monstre7. Ces situations montrent bien la précarité du statut de l’humain qui peut vite basculer dans le monde du dés-humain, du non-humain.
Un travail sur les aspects émotionnels de l’échographie8 nous a permis de mieux comprendre ces mécanismes. En effet nous avions observé que le sentiment d’inquiétante étrangeté9 et la réactivation de fantasmes archaïques pouvait transformer le bébé rêvé en alien. Ces vécus sont fréquemment amplifiés lorsqu’une malformation est découverte et qu’une interruption médicale de grossesse (IMG) est décidée. Le travail de deuil commence déjà avec l’annonce de la pathologie ou de la mort car on peut retrouver ces aspects dans toute perte périnatale à des degrés variables. Cependant, les mécanismes défensifs de déni ne sont pas toujours figés. En faisant gagner du temps au temps psychique, ils sont parfois la seule condition de la survie. Il est nécessaire de penser cette question pour que les parents s’en saisissent et puissent laisser émerger leurs sentiments violents – difficilement exprimés habituellement – à l’égard de leur bébé : colère, rejet, dégoût, peur. Lorsque je rencontre des parents qui viennent de perdre leur fœtus ou leur bébé, je me sens très souvent envahie par leurs sentiments violents. Il me semble fondamental alors de montrer que je peux recevoir leurs projections sans être détruite10. Pour pouvoir me dégager de cette violence, je m’appuie sur mon expérience clinique en me laissant dans un premier temps affecter sans penser puis penser ce qui m’affecte. « Cela permet un décalage entre ce que le patient a projeté sur moi et ce qui lui a fait retour. La perception de ce décalage, parfois infime, lui permet de m’introjecter comme un objet capable de modifier les sentiments de haine reçus afin qu’il puisse les supporter lui-même. C’est un travail qui se fait par toutes petites avancées. Il faut pouvoir supporter de ne pas interpréter, mais aussi accepter le silence lorsqu’on a envie de parler ou de parler lorsqu’on a envie de se taire. Peu à peu le regard change, la parole se délie. Je sens que je fais véritablement dans ces situations un travail de transformation au sens de Bion11. »12
Dans ce temps premier du traumatisme, les couples peuvent avoir un fonctionnement psychique marqué essentiellement par une prévalence de la projection et du clivage, une vision persécutoire de la réalité, une économie narcissique fragilisée et une plus grande vulnérabilité de leurs objets internes. La fonction de contenance du thérapeute est essentielle afin de transformer l’informe et l’atteinte dévitalisante de la chair en éléments psychisés et en représentations. Le travail en groupe13 est notamment pertinent car il permet un rassemblement de tous les éléments archaïques et la constitution d’un objet commun sur lequel pourra se faire le travail de deuil. La manière d’être et la présence de l’équipe médicale14 auprès de ces couples contribuent aussi à redonner le statut d’humain à ces fœtus-bébés morts.
J’ai rencontré un couple qui attendait un bébé chez lequel on avait découvert une malformation impressionnante qui avait suscité beaucoup de doutes quant à son pronostic si bien que les parents avaient totalement désinvesti ce bébé et avaient souhaité une interruption médicale de grossesse. Au rendez-vous suivant ils me disent « l’échographiste a ré-humanisé notre bébé, c’est devenu une petite fille avec une jolie tête, des bras et des jambes ».
Quelles traces subsisteront dans le psychisme lorsque ce travail d’élaboration et de transformation n’aura pas pu s’effectuer, lorsque le fœtus sera « chosifié » ? La question reste ouverte et mérite des études approfondies. Des couples qui n’ont pas considéré le fœtus comme un bébé ont parfois pu s’engager plus facilement dans une nouvelle grossesse mais cette question semble souvent réactualisée après la naissance de l’enfant puîné. Ainsi, pouvoir considérer le fœtus comme un objet malléable psychiquement oscillant du statut de bébé humain à celui d’abstraction ou de tumeur est pour moi un aspect essentiel dans la manière de penser le deuil périnatal et de l’accompagner. Il souligne toute la dimension narcissique en jeu dans ces situations et leur risque mélancolique. Pour certains couples il s’agira d’une perte objectale, et les rituels habituellement proposés (montrer le corps, envisager l’inscription sur le livret de famille, organiser des funérailles)15 pourront favoriser le processus du deuil.
Pour d’autres couples, il s’agira moins de la perte d’un fœtus que de l’arrêt d’une grossesse. Proposer un rituel apparaît alors comme extrêmement violent. Cependant, le gradient d’investissement narcissique/objectal peut être modifié par un travail psycho- thérapique. Petit à petit la perte narcissique peut évoluer vers une perte objectale et de « chose » inhumaine le fœtus peut redevenir petit d’humain. D’où l’importance d’une loi souple qui permet la déclaration des fœtus à l’état civil de manière rétroactive quels que soient leur terme et leur poids mais qui ne l’impose pas. Cela permet aux parents de cheminer à leur rythme et de faire cette démarche quand ils se sentiront prêts.
Le deuil périnatal : un deuil narcissique et objectal
Il s’agit bien d’un deuil particulier mêlant les registres narcissique et objectal. Faire le deuil du bébé c’est aussi faire le deuil des parties infantiles de soi, des conflits non résolus, des relations rêvées parents-enfant soit pour les reproduire, soit pour les réparer. C’est faire le deuil d’être mère, d’être père aux yeux de la société. Les parents perdent une partie d’eux-mêmes et tout ce qu’ils avaient projeté dans la relation au bébé. De par sa nature narcissique, l’un des risques évolutif est la mélancolie avec perte d’estime de soi, atteinte à l’identité, sentiment d’échec et de honte, perte des rêves, de la fécondité et ambivalence des sentiments. Mon expérience auprès des couples m’a montré cependant que cette évolution n’est pas inéluctable même si la mélancolie peut constituer le premier temps de ce travail d’élaboration. Cette composante narcissique mélancolique n’est-elle pas présente dans tout deuil car l’on perd toujours un bout de soi en perdant l’autre. Reste à savoir ce que représente ce bout de soi pour chacun et comment cette perte peut être conciliable avec la poursuite de la vie.
Une autre issue possible pour les parents est de faire accomplir une vie à l’enfant mort, afin d’élaborer sa perte. Pour cela, ils cherchent à lui construire une histoire qui s’appuie sur l’essentiel de la donne familiale16 et leurs propres désirs. On en retrouve une belle illustration dans une nouvelle de Kenzaburo Oé, Agwi le monstre des nuages17. Pour reprendre la pensée de Jean Allouch18, je dirais que le temps du deuil serait le temps pour concevoir que cette vie fut accomplie et en quoi elle le fut. D’autres resteront dans un fonctionnement nostalgique19, qui permet de continuer à penser au petit absent, de le faire revivre sous condition et de lui donner sa place. « Maintenant il aurait un an et j’irais au parc avec lui… » me dit la maman d’Eva.
C’est aussi dans l’écriture, la peinture ou la sculpture que des femmes20 retrouveront leur fœtus sous une forme acceptable et même valorisée. En effet, dans un deuil il y a une réélaboration de mouvements internes favorables à de nouvelles répartitions d’investissement. Des évolutions plus pathologiques telles l’incorporation peuvent donner lieu à des délires dans les générations ultérieures. Le plus souvent cependant, la vie se poursuit avec une partie de soi endeuillée et une autre tournée vers la vie avec la venue d’autres enfants ou la mise en place de nouveaux projets. Un deuil n’est jamais fini, certains événements de la vie peuvent venir le raviver. C’est vraiment ce qui se passe lors d’une nouvelle grossesse. Il est étonnant de voir comment les transformations corporelles peuvent entraîner de véritables transformations psychiques. Grossesse douloureuse, angoissante, interminable mais aussi temps de construction-reconstruction psychique : tandis que le bébé à venir grandit dans la chair de sa mère, dans un même mouvement le bébé décédé occupe une place de plus en plus distincte et immuable dans son psychisme. Si on sait accompagner ces couples en souffrance, un véritable travail de deuil se poursuit pendant cette nouvelle grossesse permettant à chacun des enfants de trouver leur juste place.
En forme de conclusion
La vie après a changé. Le rapport au monde s’est transformé, les repères se sont modifiés. Pour ces couples endeuillés, l’enfermement dans la douleur n’est pas la seule issue possible même si elle est immense, effroyable et indescriptible. L’élaboration de cet événement, quand elle est rendue possible, peut permettre une construction-reconstruction psychique étonnante. Encore faut-il que les mères – mais aussi les pères d’une autre façon – n’aient pas à dépenser toute leur énergie psychique à maintenir vivante la mémoire de cet enfant mort avant d’avoir vécu. Encore faut-il reconnaître que quelque chose a eu lieu !
C’est avec la pensée vivante du regretté Pierre Fédida21 à propos de l’œuvre de sépulture que j’invite le lecteur à poursuivre ces réflexions. « Dans le terme de sepelio -ensevelir- il est question de respect et de soin, d’honneur rendu par l’attribution d’une forme et d’un lieu pour le mort. On sait combien il peut être insupportable au vivant de vivre l’expérience de la disparition d’un proche sans se trouver en mesure de lui donner une sépulture. L’œuvre de sépulture est en sens plus exigeante que le travail de deuil… La parole est ce seuil mouvant de la paroi du tombeau : parler, c’est laisser se former un lieu qui donne forme au mouvant et c’est prendre soin que celui-ci trouve le temps de s’approprier sa propre mort. »
Je remercie chaleureusement Noëlle Favard pour la relecture attentive de cet article.
Notes
- Circulaire interministérielle DGCL/DACSDHOS/DGS/2009/182 du 19 juin 2009 relative à l’enregistrement à l’Etat Civil (déclaration(s) et livret de famille avec rétroactivité au 11/01/1993), au devenir des corps, à l’accompagnement au deuil et aux modalités de recueil d’activité médicale à des fins épidémiologiques.
- Loi n°75-17 du 17 janvier 1975 dite loi Veil, loi n°2001-588 du 4 juillet 2001, modifiées par ordonnance du 4 septembre 2003. L’IMG peut être pratiquée à tout moment de la grossesse, en cas de mise en péril grave de la santé physique ou mentale de la mère, ou de forte probabilité que l’enfant à naître soit atteint d’une affection d’une particulière gravité, reconnue comme incurable au moment du diagnostic.
- Interruption sélective de grossesse consistant à supprimer in utero un ou deux embryons d’une grossesse multiple qu’il(s) présente(nt) ou non des anomalies
- Grossesse interrompue spontanément, le plus souvent dans les premières semaines. Cela concerne environ 15 à 20% des grossesses.
- Grossesse interrompue à la demande de la femme avant 14 semaines d’aménorrhée (loi de 1975 et 2001)
- Soubieux M-J., « Accompagnement et prise en charge psychologique des interruptions médicales de grossesse » in Les conduites pratiques en médecine fœtale sous la dir. d’A.Benachi, Masson 2010.
- Soubieux M-J., « Regard de la psychanalyse sur le deuil périnatal » in Naissance, Histoire, Cultures et Pratiques d’aujourd’hui sous la dir. de René Frydman et Myriam Szejer, Albin Michel, 2010.
- Soulé M., Gourand L., Missonnier S., Soubieux M-J., L’échographie de la grossesse, Promesses et vertiges, Erès, 2011
- Freud S.(1919), L’inquiétante étrangeté et autres essais, trad. A.Bourguignon, A.Cherki, P. Cotet, Paris, Gallimard, 1968
- Winnicott D.W. (1971) « L’utilisation de l’objet » in Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975
- Bion W.R.(1962), Aux sources de l’expérience, Paris, PUF, 1979
- Soubieux M-J., Le berceau vide, Erès, coll. « La vie de l’enfant », 2008
- A l’Institut de Puériculture de Paris, j’anime depuis plusieurs années avec Joyceline Siksou, psychanalyste à la SPP, un groupe de mères endeuillées qui a lieu chaque semaine.
- Soubieux M-J., Le deuil périnatal, Fabert, 2010
- Circulaireinterministérielle DGCL/DACS/-DHO/DGS/DGS/2009/182 du 19 juin 2009
- Ortigues E et MC., Que cherche l’enfant dans les psychothérapies ?, Erès, 1999
- Kenzaburo Oé., Dites nous comment survivre à notre folie ? « Agwi le monstre des nuages », Gallimard, coll. Folio, Paris, 1982
- Allouch J., Erotique du deuil au temps de la mort sèche, Epel, Paris, 1997
- Denis P., Nostalgie : entre deuil et dépression, monographie de la RFP, Le deuil, PUF, 1994
- Frida Khalo, M Shelley, Laure Adler, Camille Laurens…
- P. Fédida « L’œuvre de sépulture » in La fin de la vie, qui en décide ? Paris, PUF,1996