Titre parfaitement provoquant dans le cadre de ce recueil, mais je persiste et signe : la psychothérapie psychanalytique n’existe pas ; issue du même corpus théorique et métapsychologique que la psychanalyse, elle se fonde sur l’écoute du discours d’un patient dans le cadre d’une séance et ne peut qu’être “psychanalytique” : soit elle est menée par un psychanalyste, ou bien elle n’est pas. Cette affirmation me paraît très simplement freudienne. Je ne doute pas de l’existence d’autres formes de thérapies et même de psychothérapies ; je ne me permettrais en aucun cas de les évaluer n’en ayant ni le savoir ni les moyens, encore moins de suggérer leur inefficacité. Je ne considère ici que le champ des psychothérapies dites “psychanalytiques” parfois dénommées “d’inspiration psychanalytique”, appellation à mon sens énigmatique et propre à faire perdurer un certain flou dans les esprits.
Pour Freud la psychanalyse est une “cure” ; elle est thérapeutique et reste à ses yeux la meilleure des psychothérapies “prima inter pares”, non en ce qu’elle serait hiérarchiquement supérieure mais parce qu’elle nous sert de modèle théorico-clinique. Et Freud d’ajouter pour clore sa 34ème Conférence : “si elle n’avait pas de valeur thérapeutique elle n’aurait pas été découverte au contact des malades et ne se serait pas développée pendant plus de trente ans”. Nous sommes en 1933.
La psychanalyse comme savoir scientifique et la pratique qui en découle sont indissociables l’une de l’autre et dans une constante interaction mutuelle. Il me paraît impensable d’être un penseur ou un chercheur en psychanalyse sans pratique, de même je ne crois pas à l’existence de “bons praticiens” qui ne s’appuient pas sur de solides connaissances théoriques, certains n’ont pas le talent de l’expression orale ou écrite, mais ceci est autre chose. A l’aube de ce XXè siècle souffle, au cœur même des institutions psychanalytiques les plus vénérables, un vent hautement toxique que je ne peux que rapprocher de la dernière définition freudienne de la pulsion de mort comme motion de déliaison. Ce vent toxique procède d’un esprit de déliaison selon lequel la psychanalyse se découpe et se diversifie. D’aucuns seront les théoriciens, d’autres se consacreront à des recherches empiriques nécessitant des connaissances annexes, d’autres enfin ayant acquis une formation psychanalytique labellisée enseigneront et exporteront la psychanalyse au sein de disciplines différentes. De ce même esprit que je qualifie de “hautement toxique” -et je pèse mes mots- procède aussi l’idée de former pour de “basses besognes” soit dit en passant : les patients les plus difficiles et les plus en danger, des “psychothérapeutes” certes formés par des psychanalystes mais sans expérience personnelle de la conduite de cures-type. Comment peut-on imaginer utiliser un modèle et en diverger en l’adaptant aux situations sans le posséder pleinement ? Comment s’abstenir de faire une interprétation si l’on n’a pas l’expérience de l’interprétation classique de transfert ? Ce seront mes premières questions mais j’y reviendrai.
La question politique
Derrière une apparence “ouverte”, voire démagogique, se profile l’éternelle volonté hiérarchique qui pourrait trivialement se comprendre en termes d’étude de marchés : les plus galonnés, disons par exemple les psychanalystes didacticiens membres titulaires d’une association internationale voire mondiale de psychanalyse, que nous pourrions définir comme généraux “5 étoiles”, s’assurent une clientèle facile faite d’élèves des instituts et d’autres qui s’ils étaient refusés deviendraient des psychothérapeutes de premier ordre puisqu’analysés par un “5 étoiles”. Ces premiers, dépendants des psychanalystes labellisés, reçoivent les patients “non-névrotiques” : border-line, psychotiques, psychosomatiques, les névroses de caractère grave. Peu importe que ces thérapeutes soient en difficulté, ils pourront avoir recours à des enseignements, voire des supervisions onéreuses mais enrichissantes, avec un “5 étoiles”! au mieux, mais en tous les cas trouveront-ils un “3 étoiles” heureux de leur dispenser son savoir. Au pire s’ils s’avéraient vraiment débordés, leur sera éventuellement conseillé de retourner sur le divan …
Par-delà cet aspect banalement commercial auquel nulle profession n’échappe, n’assiste-t-on pas là à une véritable perversion du système qui ne fait que renforcer les différences tant pour les patients que pour les soignants et ne va pas à mon sens sans soulever quelques questions éthiques. Pour n’en évoquer qu’une, entre autres, choisie au hasard : que penser d’un psychanalyste didacticien qui au sein d’une commission d’enseignement participe au refus d’un candidat mais accepte hors institution de superviser ce même candidat, voire lui adresse des patients difficiles et démunis avec lesquels les “élèves officiels”, de son institut, ne se lanceraient peut-être pas dans l’aventure ?
Si j’ai, dans un mouvement d’humeur, évoqué d’emblée les aspects politiques et éthiques de la question, il n’en reste pas moins que ces derniers restent, à mon sens, très secondaires par rapport à la philosophie et à la théorie qui me font dénoncer la pratique de la psychothérapie psychanalytique par des non-psychanalystes. Il me faut d’abord clarifier un point : je ne me place pas d’un point de vue institutionnel ; ceux que j’appelle ici psychanalystes sont, toutes écoles confondues, ceux qui pratiquent la psychanalyse et ont l’expérience de la cure-type même si beaucoup de leurs patients n’en relèvent pas.
La cure-type et l’analyse de la névrose de transfert font partie d’un modèle incontournable et toujours en vigueur qui est celui des psychonévroses de défense. La psychanalyse, en tant que fait culturel et révolution scientifique, est issue de l’étude du fonctionnement mental des patients hystériques d’abord, puis généralement atteints de névrose mentale. La méthode psychanalytique est indissociablement liée à un corpus théorique qui cherche, à partir de la clinique, à explorer la structure profonde de l’appareil psychique mais surtout les forces qui y sont en jeu. L’écriture en psychanalyse est la réélaboration après-coup d’une expérience et cherche à réordonner à l’aide de catégories conceptuelles une compréhension qui soit transmissible. Le concept de refoulement est issu de la confrontation de Freud à l’hystérie ; la conceptualisation du transfert comme outil est liée à ses difficultés dans ses premières cures. Il forge les notions de projection et de clivage parce que le refoulement ne suffit pas à rendre compte des mécanismes de défense qu’il subodore dans la psychose…. La seconde théorie des pulsions et par conséquent l’élaboration de la deuxième topique sont le résultat des échecs de Freud dans la clinique : réaction thérapeutique négative, inanalysibilité du caractère… En 1924 il revient sur sa première définition du masochisme pour postuler l’existence d’un masochisme primaire érogène conceptuellement inaccessible sans l’hypothèse de la pulsion de mort.
La théorie psychanalytique -et le parcours de Freud en reste exemplaire- ne peut être l’œuvre de penseurs qui ne seraient pas immergés dans une pratique quotidienne faite d’errements et de déceptions, d’émerveillements parfois aussi, mais qui assaillent de questions lancinantes et obligent sans cesse à redécouvrir la métapsychologie. Imaginer que puissent travailler avec des patients des praticiens qui ne disposeraient que d’une part de l’expérience et ne sachent avoir recours qu’à certaines notions me paraît folie. Il s’agit en tous les cas d’une dérive selon laquelle le savoir psychanalytique évoluerait pour son propre compte comme discipline culturelle ou scientifique mais serait coupé de l’expérience intime de ce qu’est une séance, du déploiement du transfert et plus encore donc de ce qu’interpréter veut dire. Mais à titre d’exemple, prenons cette seule question de l’interprétation.
L’interprétation virtuelle
Une définition classique de l’interprétation serait :
- Dégagement par l’investigation psychanalytique du sens latent. L’interprétation met au jour les modalités du conflit et vise le désir qui se formule dans toute production de l’inconscient.
- Dans la cure, communication faite au sujet et visant à le faire accéder à ce sens latent, selon les règles commandées par la direction de la cure1.
Rappelons ici qu’Aristote disait lui qu’énoncer quelque chose sur quelque chose est déjà une interprétation. Toutes les discussions sur ce qui seraient des interprétations et les interventions qui n’en seraient pas me semblent vaines ici. Tout énoncé par l’analyste a valeur interprétative, et ceci qu’il le veuille ou non. L’interprétation surgit de la réunion de deux préconscients au travail dans l’espace virtuel du cadre qui fait l’unité d’une séance. Elle vient à l’analyste en relation avec le matériel donné d’un patient dans cette séance-là. Il ne suffit pas de dire qu’elle se construit grâce à l’expérience et au savoir théorique du psychanalyste car il faut aussi reconnaître qu’elle s’impose en lui à la faveur d’automatismes psychiques qui gouvernent la cure2.
Je l’ai dénommée interprétation virtuelle pour bien montrer qu’elle est virtuellement infinie et se déploie sous l’effet de forces diverses dans un espace potentiel qui ne se présentera plus jamais à l’identique. Mais virtuelle est aussi l’interprétation qui surgit et que tout psychanalyste avisé s’abstient de dire, de transmettre, et met en latence. S’il s’abstient ce n’est pas en raison de la non validité de cette interprétation mais en raison de son inéquation pour ce patient à ce moment donné du processus.
Ceci implique que pour s’abstenir : il faut d’abord savoir pourquoi on s’abstient et de quoi en s’abstient, c’est-à-dire de quoi on diverge. Pour retenir une interprétation il faut qu’elle se soit intérieurement formulée. Si le lecteur veut bien me suivre, il faut par conséquent admettre que l’on ne cesse pas d’être psychanalyste pour devenir psychothérapeute parce que l’on garde par devers soi l’intervention classique qui se serait en d’autres circonstances imposée.
Il ne vient jamais à l’esprit qu’un médecin qui, devant tel tableau clinique, décide de ne rien prescrire, dès ce moment-là cesse d’être médecin, ou bien qu’un avocat qui déconseille une action soit déqualifié de sa fonction parce que prenant une position d’attente. La psychanalyse, écrivait Freud toujours dans sa 34ème Nouvelle Conférence3 “est difficile et exigeante, elle ne se laisse pas manier aussi aisément que des lunettes qu’on chausse pour lire et que l’on enlève pour aller se promener… En règle générale, la psychanalyse possède totalement ou pas du tout. Les psychothérapeutes qui se servent aussi, à l’occasion, de la psychanalyse ne se trouvent pas sur un terrain analytique solide ; ils n’ont pas accepté toute l’analyse, mais ils l’ont diluée, peut-être désintoxiquée…4
Ces textes ne me paraissent toujours pas caducs aujourd’hui et je ne peux imaginer qu’il en soit autrement, sauf à penser la psychanalyse dépassée dans son ensemble. Pour revenir plus strictement sur le terrain de l’interprétation que je dénomme virtuelle : son énoncé ou sa non-énonciation, comme l’infini combinatoire qui lui donnera sa formulation définitive, dépendent du psychanalyste -c’est pourquoi plus minutieusement et patiemment se sera-t-il formé, mieux cela vaudra-mais aussi essentiellement de l’organisation relation psychique du patient avec lequel il est actuellement en relation.
Un seul et même modèle théorico-clinique, une même référence à un seul corpus méta-psychologique
Pourquoi et au nom de quoi décréter que l’extension d’un même modèle scientifique, forcément adapté à des pathologies nouvelles, en fait autre chose ? Je récuse et tiens pour une erreur logique l’idée selon laquelle une seule et même pratique change d’essence selon les modalités techniques qu’elle adopte. J’utilise ici le terme essence dans la stricte définition Husserlienne de la variation éidétique. En fonction des matériaux et de son inspiration, le sculpteur peut utiliser le ciseau, le marteau, le couteau, il n’en reste pas moins sculpteur. Devant un même paysage dix peintres, également mais différemment talentueux feront, qui à la gouache, qui à l’huile, qui à l’aquarelle, des exécutions chacune singulière -des interprétations- dont l’essence n’en restera pas moins une.
L’extension de la psychanalyse aux patients non-névrotiques, border-line, psychotiques, psychosomatiques ne va pas sans entraîner des paramètres techniques dont la périodicité des séances comme la modalité du face à face font partie. Ils ne sont à considérer que comme des paramètres ou aménagements du setting en fonction de l’organisation psychique et de la pathologie des patients. Cette extension est parfaitement nécessaire à la survie de la psychanalyse tant comme praxis que comme théorie scientifique. Seule l’étude constante des limites du champ de la psychanalyse peut nous permettre d’exister.
Or je maintiens que toute pratique aux limites implique la parfaite connaissance de ce que je qualifierai de “cœur” de la discipline : le modèle de la névrose. Pour reconnaître en quoi le transfert est plutôt de l’ordre de l’appétence relationnelle, ou bien si et comment il est idéalisé, fétichique, encore faut-il avoir eu l’expérience de la névrose de transfert classique. Et je ne pense pas que la seule expérience individuelle de sa propre analyse suffise pour faire un psychanalyste. Je crois par contre que seul le maniement d’au moins trois cures de divan, parcours minimum demandé en général, peut donner de l’analyse une expérience interne suffisante pour estimer ce modèle intégré.
Travail psychanalytique de face à face
Ce que l’on appelle psychothérapie psychanalytique ou d’inspiration psychanalytique est à mon sens du travail de psychanalyse mené par un psychanalyste dans des circonstances qu’il juge assez complexes pour utiliser des paramètres. La visée d’une psychothérapie psychanalytique ne saurait être autre que celle de l’analyse, soit le changement psychique. La non interprétation du transfert est une décision technique comme peut l’être par exemple celle du respect d’un clivage d’objet. La psychothérapie dite “de soutien” est une modalité selon laquelle est privilégiée la relation au détriment du transfert. Il s’agit à mon sens d’un temps d’abstention interprétative qui peut s’avérer indispensable mais qui n’est en aucun cas isolable comme méthode en elle-même. L’isoler et la faire pratiquer par des praticiens non psychanalystes voudrait dire que l’on considère impossible le changement psychique que l’on prône et que l’on cherche. Le passage d’un mode d’intervention psychanalytique à un mode plus psychothérapeutique n’est, de plus, pas toujours lié au setting. Selon l’organisation psychique du patient et l’expérience et les options théoriques du psychanalyste peuvent s’instaurer des psychothérapies sur divan au rythme de 5 fois par semaine comme des psychanalyses de face à face. Personnellement mon souhait serait que tout travail psychanalytique soit dénommé “psychanalyse”, qu’il soit de face à face ou sur le divan et que soit précisé le cadre.5
Ne nous arrive-t-il pas de plus avec même patient et selon les classique du transfert ou les avatars du moment d’être dans l’interprétation bien parfois d’intervenir plus près du moi ? Il ne s’agit pas seulement d’interpréter le transfert, mais de l’accueillir et de l’entendre, d’attendre qu’il s’organise et organise un matériel aussi pauvre fut-il dans les commencements. Etre psychanalyste à mon sens ne va pas sans la conviction de la force de l’inconscient et un espoir forcené dans le travail de penser. Penser est douloureux souvent, difficile, plein de plaisir mais irréductible à quelque destin : il peut toujours en être autrement et toute histoire peut aussi se raconter différemment.
En guise de conclusion
Je sais ce texte partisan mais il me tenait à cœur de défendre des options qui ne sont que strictement freudiennes. Je ne les défends pas au nom de l’histoire mais parce que la lecture de Freud me paraît toujours bouleversante de modernité. Je crois ceci lié à une écriture faite de l’élaboration d’une confrontation de tous les instants à l’inconscient, aux forces conflictuelles du psychisme, au malaise, à la destructivité, à la souffrance. C’est dans sa suite que j’ai violemment récusé ici ce que je considère comme un faux débat opposer, comparer, psychanalyse et psychothérapie psychanalytique alors qu’elles ne sont que des variations d’une seule et même méthode, fondées sur la même doctrine et ont la même visée.
Prôner une certaine pureté psychanalytique ne veut en aucun cas dire ne pas s’engager. Je l’ai suffisamment écrit ailleurs, le psychanalyste d’aujourd’hui ne peut qu’être engagé sur le terrain. Il faut que des psychanalystes travaillent à l’hôpital psychiatrique, à l’hôpital général, dans les prisons, dans le service public en général et avec des patients extrêmes… Il en va même de la survie de la psychanalyse. Comment aller sur le terrain sans faire de l’analyse une adaptation affadie ? C’est justement chose possible, à mon sens, si ce travail aux limites sait transformer l’obstacle en moyen pour, sans approfondir le savoir métapsychologique, enrichir aussi ce modèle classique de la névrose qui, s’il ne nous suffit pas toujours, n’en reste pas moins fondamental pour appréhender les difficultés de l’être humain.
Notes
- Voir Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la Psychanalyse, p. 206 à 209.
- voir Differend, conversion, interprétation, in J.C. Rolland, Guérir du mal d’aimer, p. 147-169, Paris, Gallimard, 1998.
- Eclaircissemnts, orientations, applications, p. 182-211, Edition Galimard 1984.
- p. 204-205 Op. Cité.
- Marilia Aisenstein, “On est prié de ne pas tourner le dos” in Débats de psychanalyse, 1998.