À partir de mon expérience clinique actuelle en maternité et, passée, dans un Centre d’Action Médico Sociale Précoce (CAMSP), le diagnostic anténatal (DA) me semble mériter toute notre attention dans un dossier sur le handicap pour au moins deux raisons. D’abord, parce que le DA a aujourd’hui donné une physionomie singulière aux processus de parentalité et à la genèse prénatale de l’identité de l’enfant à naître. Il joue désormais un rôle de premier plan dans ce que je nomme le premier chapitre de la biographie vraie de tout individu handicapé ou non. Un premier chapitre anténatal trop souvent oublié et dont, justement, le DA est une composante essentielle. À mon sens, le DA est simultanément un ensemble de procédures techniques de dépistage des anomalies fœtales et une fenêtre ouverte sur la complexité du devenir parent, du naître humain et de l’être soignant en périnatalité. Toute tentative de clivage entre ces deux versants techniques et psychologiques est un affront fait à l’unité en présence. Point important, cette simultanéité est vraie de n’importe quelle grossesse « normale » ou non qui confronte les parents au DA.
Ensuite, deuxième raison, j’ai été initié (comme consultant dans un CAMSP et animateur d’un groupe de paroles de parents) à l’empreinte du DA quand il est synonyme de grossesse donnant lieu à une suspicion ou à une révélation d’anomalie fœtale ou, au contraire, à l’échec du repérage en prénatal d’une anomalie diagnostiquée ensuite après la naissance. La clinique m’a donc montré l’inertie chez le porteur de handicap et chez tous les membres de la famille du DA qui s’impose actuellement comme une des pièces maîtresses du débat sur l’accueil parental, médical et plus largement éthique et sociétal du handicap.
Pour cheminer dans cette direction, je vais successivement évoquer un survol historique et technique du DA pour bien contextualiser mon propos. J’aborderai ensuite les aspects psychologiques du DA « tout venant » en me centrant essentiellement sur la redoutable incertitude du DA et la réponse anticipatrice unique de chacun. Enfin, la thématique des angoisses de malformation me servira de voie de passage entre les grossesses obstétricalement « normales » et celles où le DA est synonyme de suspicion ou de révélation d’anomalie fœtale.
1 – Le Diagnostic anténatal
La définition légale du DA est de « détecter in utero chez l’embryon ou le fœtus une affection d’une particulière gravité » (loi du 29 juillet 1994). On parle de DA pour toute technique permettant cette détection.
1.1 – Histoire
C’est au début des années soixante-dix qu’est apparue ce que l’on appelle maintenant la médecine fœtale ou la médecine prénatale. Le fœtus est devenu un patient à part entière auquel l’échographie et la biologie sont capables de proposer des explorations de plus en plus complexes pour poser un diagnostic d’anomalie, de maladie, de malformation. Le diagnostic chromosomique (établissement du caryotype fœtal) après amniocentèse a été l’une des premières méthodes biologiques utilisées. Elle est et sera dans les années à venir la technique d’exploration biologique du fœtus la plus utilisée face aux très fréquentes anomalies chromosomiques (1 sur 175 naissances).
La décennie des années quatre-vingt a vu l’essor important des techniques de biologie moléculaire et le clonage de nombreux gènes responsables de maladies génétiques relativement fréquentes (myopathie de Duchenne, mucoviscidose), ce qui a considérablement amélioré la fiabilité et la précocité du diagnostic prénatal et a permis d’identifier les porteurs sains (hétérozygotes) dans les familles. La méthode d’amplification de l’ADN par PCR (Polymerase Chain Reaction) a augmenté la puissance des tests génétiques ce qui a permis d’obtenir les résultats plus rapidement et de travailler sur une quantité minime d’ADN, donc de prélèvement fœtal, moindre. Ces progrès sont notables car ils permettent aux couples appartenant à des familles douloureusement éprouvées par une maladie génétique de savoir s’ils ont un risque de mettre au monde un enfant atteint et le cas échéant de disposer d’un diagnostic génétique prénatal fiable et précoce leur permettant d’interrompre la grossesse dans de bonnes conditions si le fœtus est atteint.
Au troisième millénaire, de nouvelles technologies vont probablement bouleverser les méthodes de diagnostic sur le fœtus. Les puces à ADN (ou DNA chips) sont un procédé industriel capable en une seule réaction de tester l’ADN d’un individu (adulte, enfant ou fœtus) avec un nombre extraordinairement grand de mutations différentes. L’étude de l’ADN fœtal dans le sang maternel pourrait révolutionner le dépistage de la trisomie 21 en permettant à toutes les femmes enceintes, par une simple prise de sang, de savoir si elles attendent un enfant porteur de trisomie.
Les trente dernières années ont été marquées par une amélioration considérable des techniques échographiques. Les publications des années quatre-vingt se sont axées sur la description sémiologique des principales anomalies morphologiques. La généralisation des études morphologiques du 2ème trimestre a permis d’établir les syndromes échographiques à partir d’un affinement croissant des signes d’appel.
Si l’efficacité de la pratique d’un caryotype sur signe échographique est évidente lorsqu’il est indiqué dans le bilan d’un fœtus porteur d’une ou de plusieurs malformations sévères, l’efficacité des signes minimes, c’est-à-dire des variantes anatomiques de fœtus sans véritable malformation, n’a par contre jamais été prouvée scientifiquement.
Les années quatre-vingt dix ont été marquées par la révolution de l’échographie du 1er trimestre et de la mesure de la clarté nucale1 réalisée en routine, qui s’avère être une alternative sérieuse et sûrement avantageuse aux marqueurs sériques du 2ème trimestre, d’autant qu’elle permet de filtrer également des anomalies morphologiques en particulier cardiaques et des syndromes génétiques. Sur cette base, des équipes spécialisées multidisciplinaires permettent aujourd’hui la réalisation de diagnostic de maladies rares grâce à un va-et-vient entre l’échographie et la génétique. La biologie moléculaire vient de plus en plus souvent apporter une conviction diagnostique atteinte exceptionnellement par l’échographie dans des malformations caricaturales.
Enfin, le diagnostic génétique préimplantatoire2 (DPI) représente incontestablement l’innovation majeure du diagnostic anténatal de ces dernières années. Initiée au début des années quatre-vingt-dix en Angleterre, cette technique s’est développée rapidement en France depuis la loi du 29 juillet 1994 l’autorisant.
Ce dépistage de masse des malformations fœtales, chromosomiques ou morphologiques, est indissociable des efforts financiers entrepris par les pouvoirs publics pour relayer une volonté médicale :
- de remboursement de trois échographies au cours de la grossesse ;
- d’obligation de proposition du dépistage de la trisomie 21 par les marqueurs sériques pour toutes les femmes enceintes et de l’amniocentèse seulement aux femmes enceintes de plus de 38 ans ;
- de dotations budgétaires pour les services de centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal.
1.2 – Le JUGE ET LE DA : Le paradigme de l’affaire Perruche
La Cour de Cassation, en assemblée plénière, a rendu le 17 novembre 2000 l’arrêt suivant : « Dès lors que les fautes commises par le médecin et le laboratoire dans l’exécution des contrats formés avec Mme X avaient empêché celle-ci d’exercer son choix d’interrompre sa grossesse afin d’éviter la naissance d’un enfant atteint d’un handicap, ce dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et causé par les fautes retenues ».
Cet arrêt est rendu suite au procès intenté par Mme Perruche pour la naissance de son enfant Nicolas, né lourdement handicapé suite à une rubéole non détectée pendant la grossesse alors qu’elle avait explicitement exprimé sa volonté d’interrompre sa grossesse au cas où le diagnostic de la rubéole serait confirmé. En admettant l’indemnisation du préjudice de l’enfant en plus de celui des parents, la Cour de cassation reconnaissait implicitement qu’il y a des vies préjudiciables qui ne valent pas la peine d’être vécues. Formulé violemment : il vaut mieux ne pas vivre que vivre avec certains handicaps. L’élimination du fœtus potentiellement handicapé est une meilleure solution pour lui-même et ceux qui l’entourent qu’une survie de qualité incertaine et médiocre. Plus encore, l’idée du handicap est à ce point intolérable qu’une incertitude diagnostique et/ou pronostique suffirait à justifier l’interruption.
1.2.1 – La mobilisation des professionnels
Les propos du Pr. Israël Nizand, un des chefs de file de cette mobilisation mérite d’être cités : « Dans une société solidaire, la survenue d’un handicap entraîne, au nom d’une solidarité spécifique à l’espèce humaine, la prise en charge et l’aide nécessaire pour qu’une vie décente soit possible. Or ici, c’est tout le contraire que l’on observe. Lorsque la sécurité sociale (expression de la collectivité solidaire) se porte partie civile pour obtenir le remboursement des frais occasionnés et à venir liés à la naissance d’un handicapé, elle considère de fait qu’il n’aurait pas dû naître. Si la justice vient à confirmer cela, on se trouve dans un système qui, loin de donner une place normale à l’enfant handicapé dans notre société, le traite comme une charge anormale qui n’aurait pas dû exister. L’arrêt Perruche est catastrophique en cela qu’il entérine une vision du handicap comme un accident anormal, pour lequel il faut chercher un responsable dont on obtiendra une indemnisation, là où il serait normal que les institutions de soin et la solidarité nationale soient sollicitées. Mais il est aussi catastrophique car il saisit un monde médical démuni d’argumentaire philosophique sur le sens de la médecine qu’il pratique et lui intime une obligation de résultats alors qu’il ne dispose que de l’euthanasie active pour se mettre en sécurité. Une certaine évolution de la société se dessine derrière tous ces faits où le progrès technique et scientifique, dont on attend réconfort et bien-être, risque de devenir le vecteur d’une certaine forme de réification de l’être humain. »
1.2.2 – Annulation de la jurisprudence Perruche
Intégrant les idées maîtresses de cette opposition, le 1er article de la loi du 4 mars 2002, relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, intitulé Solidarité envers les personnes handicapées a mis fin à la jurisprudence Perruche :
I. – Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance.
La personne née avec un handicap dû à une faute médicale peut obtenir la réparation de son préjudice lorsque l’acte fautif a provoqué directement le handicap ou l’a aggravé, ou n’a pas permis de prendre les mesures susceptibles de l’atténuer. Lorsque la responsabilité d’un professionnel ou d’un établissement de santé est engagée vis-à-vis des parents d’un enfant né avec un handicap non décelé pendant la grossesse à la suite d’une faute caractérisée, les parents peuvent demander une indemnité au titre de leur seul préjudice. Ce préjudice ne saurait inclure les charges particulières découlant, tout au long de la vie de l’enfant, de ce handicap. La compensation de ce dernier relève de la solidarité nationale. Les dispositions du présent I sont applicables aux instances en cours, à l’exception de celles où il a été irrévocablement statué sur le principe de l’indemnisation.
II. – Toute personne handicapée a droit, quelle que soit la cause de sa déficience, à la solidarité de l’ensemble de la collectivité nationale.
III. – Le Conseil national consultatif des personnes handicapées est chargé, dans des conditions fixées par décret, d’évaluer la situation matérielle, financière et morale des personnes handicapées en France et des personnes handicapées de nationalité française établies hors de France prises en charge au titre de la solidarité nationale, et de présenter toutes les propositions jugées nécessaires au Parlement et au Gouvernement, visant à assurer, par une programmation pluriannuelle continue, la prise en charge de ces personnes ».
Il reste aux législateurs à déterminer ce que doit recouvrir la « solidarité nationale ».
1.2.3 – La réaction du collectif contre « l’handi-phobie » à cette annulation
« L’Assemblée nationale vient de mettre fin définitivement à la dérive de la jurisprudence Perruche » se réjouit X. Mirabel porte-parole du Collectif contre l’handiphobie le 12 février 2002 : « Je félicite le législateur pour son intervention. Devant le séisme provoqué par la jurisprudence Perruche, il fallait un signe fort pour les familles. Il fallait mettre un terme aux dérives de la Cour de Cassation. L’Assemblée a rappelé le droit et réaffirmé que toute vie mérite d’être vécue. Les familles et les personnes handicapées se réjouissent. Ce vote constitue une victoire du droit et de la dignité. Dans l’hémicycle, les parlementaires ont rappelé le rôle déterminant des familles de personnes handicapées, bouleversées. Cet amendement « Nul ne peut se prévaloir d’un préjudice du seul fait de sa naissance » – est une formulation que nous avions proposée il y a un an et demi. C’est une grande satisfaction pour le Collectif contre l’handiphobie et les personnes handicapées de constater qu’elles ont été enfin entendues. »
2 – Le scientisme et l’extrémisme du DA
Il est temps maintenant de se tourner vers les aspects psychologiques du DA. Je souhaite inaugurer ce débat en soulignant d’emblée deux obstacles majeurs :
- le fréquent scientisme d’une médecine high tech qui mettrait soi-disant l’usager à l’abri de la maladie, la mort et la castration ;
- l’extrémisme du DA. C’est en effet une pratique que je qualifie de « clinique de l’extrême » en m’inspirant de l’intitulé d’une passionnante journée organisée à Jussieu par Simone Korff Sausse, Les Cliniques de l’extrême, (19 novembre 2005).
L’extrémisme du DA tient à mon sens essentiellement en ceci : sous une apparence trompeuse, banale et anodine, il condamne ses usagers (parents et professionnels) à s’interroger sur les limites de l’humain. Plus précisément, il conduit à explorer ce qu’il y a de virtuellement humain chez le fœtus qui peut, certes, naître humain à l’issue de la grossesse, mais aussi, basculer à tout moment dans la mort (l’IVG puis IMG), l’informe ou la monstruosité. Cette incertitude s’impose comme une des données psychologiques et éthiques majeures du DA. Elle est synonyme de « précarité ontologique » (Saulus, 2007).
Pour autant, cette incertitude est-elle uniquement due au DA, historiquement récent ? Certainement pas, c’est le (re)devenir parent pendant la grossesse en elle-même qui s’accompagne depuis que l’homme est homme de 1001 interrogations sources d’incertitudes. « Ai-je envie, avons-nous envie de donner la vie ? Que signifie le passage de fille/fils à mère/père, de couple à famille, de trio à quartet… ? Comment accueillir les modifications corporelles et psychiques périnatales ? Est-ce que le fœtus/bébé se développe normalement ? Quel est son héritage génétique ? Est-il bien contenu dans le nid périnatal ? Que ferais-je, que ferions-nous s’il meurt ? Comment va se passer l’accouchement ? Et si on découvre à la naissance une maladie, un handicap ? Comment vont se dérouler le post partum, le nourrissage, les soins, la vie et la sexualité du couple dans la nouvelle famille, le retour au travail, la mise à la crèche, chez la nourrice… ? Quel sera le tempérament et le style relationnel du bébé ? Comment l’éventuelle fratrie va-t-elle se recomposer ? Est-ce bien raisonnable de faire confiance à l’environnement médical, sa multiplicité d’interlocuteurs parfois mal coordonnés, son langage ésotérique, sa haute technicité et ses coutumes complexes ?… ».
Bref, le DA ne crée pas l’incertitude de la grossesse mais elle l’amplifie en avançant dans le temps le questionnement sur la normalité médicale de l’enfant. Ainsi, le DA donne en temps réel des informations médicales précieuses là où autrefois persistait un point aveugle mais il n’évacue pas l’incertitude pour autant et, parfois, l’exacerbe singulièrement. En périnatalité, comme dans la vie en général, l’humain confronté à cette incertitude multiforme et omniprésente apporte comme on vient de le voir une réponse privilégiée : l’anticipation sous les formes comportementale, affective et fantasmatique. De fait, répétons-le, sur le versant de l’adoption symbolique du fœtus, la variable psychologique de l’anticipation est cruciale car, quand elle est créatrice, c’est elle qui permet de donner une relative souplesse, d’une part, à la conflictualité inhérente aux désirs parentaux, aux désirs soignants et, d’autre part, à la confrontation aux aléas du principe de réalité biologique.
Or, en la matière, il faut bien reconnaître combien les procédures médicales du suivi de grossesse ont singulièrement complexifié l’intendance de cette anticipation. D’un côté, le fœtus est devenu un « patient » du diagnostic anténatal, il est aussi membre de la famille dès son premier cliché échographique exposé dans l’album, il est encore éventuellement « sujet » d’une possible ritualisation du « deuil » en cas de « décès », ou enfin s’il est grand prématuré, « survivant » dans un utérus artificiel en néonatalogie dès 24 semaines… Finalement, ce fœtus est en risque permanent d’imprudente accélération du processus d’humanisation par son entourage familial et professionnel.
De l’autre, l’Interruption Médicale de Grossesse, possible en France jusqu’à la fin de la grossesse, rappelle avec cynisme le statut du fœtus, au pire, de « débris humain », au mieux, « d’humain potentiel » mais, au fond, de non humain juridiquement de plein droit.
Cette extrême tension paradoxale actuelle entre humanisation et eugénisme amplifie et complexifie l’adoption symbolique du fœtus, chemin de crête périlleux et incertain, entre le rien, la chose innommable (l’informe), le monstrueux et le virtuellement humain. Au fond, cette incertitude décuplée inhérente au DA est en permanence potentiellement traumatogène. Et pour faire face à cette incertitude du DA, l’humain dispose notamment de l’anticipation, une variable individuelle, familiale, institutionnelle et sociétale que je crois essentielle à analyser dans ce débat pour comprendre les positions toujours uniques des parents et des soignants.
3 – Le couple Incertitude/Anticipation : une variable essentielle dans le DA
Écartons d’emblée un malentendu. Une anticipation tempérée adaptative ne correspond pas à une (chimérique !) prévision exacte du futur mais bien à une inscription dans un processus de symbolisation de la diversité et de la complexité des scénarios possibles. Une des grandes vertus de l’approche systémique contemporaine est de mettre en exergue la critique d’une récursivité des processus humains : un moyen pour atteindre une fin transforme cette fin, et, ce faisant, suggère déjà, irréversiblement, quelque nouveau moyen. Tout acte engageant engendrera toujours des effets non anticipés. « C’est à pouvoir rencontrer l’imprévu qu’il faut être préparé et non à tout prévoir» (Favez, 1958). La santé de l’anticipation, c’est donc son ouverture à l’imprévisible.
Mais l’anticipation -même normale- est source d’angoisse. Soulignons-le de nouveau : cette angoisse (signal) est la signature de l’anticipation adaptée. « L’angoisse automatique ou traumatique » (Freud, 1926) en est la version pathologique qui a contrario muselle l’adaptation. Ainsi définie, l’anticipation se révèle être un fil conducteur très prometteur pour la compréhension des variations tempérées et pathologiques du développement de la parentalité et de l’enfant face au DA. Quand le projet parental est attaqué par l’effraction d’un handicap, d’un trouble psychique chez l’enfant, l’analyse approfondie de l’anticipation de chacun des acteurs en présence se révèle cliniquement pertinente. Dans le domaine de l’anticipation familiale blessée, la qualité de l’anticipation du soignant et de son institution s’affirme comme un marqueur fidèle de la contenance cicatrisante du cadre. Anticipation meurtrie et anticipation soignante sont deux versants indissociables de la rencontre thérapeutique.
Par conséquent, pour aborder la complexe interaction du soin en périnatalité, il me semble utile de concevoir cet échange comme une négociation entre les schèmes d’anticipation des parents et des soignants à l’égard du fœtus/bébé. Dans ce creuset, évaluer cliniquement l’anticipation me paraît éclairant.
Dans le meilleur des cas, en périnatalité, l’anticipation soignante sera « sur mesure », jamais systématisée et elle suppléera l’anticipation parentale sans empiétement ni emprise qui induisent la dépendance et favorisent l’émergence de ce que la prévention prétend combattre.
4 – Un exemple d’anticipation : les angoisses de malformation (AM)
« Peut-il être handicapé ? Est-il trisomique ?… ». En regard de notre expérience, cette question à l’égard du nouveau-venu est familière à la femme enceinte en particulier confrontée au DA. Pour que soit authentiquement reconnue la fréquence de cette angoisse pendant la période de grossesse, il est sans doute bénéfique d’en analyser la trace psychique en terme freudien d’inquiétante étrangeté (Freud, 1919). Avant la naissance, la crainte maternelle d’une anomalie ne relève-t-elle pas en effet de cette catégorie d’affect qui ne recouvre « en réalité rien de nouveau, d’étranger, mais bien plutôt quelque chose de familier, depuis toujours, à la vie psychique (…), quelque chose qui aurait dû rester caché et qui a reparu ». Il s’agit ici, pour Freud, « du retour à certaines phases dans l’histoire évolutive du sentiment du moi, d’une régression à l’époque où le moi n’était pas encore nettement délimité par rapport au monde extérieur et à autrui ». L’impression d’inquiétante étrangeté est « produite par la répétition de l’identique (et) dérive de la vie psychique infantile ».
Pour une future mère, l’émergence consciente et a fortiori la verbalisation de cette « anticipation imaginaire » d’une possible anomalie dépendront, d’un côté, de la nature et du contenu de sa transparence psychique et, de l’autre, de l’accueil que réserveront ses divers interlocuteurs à ces éléments porteurs d’inquiétante étrangeté. La perméabilité psychique maternelle aux représentations inconscientes propres à la grossesse peut s’exprimer, entre autres, à travers ses angoisses d’enfants monstrueux. Elles sont classiquement interprétées comme la sanction coupable d’un vœu inconscient de transgression incestueuse. Ma pratique me suggère aussi combien ces affects peuvent rentrer simultanément en résonance avec les avatars préœdipiens. C’est dans ce creuset fondateur que se sont éventuellement joués d’archaïques effondrements, synonymes de ruptures de la continuité d’existence du bébé.
Dans cette complexité structurale, s’inscrivent les angoisses de malformations. Elles seront quelquefois omniprésentes et dévastatrices ou à l’inverse, furtives et discrètes mais de toute façon majoritairement présentes, même si peu souvent partagées. Dans le cadre préventif des conflits de parentalité, mais aussi, d’une annonce périnatale possible d’un handicap réel, il me paraît judicieux de s’interroger sur la potentialité structurante ou destructrice des angoisses à ce sujet pendant la grossesse. Or, rares dans la littérature sont les témoignages cliniques qui ont souligné la large présence de ces représentations du monstrueux chez la femme enceinte. Il existe un fort contraste entre les témoignages des cliniciens qui attestent de cette fréquence et la quasi-absence d’évocation dans la littérature.
Dans l’étude la plus complète sur les représentations maternelles pendant la grossesse, Ammaniti et coll. (1999) évoquent les peurs maternelles de malformation fœtale comme caractéristiques essentielles d’un sous-groupe de la catégorie des représentations dites « étroites/désinvesties ». En opposition aux représentations maternelles « intégrées/équilibrées » qui donnent un tableau riche, souple et cohérent de l’expérience de grossesse, les mères avec les représentations « étroites/désinvesties » affrontent la grossesse comme une étape nécessaire de la vie. La crise de la grossesse est contrôlée, rationalisée, laisse peu de place à la rêverie de l’enfant à venir et à son investissement.
De son côté, M. Leifer (1977) considère qu’une accentuation des angoisses maternelles à son sujet et à l’égard du fœtus est caractéristique de la grossesse. Leifer défend l’idée que les angoisses à propos du fœtus peuvent être un reflet significatif positif du lien d’attachement maternel et leur absence un signe négatif. Elles sont interprétées par O. Matarazzo (1986) comme, d’une part, la sanction coupable d’un vœu inconscient de transgression incestueuse, et d’autre part, comme projections sur le bébé à venir, perçu comme dangereux, d’une agressivité primitivement destinée à la grand-mère maternelle et ainsi déplacée. En l’absence d’anomalie fœtale décelable et révélée, ces productions psychiques sont-elles la marque d’une détresse face à un processus de maternité en lui-même aversif et catalyseur ou, au contraire, d’une anticipation créatrice qui protège de la surprise de l’effroi traumatique ? Une hypothèse clinique est formulée : comprises entre les polarités dialectiques de l’angoisse signal psychologique et l’angoisse automatique psychopathologique ces représentations sont des marqueurs privilégiés de la nature structurale et de la maturité objectale de l’anticipation maternelle au cœur du « devenir mère » anténatal.
Angoisse signal, les craintes de malformation ne sont pas invasives. Elles renvoient à la soif potentiellement créative d’une transparence psychique rééditant des conflits de séparation tempérés et une contenance intergénérationnelle effective. Ici, caractéristique majeure, l’angoisse est un vecteur dynamique de symbolisation, favorable à l’élaboration du processus de parentalité. En ce sens, l’angoisse signal s’affirme comme le témoin d’une anticipation prénatale organisatrice d’identifications projectives empathiques. Elle est aussi, simultanément, une prévision préventive de faits réels possibles : une anomalie fœtale, une complication obstétricale, la naissance d’un enfant porteur d’un handicap… des possibles, qu’aucun professionnel raisonnable ne peut prétendre exclure à partir de ses explorations anténatales.
De son côté, une angoisse de malformation assimilée à une angoisse automatique correspondrait à la réactualisation de points de fixations traumatiques muets mis en exergue par une reviviscence désorganisante nuisible à l’anticipation adaptative parentale. La crainte rigide et durable d’une malformation exprimerait une faille existentielle commémorant une « agonie primitive » (Winnicott, 1974) avec une « violence fondamentale » (Bergeret, 1984) restée brute. En poussant cette logique inconsciente à l’extrême, la mère et l’enfant ne peuvent pas vivre tous deux car règne la loi de la survie du « lui ou moi » sans possible négociation. Dans ce cas, les craintes d’anomalie chez l’enfant refléteraient une effusion d’identifications projectives pathologiques prénatales traduisant un conflit de parentalité alarmant. Une dysharmonie comportementale, émotionnelle et fantasmatique fœto-maternelle en serait la fréquente signature. Elle gagnerait à être perçue et entourée par les soignants comme un possible clignotant de « maltraitance du fœtus » (Robineau et Missonnier, 2004).
Bien sûr, cette opposition entre angoisse automatique et angoisse signal doit être dégagée de toute tentation sémiologique aboutissant à un clivage dualiste artificiel et simpliste. Ce repérage correspond en clinique à deux polarités dont le rapport dialectique est constant. Cette complémentarité est capitale car justement, c’est souvent dans une réanimation de la relation d’étayage de l’angoisse signal sur l’angoisse automatique que repose la promesse d’un projet préventif. Cette mise en perspective du fonctionnement psychique prénatal avec la question de l’annonce d’une anomalie fœtale ou d’un handicap à la naissance offre une riche potentialité clinique que cette hypothèse tente d’exprimer : l’intensité et la métabolisation du choc de la révélation aux parents d’une anomalie réelle, de la plus légère à la plus lourde, dépendront, en partie, de la nature et du devenir de leurs résurgences psychiques anténatales dont les craintes de malformation sont un des témoins privilégiés. Aussi, se demander si les parents disposent pendant la période de la grossesse d’un lieu propice à l’accueil et à l’élaboration préventive de cette angoisse, en particulier sous sa forme automatique, paraît primordial. La responsabilité de tous les soignants du prénatal consultants, animateurs de groupes de préparation à la naissance et la parentalité3…- est évidente en ce domaine mais on peut appeler de ses vœux une sensibilisation particulière des échographistes à cette double face de l’angoisse de malformation. L’expérience de groupe Balint d’échographistes s’impose à mon sens comme une des voies les plus prometteuses en ce sens.
5 – Pour conclure
Pour finir et ramasser mon propos, j’aimerais évoquer le diagnostic anténatal aujourd’hui comme un rituel au milieu du gué, hésitant entre une fonction symbolique structurante et déstructurante, oscillant entre étayage culturel et obstacle iatrogène. Le rituel créatif c’est celui que nous décrivent les anthropologues. Le rituel morbide, c’est celui de la sémiologie psychiatrique. Le premier est animé par une fonction organisatrice de transitionnalité et de liaison, il offre un moyen d’élaboration des angoisses archaïques, des conflits ou des excitations traumatiques et aide à la construction du sujet en interaction avec l’environnement. Mixte d’affect et d’intellect, un rituel symboliquement efficient a un pouvoir de liaison individuelle et sociale dont l’immense paradoxe est de reposer sur la traversée d’une désorganisation transitoire féconde entre le dedans et le dehors. Les rites de baptême, par exemple, prototypes des rites de passage, ont été décrits comme des bains d’indifférencié d’où l’on ressort mieux différencié. Arnold Van Gennep a nommé « marge » cette indifférenciation transitoire. Elle représente l’épicentre de la séquence rituelle : séparation / marge / intégration.
Dans sa version psychopathologique, le rituel individuel et social est un cadre symptomatique, révélateur d’une grave crise. Le contexte de la névrose obsessionnelle donne en effet à voir magistralement une version pathologique individuelle des rituels détournés de leur fonction organisatrice. Rempart contre l’angoisse invasive, ils envahissent la vie quotidienne et peuvent paralyser la vie sociale. Ils prennent un sens de prévention systématique pathologique en rupture avec une acuité anticipatrice raisonnable à l’égard de l’environnement.
Je crois que le diagnostic anténatal valse-hésite aujourd’hui entre la définition du rituel anthropologique et du rituel psychiatrique. Et au fond, ce malaise individuel et sociétal à l’égard du diagnostic anténatal est crucial pour notre débat car il mérite d’être lu comme le premier chapitre prénatal du livre des positions à l’égard du handicap à tous les âges de la vie. Pour que le diagnostic fœtal devienne un rituel de passage et s’écarte de la ritualisation obsessionnelle de fermeture, trois conditions au moins s’imposent :
- le sens vécu et partagé du rituel doit être l’objet d’une symbolisation commune entre parents et professionnels, condition sine qua non d’une « efficacité symbolique » partagée. Aujourd’hui dans les maternités, la qualité éthique de la négociation d’un authentique consentement éclairé (Séguret, 2004) des procédures de diagnostic anténatal et l’investissement des stratégies de préparations individuelles, conjugales et groupales à la naissance dédiées précisément à ce sujet, représentent deux marqueurs parmi les plus fidèles de la qualité en présence ;
- les opérateurs professionnels du rituel méritent de bénéficier d’un espace de réflexion (Groupe Balint) où les attentes et la dynamique défensive de chacun des acteurs en présence seront mises en récit et réfléchies ;
- la violence de la traversée de la « marge » de la transparence psychique transitoire de la grossesse et de son amplification avec le diagnostic fœtal doivent être reconnues et contenues. De nouveau, les propositions individuelles, conjugales et groupales de préparation à la naissance et à la parentalité sont essentielles dans cette perspective.
En l’absence de ce contexte bénéfique, la rencontre diagnostique ne pourra prétendre répondre positivement à la définition structurante du rituel favorisant l’élaboration individuelle et sociale de la précarité ontologique de la marge conceptionnelle frayant entre la mort, l’informe et le monstrueux du handicap. En l’état, ce statut de rituel séculier constructif du diagnostic anténatal est donc à envisager comme un objectif collectif à atteindre. L’objectif de ces pages est, finalement, de soumettre l’idée dans l’agora professionnelle et, plus largement communautaire, que les réponses aux questions cliniques, éthiques et politiques apportées au diagnostic anténatal représentent un miroir fidèle des réponses familiales, institutionnelles et sociétales données ultérieurement au sujet handicapé.
Notes
- La mesure de la clarté nucale est une technique échographique d’estimation du risque de T21. La clarté nucale se situe au niveau de la nuque du fœtus. Elle est due à un petit décollement entre la peau et le rachis et correspond à une zone dite anéchogène (c’est-à-dire qui ne renvoie pas d’écho lors de l’examen). Tous les fœtus présentent une clarté nucale au cours du premier trimestre, mais cette dernière disparaît ensuite.
- Le DPI consiste à rechercher certaines anomalies génétiques sur des embryons obtenus par Fécondation In Vitro (FIV). Les embryons non porteurs de l’anomalie sont transférés dans l’utérus et les embryons atteints sont détruits. Le DPI est utilisé pour les couples ayant un risque très important de transmission d’une maladie génétique grave (myopathie, mucoviscidose…), à condition qu’un diagnostic génétique soit possible.
- Les recommandations de l’HAS sur une préparation à la naissance et à la parentalité inaugurée par l’entretien précoce prénatal vont dans ce sens dans la mesure où une obligation éthiquement iatrogène ne vient pas invalider la stratégie préventive prévenante.
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