Les enfants handicapés sont-ils des enfants « comme » les autres ?
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Les enfants handicapés sont-ils des enfants « comme » les autres ?

Titre provocateur certes, mais qui ouvre sur une réflexion qui s’impose dans un contexte où des progrès indéniables dans les soins proposés aux familles et aux enfants sont réalisés. En effet, il semble qu’aujourd’hui soit venu le temps de rappeler qu’un enfant atteint d’un handicap est d’abord et avant tout un enfant. En effet, permettre à cet enfant de bénéficier de toutes les aides que son état réclame, tout en prenant soin de son développement affectif, de son bien-être et de ceux de ses proches, est un enjeu majeur pour les années à venir. Des cas tirés de ma pratique montreront mieux que des discours savants le chemin qu’il reste à parcourir.

Prendre un soin « ordinaire » de ces enfants, est-ce si compliqué ?

Un enfant de 6 ans, gravement polyhandicapé sur le plan moteur et intellectuel, n’avait jamais quitté ses parents qui souhaitèrent prendre des vacances sans lui. Ils sollicitèrent alors une institution qui accueillait des enfants pour des séjours temporaires dans des familles. Le premier contact eut lieu avec le directeur, les parents et l’enfant. Les parents furent surpris qu’il ne leur soit pas proposé une petite période d’adaptation pour leur enfant.

Lorsque les parents emmenèrent l’enfant avant leur départ en vacances, ils apprirent qu’ils ne pourraient pas le conduire dans la maison où il résiderait, car l’institution tenait à préserver l’intimité des familles d’accueil. Pour les mêmes raisons, ils n’eurent ni l’adresse ni le téléphone de la nourrice ; en cas de problème, ils devraient appeler l’institution. Il fallut toute la persuasion du père, souhaitant vivement partir en vacances, pour que la mère accepte, dans ces conditions-là, de laisser son enfant. A son retour, la mère dit sa souffrance d’avoir compris, une fois de plus, combien son enfant n’était pas comme les autres, elle ajouta : « vous connaissez un autre cas où on interdit aux parents d’un enfant qui ne les a jamais quittés, de voir où il va habiter et les personnes avec lesquelles il va vivre ». (De fait, elle avait rencontré la nourrice uniquement dans le bureau du directeur, au moment de laisser son enfant).

Le deuxième cas est celui d’une petite fille que la crèche familiale municipale refusa de continuer de prendre en charge, en raison de l’importance de son handicap et de son épilepsie non stabilisée. A la mairie, il fut dit à la mère qu’aucune nourrice agréée n’était disponible, mais qu’il était possible de lui fournir, éventuellement, une liste de nourrices « au noir ». Ce qui fit dire à la mère « pour elle, je suppose que la crèche familiale, c’est trop bien, seul, le noir convient… ». Révoltée, elle refusa cette solution et demanda à la mairie de lui permettre d’avoir une place en crèche collective. La directrice lui proposa alors qu’une éducatrice de service de soins vienne présenter l’enfant à l’équipe et que celle-ci déciderait alors, si elle pouvait ou non l’accepter. La mère se vit ainsi refuser le droit de présenter elle-même son enfant, en même temps qu’elle eut le sentiment qu’on traitait sa fille comme une marchandise (ce furent ses termes) à évaluer. Ce type de situation a évidemment des répercussions à court et long terme sur la manière dont la famille vit avec la réalité de la pathologie de l’enfant.

Imaginons une équipe d’école maternelle de quartier qui inscrirait dans son projet qu’il n’est pas nécessaire d’accompagner les enfants à l’école, qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un cahier de liaison, car les parents n’ont pas à savoir ce qui se passe à l’école et spécifierait, pour rassurer tout le monde : « s’il y a un problème, de toute façon, nous appelons les parents ». Ainsi, la communication se ferait-elle à propos des problèmes, pas de « l’ordinaire » et ni de ce que parents et professionnels ont plaisir à entendre et à dire. Je pense que personne n’aurait envie de mettre son enfant dans un tel lieu… Et bien, ce qui serait intolérable et même inimaginable, dans le cas d’enfants « ordinaires », devient parfois acceptable dans un milieu spécialisé.

En témoigne l’expérience suivante :

En visite dans un établissement recevant des enfants atteints de déficiences intellectuelles moyennes ou profondes de 4 à 14 ans, je m’informe de la manière dont les liens avec les familles sont établis. Le psychologue explique alors qu’il reçoit les parents obligatoirement tous les mois « cela fait partie du contrat que nous avons avec eux, dès le début » explique-t-il. Notons qu’il ne dit pas qu’il reçoit l’enfant, mais « ses parents ». Ensuite, le chef de service explique que tous les enfants, sans exception, doivent prendre les taxis ou les minibus pour venir dans l’établissement. Je pense alors aux enfants de 4 ans et demande si, exceptionnellement, quand les enfants sont jeunes, les parents peuvent faire les accompagnements. Il m’est répondu alors, que le cadre impose le transport collectif, qu’au début, durant quelques mois, dans le cadre de l’adaptation, un des parents peut accompagner l’enfant, mais rapidement, il est indispensable qu’il prenne les transports « comme tout le monde ! ». Le chef de service insista pour dire que les parents, s’ils sont réticents au début, finissent par apprécier de ne pas avoir à se déplacer et que cela aide au développement de l’autonomie de leur enfant. Notons que cet établissement spécialisé, comme tous les établissements, n’est pas dans le secteur d’habitation de l’enfant, ce qui l’oblige à faire parfois ¾ d’heure, 1 heure de transport, le matin et le soir. Toujours en pensant aux enfants jeunes et qui, pour beaucoup, ne parlent pas et n’ont pas ou peu de moyens d’expression, je demande si les parents et les professionnels peuvent communiquer via un cahier de liaison. Le psychologue me répond alors que non, car l’enfant doit garder son « jardin secret ». Evidemment, il convient de se demander pourquoi le mot « secret » est ici prononcé. Est-ce l’enfant qui veut protéger ses « secrets » ou l’institution qui se protège ? Il m’est alors spécifié, qu’en cas de problème, parents et professionnels se téléphonent et qu’il n’y a aucune restriction à ces contacts. La venue des parents dans l’établissement ne peut se faire qu’en prévenant, et dans des conditions qui sont explicitées dans le règlement intérieur, pour ne pas déranger les enfants et les activités de l’établissement. Là encore, le contact téléphonique se fait en « cas de problème » et les entretiens organisés et obligatoires sont ceux qui ont lieu avec le psychologue. Comment se fait-il qu’il soit si difficile d’appliquer aux enfants handicapés les règles qui ont cours dans les lieux d’accueil « ordinaires » ? Il s’agit de réfléchir aux conséquences de ces violences « ordinaires » sur les enfants et leur famille.

Faire reconnaître les besoins «ordinaires»

Ce qui précède peut amener à penser autrement aux parents qui disent qu’ils ne veulent pas « entrer dans le cercle du handicap ». Le sens de ces paroles est multiple, mais, avec le temps, j’ai compris qu’un de ses fondements était de parvenir, malgré tout, à rester parents, parents ordinaires, parents pas « minorés » dirait Fustier (….), pas pathologiques, d’un enfant envisagé d’abord comme un enfant. Ce qui est communément appelé « déni du handicap » est parfois, seulement, l’expression du désir des parents que leur enfant puisse continuer à bénéficier de ce qui est proposé « ordinairement à tous les enfants ».

Les parents savent qu’inscrire leur enfant à l’école du quartier, quand il est handicapé, est une source d’ennuis pour l’institution qui l’accueille ; ils savent aussi que, dans l’établissement spécialisé, rien ne se fait « comme » à l’école. Ils savent qu’ils n’accompagneront pas leur enfant comme ils le font pour ses frères et sœurs et que les enfants du quartier connaîtront moins cet enfant-là que ses frères et sœurs. Par ailleurs, sauf exception, ils n’ont pas, en leur temps, fréquenté ce type d’institution, ce qui peut la rendre inquiétante, irreprésentable pour eux. En fait, si cette scolarité spéciale impose de penser l’existence de la pathologie, cela fait également émerger des questions sur ce devenir social « à part »/« à côté », et évoque des images de mise à l’écart, mais aussi de « non évolution ».

Dans le devenir ordinaire, l’enfant passe de l’école maternelle à l’école primaire, puis au collège, puis au lycée. Certaines institutions accueillent les enfants de 4 à 22 ans. Nous manquons de travaux permettant de mesurer l’impact, pour tous les membres de la famille, de cette image d’un lieu d’éducation qui serait le même, de l’enfance à l’âge adulte. Dans ce lieu, le cercle des « pairs » varie peu, celui des adultes non plus, ce qui ne peut qu’avoir des conséquences sur le développement social et affectif de l’enfant et sur la construction de ses liens familiaux et extra familiaux.

Avec raison, Zucman aimait à rappeler que la plupart des parents qu’elle rencontre, s’il n’avait pas eu d’enfants handicapés, n’auraient jamais eu à consulter un psychologue ou un psychiatre. Ils ont subi un traumatisme qui a parfois des répercussions sur leur santé psychique. Ces répercussions demandent à ce que soient mis en œuvre des aides, des soutiens qui peuvent varier, selon leur période de leur vie, et concerner l’un ou l’autre membre de la famille ou le groupe dans son entier. Evidemment, élever un enfant handicapé pose des problèmes particuliers à ces parents, difficultés que leurs expériences d’enfant et celles de leurs parents ne les ont pas préparés à affronter. Toutefois, comme tous les parents, ils doivent pouvoir expérimenter, trouver des ressources en eux et autour d’eux. Ils doivent pouvoir apprendre, se découvrir compétents en dehors du regard parfois jugeant des professionnels. Titran aimait à conseiller aux professionnels d’être « juste suffisamment bons » pour laisser l’espace et le temps aux parents de prendre toute leur place Les parents ont donc droit à l’erreur, et ils ont droit également à ce que leur vie intime familiale et de couple soit préservée. Or, souvent, à juste titre, ils se plaignent de devoir répondre à des questions concernant leur vie familiale, leur vie de couple, qui n’auraient jamais été posées à des parents d’enfants « ordinaires ».

Ne pas répondre à ces questions leur fait courir des risques réels, imaginaires, fantasmatiques que certains renoncent à prendre. La seule porte de sortie est alors de se protéger, soit en fuyant, soit en ayant un discours adapté à l’interlocuteur, appris au fil du temps, et peu investi sur le plan affectif.

Violence ordinaire pour le « bien » de l’enfant

Tous les parents d’enfants handicapés évoquent des épisodes où ils ont dû se faire violence, où ils ont eu le sentiment de faire violence à leur enfant en suivant les propositions des professionnels. Par exemple, ils le mettent dans un taxi, seul, sans connaître le chauffeur. Ils doivent alors faire confiance à l’institution qui a recommandé le taxi.

Imaginons une enfant de 3 ans qui ne parle pas ; sa maman la met dans le taxi ; elle n’est pas rassurée, mais on lui a dit que sa fille était grande et qu’elle ne devait pas la surprotéger et que c’était pour son bien. Alors, elle dit à sa fille, pour la rassurer : « le monsieur est gentil, il va t’emmener au centre, tout va bien aller, tu vas voir ton éducatrice et tu reviendras ensuite ».

En disant cela, la mère prend conscience de la vulnérabilité de son enfant, de son devoir de la protéger et elle renonce à mettre son enfant dans le taxi, et cherche une autre solution. Si l’enfant n’est pas handicapé, il est probable qu’un observateur dira qu’il s’agit d’une mère attentive, soucieuse de la protection et du bien-être de son enfant. S’il s’agit d’un enfant handicapé, il pourra plus facilement lui être dit qu’elle est « un peu » surprotectrice. Le professionnel s’attachera à la rassurer, oubliant parfois que l’enfant, lui aussi, doit bien ressentir quelque chose de cette situation.

Combien de fois, ai-je entendu dire que l’inquiétude était davantage du côté des parents que des enfants qui, eux, vivaient bien ces transports. Il convient alors de se demander quels moyens l’enfant handicapé a pour dire qu’il est mal à l’aise, inquiet. Certes, il peut ne plus manger, ne plus dormir, pleurer, hurler, mais il s’agit là d’appels qui doivent être entendus, sinon ces signaux finissent soit pas être mis sur le compte de sa pathologie, soit par s’éteindre, faute d’avoir été compris.

Un emploi du temps de « ministre »

Par ailleurs, les progrès indéniables des prises en charge conduisent certains enfants, très jeunes, à avoir un emploi du temps, auquel un adulte ne résisterait pas. La formule consacrée pour cette situation est « cet enfant a un emploi du temps de ministre ! », sachant que le « ministre » en question peut n’avoir que 2 ans… Ainsi, un enfant de 4 ans comptabilisait, entre les rééducations en CAMPS et en libéral, 7 séances par semaine, qui avaient lieu dans 4 endroits différents.

Un enfant de 6 ans devait aller en psychothérapie le samedi matin, car il était scolarisé à temps plein ; il avait une rééducation tous les soirs après l’école, une autre le mercredi matin et encore une autre l’après-midi. Cet emploi du temps qui mobilise un nombre important de rééducatrices (orthophonie, orthoptie, psychomotricité, kinésithérapie, ergothérapie…), se fait le plus souvent dans une relation duelle entre un enfant et un adulte. Souvent, ce sont les parents qui demandent à ce que le nombre de ces séances soit augmenté, dans un souhait légitime que leur enfant puisse être le plus possible aidé, afin qu’il progresse le plus rapidement possible. Or, on sait toute l’importance des temps pour l’enfant où il n’a rien de particulier à faire, où il s’ennuie, où il doit créer, inventer… On sait aussi toute l’importance des temps de jeux, d’affrontements, de complicité entre pairs. Dès lors, est-on certain que cet emploi du temps favorisant le tête-à-tête « adulte/enfant », dans le cadre d’activités organisées, dirigées, pensées par un adulte, n’a pas de conséquences dommageables pour la vie intrapsychique et intersubjective de l’enfant ?

Dans ces conditions, ces enfants très jeunes développent des compétences relationnelles leur permettant de s’accommoder des liens avec ces multiples adultes qui s’occupent de lui, mais les modalités relationnelles avec l’adulte diffèrent de celles qui doivent se construire et évoluer entre pairs. Cet agenda de « ministre » pèse aussi évidemment sur la vie de toute la famille. Alléger l’agenda des parents en proposant des accompagnements en taxi, ne résout pas le problème. Cet « agenda » est proposé pour le bien de l’enfant ; décider des allègements n’est pas simple. En effet, comment dire que pour «l’orthophonie, on attendra », quand on sait que la prévention précoce peut permettre à l’enfant de manger mieux, de parler plus vite… Quand un enfant, même très jeune, pourrait bénéficier d’orthophonie, de kinésithérapie, d’orthoptique, de psychomotricité, d’ergothérapie… Comment choisir ?

Evidemment, il n’y a pas de réponse simple et évidente à cette question. Toutefois, le rôle du psychologue dans les équipes est de toujours faire valoir l’importance de penser l’enfant, son devenir, avec des outils conceptuels, des acquis de la pratique qui concerne l’enfant « tout venant ».

Peut-on parler de « déni de l’ordinaire » ?

Depuis longtemps déjà, il y a un consensus pour dire que le handicap ne doit jamais poser un voile sur le bébé, qu’il faut nommer le bébé, l’enfant, l’écouter avant de le penser, de le voir « handicapé ». Si maintenant, tout le monde sait l’importance de parler aux bébés, s’il y a maintenant un consensus autour du fait que le « bébé est une personne » pour rappeler un titre d’un documentaire célèbre, pourquoi ceci ne fonde-t-il pas davantage les interventions auprès de l’enfant, quand il est atteint d’un handicap ? Il pourrait s’agir d’une sorte de « déni d’ordinaire » ou de l’humanité de l’enfant et de la compétence de ses parents. Il convient de se demander pourquoi tous les travaux faits sur l’attachement, sur le besoin de sécurité du petit, sur les processus de parentalité, et plus généralement, toutes les connaissances que nous avons maintenant concernant le développement de l’enfant et ce qui peut l’entraver, sont si peu souvent pris en compte, lorsqu’il s’agit d’un enfant atteint d’un handicap ou de ses parents.

Pour terminer, la proposition pourrait être faite de systématiquement se demander si, ce qui est fait pour l’enfant et ses parents, serait acceptable dans le cas d’un enfant sans problème de santé. Simplement, se poser cette question aurait, selon moi, des effets sur les pratiques d’accompagnement, de soutien et de soins.

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Le handicap, un nouveau paradigme ?