Pourquoi la séparation évoque-t-elle de si près la mort ? Pourquoi toute séparation, même minime, s’éprouve-t-elle bien souvent comme la menace d’une perte, à la fois de soi-même et de l’autre ? Serait-ce que toute séparation, même très provisoire, entraîne dans son sillage le parfum délétère et inquiétant du deuil ? Serait-ce que, dès que l’on se quitte, il y a un risque de ne plus jamais se revoir ?
L’origine de l’analogie entre séparation et deuil réside en réalité bien au-delà de ce simple constat pragmatique, qui fait la plupart du temps l’objet d’un déni. La séparation et la mort doivent leur liaison dangereuse à la confusion qui existe aux premiers âges de la vie entre séparation et disparition. Freud constate que, pour tout être humain, séparation temporaire et séparation définitive sont d’abord confondues, puisque le nourrisson : « ne peut pas encore différencier l’absence éprouvée temporairement et la perte durable ; dès l’instant où il a perdu sa mère de vue, il se comporte comme s’il ne devait jamais plus la revoir, et il lui faut des expériences consolatrices répétées pour enfin apprendre qu’à une telle disparition de la mère a coutume de succéder sa réapparition »1. Cette confusion originaire installe la menace de la perte au cœur du processus de séparation chez l’enfant, puisque ce processus doit articuler la disparition et la réapparition de la mère. Le célèbre jeu de la bobine ou jeu du fort-da, propose à l’inverse ce qu’on peut considérer comme un prototype possible du processus de séparation. On peut le rapprocher d’un autre jeu décrit par Freud dans Inhibition, symptôme et angoisse, plus rudimentaire, mais qui relève de la même dynamique, dans lequel la mère couvre et découvre alternativement son visage devant l’enfant. Par ce jeu, la mère apprend à l’enfant qu’à une telle disparition de la mère a coutume de succéder sa réapparition et « il peut alors ressentir pour ainsi dire de la désirance qui n’est pas accompagnée de désespoir. » Mais il faudra à l’enfant un certain temps, et une certaine rythmicité, que l’on retrouve dans le fort-da, pour dépasser l’impensable détresse dans laquelle la disparition de l’objet plonge le sujet en provoquant une expérience d’anéantissement.
Le jeu de l’absence
Mais si le jeu de la bobine est « le jeu de l’absence », paradoxalement, et ce point est fondamental, Pierre Fédida ajoute que « l’absence est douloureuse de ce qu’elle maintient – comme hallucinatoirement – de la présence, soit l’absent »2. Cette présence de l’objet par et dans son absence s’explique en partie par la nature composite de l’objet, à la fois création du sujet et élément extérieur à lui, dont l’enfant a découvert la vraie nature quand celui-ci s’est dérobé. L’intérêt du jeu de la bobine est d’articuler entre elles les trois conceptions freudiennes de l’objet : objet contingent de la pulsion, objet du fantasme et objet total investi d’amour et de haine. Parce qu’il se dérobe, l’objet ne peut plus être seulement ce qui permet à la pulsion de se satisfaire. De ce fait, il accède à un autre statut. Il devient à la fois l’objet du fantasme « On disparaît une mère », fantasme que le jeu de la bobine agit, et l’objet externe, celui qui, parce qu’il peut venir à manquer confronte le sujet au principe de réalité en marquant une limite au principe de plaisir. On comprend donc que l’absence d’un tel objet soit persécutrice.
Et pourtant, si le jeu de la bobine est en lien avec l’absence, il est aussi et surtout le lieu et le moment où un certain type de rapport à l’absence s’invente, rapport créatif qui permet d’échapper à la déréliction, à l’Hilflosigkeit. Dans Moïse et le monothéisme, Freud développe l’idée selon laquelle la découverte d’un Dieu invisible et néanmoins présent constitue un progrès dans la spiritualité pour les Juifs. Substituer à la présence visible d’un objet sa représentation constitue un progrès dans la vie de l’esprit, puisqu’il s’agit d’une renonciation pulsionnelle au profit d’une performance culturelle. Là encore, comme dans le jeu de la bobine, l’homme fait de l’absence le signe d’une présence. Mais le jeu du fort-da permet surtout que l’absence de la mère, et le trauma que cette absence constitue, soit érotisée, qu’elle soit le lieu de l’excitation et non plus seulement de la déréliction. Dans cette intrication de la douleur et du plaisir, le masochisme joue un rôle non négligeable, et le risque est toujours présent qu’une version mortifère du jeu prenne le pas sur la version libidinale que Freud relate. Car l’enfant perd également une partie de lui-même dans ce drame de la séparation que ponctue le jeu de la bobine. Ainsi, le moment natif du rapport mère/enfant, compris par Margaret Mahler sous le signe de la dyade et de la symbiose, est en réalité déjà structuré par la séparation, la coupure, la division. La totalité unifiante n’est qu’une illusion, un recouvrement imaginaire de la réalité de la séparation qui peut devenir prépondérant à l’adolescence sous l’espèce du mythe d’un paradis perdu de l’enfance. À l’adolescence, on pourrait néanmoins croire que la rive où séparation temporaire et séparation définitive sont distinctes l’une de l’autre a été atteinte. Il n’en est rien. L’analogie entre séparation et mort perdure tout au long de la vie : elle imprègne toutes les séparations, aussi fugitives et réversibles soient-elles, d’un sentiment ou d’une menace de perte.
Un lien dans la séparation
Car si le fort-da est le prototype du processus de séparation, c’est parce qu’il est la reprise fantasmatique, psychique, de l’événement réel de la séparation. Avec le jeu de la bobine, l’enfant fait l’expérience d’une maîtrise possible de cette séparation. Winnicott rapporte la façon dont l’infans, entre cinq et treize mois, se saisit et joue avec une spatule (un abaisse-langue) que Winnicott lui présente pendant la consultation. Il repère que, dans des conditions normales, l’enfant se saisit de la spatule, après une plus ou moins longue hésitation, la porte à la bouche, puis la jette à terre avec de plus en plus de plaisir. Winnicott interprète ce jeu comme un jeu proche de celui du fort-da en insistant sur le fait que l’enfant fait l’expérience, dans ce jeu, d’un rejet possible de la mère introjectée, ce qui signifie que la mère introjectée n’est pas trop mauvaise. Le jeu de la spatule, comme celui du fort-da permettent à l’enfant de faire l’apprentissage du lien, non seulement aux objets réels, mais aussi et surtout aux objets introjectés, internes, ceux avec lesquels le sujet se retrouve justement confronté lorsque l’objet réel s’en va. Mais on peut se demander si ce jeu, tout en maintenant un lien dans la séparation, ne comporte pas, au-delà de la réparation, une part de destruction. Si l’absence dure trop longtemps, c’est le sujet lui-même qui disparaît dans le miroir. Même dans le cas d’une absence mesurée, Jacques André note que la symbolisation de l’objet absent lui fait perdre sa singularité, son unicité : « Pour que l’on puisse se permettre de penser “une de perdue dix de retrouvées”, il faut bien que Narcisse ait circonscrit les risques de la perte en désolidarisant l’objet de la singularité d’un quelconque autrui »3. Dans la symbolisation se perd la singularité de l’objet, au profit d’une interchangea-bilité qu’infiltre la logique narcissique.
Se séparer, c’est tuer
L’expression de Daniel Lagache est restée célèbre : « Dans le deuil, il faut tuer le mort une seconde fois ». Cette impression d’un meurtre accompli se retrouve dans le processus de séparation parce qu’il confronte le sujet à la terreur d’avoir perpétré la mort de ses objets internes. Ce fantasme d’un meurtre inconscient renvoie à « l’utilisation de l’objet » chère à Winnicott, utilisation qui suppose que l’objet se laisse détruire dans le fantasme et qu’il puisse survivre à cette destruction. Au temps de la relation d’objet, temps dans lequel l’objet continue d’être pour une part subjectif, succède pour Winnicott le temps de l’utilisation de l’objet qui voit l’avènement de l’objet comme réalité séparée et distincte du sujet. L’utilisation de l’objet permet à l’enfant de constituer sa mère comme un objet extérieur à lui. Or, Winnicott considère que le passage de la relation d’objet à l’utilisation de l’objet est « la chose la plus difficile peut-être du développement humain », et qu’elle nécessite une destruction de l’objet à laquelle l’objet survit : « Le sujet dit à l’objet : “Je t’ai détruit”, et l’objet qui est là reçoit cette communication. À partir de là, le sujet dit : “Hé ! l’objet, je t’ai détruit.” “Je t’aime.” “Tu comptes pour moi puisque tu survis à ma destruction de toi.” “Puisque je t’aime, je te détruis tout le temps dans mon fantasme (inconscient)”. Ici s’inaugure le fantasme chez l’individu. Le sujet peut maintenant utiliser l’objet qui a survécu ». Winnicott précise que ce processus nécessite des conditions favorables. Il faut à la fois que l’objet supporte d’être détruit par le sujet, mais aussi et surtout qu’il puisse survivre à une telle destruction : « Dans ce contexte, « survivre » signifie, et c’est important, ne pas exercer de représailles. »4. Le risque est que l’objet disparu revienne sous sa forme mauvaise, comme la mère kleinienne qui revient comme mauvaise mère. Une telle utilisation suppose également que le sujet se sente capable d’attaquer l’autre sans pour autant risquer de le faire disparaître.
Ce meurtre fantasmatique renvoie à la part obscure et énigmatique concentrée toute entière dans le jeu du fort qui signale le plaisir pris à la disparition de l’autre. Y aurait-il5. Le détruit-trouvé winnicottien met l’accent sur le rôle fondamental de la haine dans la séparation d’avec l’objet. La haine met fin à un état fusionnel où le sujet est confondu avec l’objet, elle est liée au processus de différenciation permettant au sujet de s’éprouver distinct de la mère. L’amour cannibalique supprime l’existence séparée de l’objet, à l’instar de l’oralité dévorante du bébé qui met tout à la bouche : ce qu’il aime, il le met en lui. La haine rétablit un écart.
Finalement, se séparer, c’est mourir au sens où toute séparation fait revivre la disparition inaugurale de l’objet nécessaire à la survie. Pour pouvoir se séparer, il faut accomplir ce meurtre fantasmatique de l’objet, mais il faut aussi être assuré de sa survie par-delà la destruction. Ainsi, la séparation nous fait vivre des vies successives : ce qui meurt se réincarne sans cesse, dans une rythmicité qui fait perdre à la mort son caractère de perte irréductible.
Notes
- OCF, XVII, PUF, p. 284.
- L’Absence, Paris, Gallimard, 1978, p. 189.
- J. André, « Moi, autre, même », Trans, 1996, 7, p. 154.
- Jeu et réalité (1971), Paris, Gallimard, 1974, p. 125-127.
- OCF, XI, PUF, p. 269.