Penser, c’est penser à deux. Yves Aulas et Levinas
Dossier

Penser, c’est penser à deux. Yves Aulas et Levinas

Je vais laisser une large place, dans la présente intervention, à la parole d’Yves Aulas, atteint d’un handicap mental, que j’ai rencontré en travaillant comme volontaire au sein de l’association l’Arche à Lyon. Penseur autodidacte, Yves Aulas dit de lui-même « Je suis handicapé mental, mais je réfléchis ». Lecteur du philosophe Emmanuel Levinas que je suis, mon propos se situera dans l’optique de son éthique de la parole d’après laquelle toute parole «sur» est avant tout une parole «avec». Cet exposé ne sera donc pas un exposé sur Yves Aulas, mais un exposé avec Yves Aulas et sa parole propre. Ayant vécu à travers la collaboration avec Yves Aulas l’expérience d’une pensée qui ne se peut que comme pensée à deux1, je défendrai l’idée qu’il n’y a pas de pensée sans interruption par la présence de l’interlocuteur. Autrement dit, on ne pense pas si on ne donne pas la parole à l’autre. Et afin d’insister sur cette idée de pensée comme interruption par l’autre, je me permettrai de l’inscrire dans la forme même du présent exposé. La cohérence de mon propos qui est inévitablement un propos théorique, c’est-à-dire un propos qui thématise un objet, se verra interrompue par la lecture et l’interprétation d’un choix de textes d’Yves Aulas. Mais pourquoi faire revivre une parole qui est désormais arrêtée et fixée à l’écrit ? La raison en est simple et c’est Emmanuel Levinas qui nous la donne. « L’écrit – c’est l’absence du penseur, la lettre. La pensée est en lutte avec la lettre.» (Œuvres, tome I, p. 456). Dans cette optique, le discours oral est la plénitude de tout discours et la pensée est indissociable de la parole. J’y reviendrai plus bas. Dans tous les cas, il est important de faire entendre la parole d’Yves Aulas et d’éviter que mon exposé se contente de se produire comme un monologue sans oreilles. Avant d’entrer dans cet exposé, je tiens à préciser qu’il s’agit davantage d’un témoignage d’une rencontre et d’une tentative de penser à partir de cette rencontre. La rencontre avec la singularité d’autrui étant à la fois ce dont on ne peut parler et ce qui donne à penser. C’est dans cette perspective que je me permets de citer abondamment la parole singulière d’Yves Aulas. Commençons par une présentation de l’auteur par lui-même.

La biographie (écrit)2

Je suis né le 4 février 1951. Je suis né à l’hôpital de Grange-Blanche. J’ai toujours été un rêveur. A l’école, j’étais solitaire et je pensais à des théories tout seul. Je travaillais, mais je perturbais les autres. On ne me gardait pas. Les copains me posaient des problèmes et je savais bien y répondre. On se moquait de moi. Quand Papa est mort, tous les ennuis sont arrivés. J’aime bien papa, maman, mon frère, ma sœur et mon cousin italien. On est tous frères, les étrangers aussi, la famille d’abord. Je travaillais au chantier avec papa et à la campagne. Tout ça c’était le paradis. J’ai râté mon certificat d’études, parce que j’étais angoissé. On m’a dit que j’avais le niveau avant. J’ai aussi travaillé dans une usine de biscuits et au C.A.T. Au C.A.T j’ai connu ma copine, Joëlle. Je suis arrivé au foyer de l’Arche le lundi 15 janvier 1990.

Depuis 2007, nous avons mené ensemble toute une série de séances de dictée et d’écriture qui ont abouti à la publication, en 2010, d’une trenteine de théories, c’est ainsi que l’auteur qualifie lui-même ses textes. Mon intervention portera d’une part sur les textes eux-mêmes, ou pour être plus précis, elle se fera avec les textes d’Yves Aulas, d’autre part, elle portera sur le processus qui va de l’oralité de la parole vivante d’Yves Aulas à l’écrit comme trace de cette parole, trace qui implique l’absence de l’auteur. Ce travail d’écriture avec Yves Aulas est parti de la rencontre du visage, comme dirait Emmanuel Levinas, et donc d’une expérience de la singularité absolue qui est peut-être au fondement de toute démarche éthique. Or, dans la mesure où la parole d’Yves Aulas était peu ou mal écoutée, et encore moins entendue, notre travail d’écriture et sa publication a vite reçu une dimension politique, celle du devoir de donner la parole, et une parole publique, à celui qui est exclu du droit à une telle parole. Une exigence éthique et sa transposition dans l’espace public3 sont ainsi au cœur de cette entreprise. Yves Aulas le dit lui-même dans un texte intitulé Introductions aux théories, texte oral qu’il m’a dicté lorsque je lui ai demandé pourquoi il a entrepris ce travail d’écriture de sa pensée.

Introduction aux théories (oral)

Je fais ça pour aller au paradis. Un peu d’autosatisfaction, je fais quand même ça pour marcher droit. Marcher droit pour aller au paradis. On ira tous au paradis. J’ai expliqué hier dans mon résumé qu’on vient du néant, mais qu’on n’ira plus jamais dans le néant. Puisque évidemment, la vie éternelle a déjà commencé. Avant qu’une maman accouche, on était dans le néant, plus maintenant. On n’y sera plus. Donc, il faut savoir évaluer les choses et comprendre que tout le monde a le droit à la parole. Tout le monde a le droit de dire ce qu’il pense. Même si certains on ne peut pas les comprendre. Moi qui comprends pas grand chose, moi je comprends rien du tout, mais je pense qu’il faut comprendre. Il faut accepter. Tout le monde a le droit de dire ce qu’il pense, tout le monde a le droit à la parole. Personne n’est inutile, personne ne sert à rien. Chacun sa spécialité. Tout le monde sert à quelque chose. Tout le monde a le droit d’être heureux sur la terre. Malgré les points de vue, malgré les sentiments pervers, personne n’est bon à rien. Accepter. Savoir rester silencieux pour être accepté. Savoir se retirer pour être accepté. La modestie pour être compris, pour que les gens nous reçoivent. Et un peu de compréhension pour les autres, ne pas les écraser, les laisser vivre.

Le contexte de la genèse des théories étant rappelé, l’essentiel de mon propos d’aujourd’hui sera situé ailleurs. Je me permettrai dans cet exposé de défendre la thèse suivante : mises à part ses dimensions éthique et politique, l’écriture d’Yves Aulas qui se produit comme écriture avec Yves Aulas a une dimension proprement philosophique. Pour être plus précis, je soutiens l’idée que le travail que j’ai pu mener avec Yves Aulas non seulement donne à penser, mais également nous apporte des enseignements sur ce que l’on appelle penser. Je m’explique. L’oralité de la pensée d’Yves Aulas, le fait qu’elle ne peut se développer sans la présence de l’interlocuteur nous disent des choses essentielles sur le rapport entre la pensée et le langage d’une part, et sur le rapport entre l’oral et l’écrit d’autre part. Ces deux problèmes, quel est le rapport entre la pensée et le langage et quel est celui de l’oral et de l’écrit, sont d’après nous des problèmes qu’il faut poser de façon conjointe. Pour ne pas s’y tromper, il ne s’agit pas de problèmes identiques, mais bien de deux problèmes distincts quoique étroitement liés. Nous verrons à l’instant comment ils sont liés. En posant la question de la sorte, nous rejoignons la pensée d’Emmanuel Levinas.

Je citerai à plusieurs reprises, dans cet exposé, ses Ecrits de captivité, publiés après sa mort, en 2009. Voici en quels termes Levinas expose la thèse que nous faisons nôtre et selon laquelle la pensée ne précède pas son expression dans le langage, mais elle est langage. « En réalité ma pensée contient avant tout mon rapport avec autrui (…). Je suis dans la pensée – non pas parce que c’est une activité qui implique un auteur, mais parce que en pensant je dis ma pensée – c’est-à-dire parce que je suis entré en relation avec l’autre – parce que j’ai brisé mon intériorité. Ce n’est pas en écoutant que j’ai été en relation avec l’extériorité, mais déjà en pensant. Penser -avoir conscience- n’est pas être pour soi ni en soi, ni en dehors de soi -mais pour l’autre. Dans la mesure où penser, c’est procéder par question et réponse.» (Œuvres, I, p. 357) Il faut immédiatement préciser que si l’on prend au sérieux cette idée de la brisure de l’intériorité, le terme autodidacte que j’ai employé plus haut à propos de l’instruction d’Yves Aulas est stricto sensu une contradiction dans les termes. Car la pensée ne peut se passer du rapport à un interlocuteur. La pensée est ce rapport. Yves Aulas n’est donc pas à proprement parler un penseur autodidacte, même s’il dit qu’il a pensé à des théories tout seul, mais plutôt un penseur qui n’est pas allé à l’école.

S’il n’y a donc pas de pensée sans interruption par la présence de l’interlocuteur et si, en même temps, les textes d’Yves Aulas, malgré leur fixation à l’écrit, donnent à penser, c’est que, paradoxalement, ils contiennent une interruption de l’ordre de l’écrit. Cette interruption est en quelque sorte inscrite en eux. Et le sens de notre propos consiste à montrer comment. A la manière d’une parole orale, où l’interlocuteur co-produit le sens de la parole de celui qui parle, les textes d’Yves Aulas sollicitent directement le lecteur afin qu’il participe à la production du sens du texte. Autrement dit : la sollicitation de l’interlocuteur, voire du lecteur, est une manière de remettre en question le sujet parlant et sa prétention à constituer le seul principe de la signifiance de son discours et par là, une manière de mettre en cause la possibilité d’un discours mono-logique. Or, et par là nous revenons à notre thèse selon laquelle la pensée est un rapport avec l’extérieur, ce décentrement du sujet parlant dans les théories, va de pair avec un recentrement sur l’instance relationnelle comme origine de la signifiance de tout discours, donc y compris du discours théorique. Si ce constat ne peut s’appliquer à tout discours théorique, il concerne tout au moins un discours théorique ouvert à l’interruption qu’est celui d’Yves Aulas. Peut-être faut-il préciser que lorsque je dis théorie, j’entends par là le sens le plus général et à la fois le sens étymologique de ce terme, à savoir l’observation ou la contemplation d’un objet. Autrement dit : la théorie en tant qu’observation ou contemplation est par définition pratiquée par un sujet qui observe ou contemple un objet sans forcément remettre en question l’activité qu’il exerce sur son objet. Quant à la philosophie, elle est bien évidemment une forme de théorie. Mais en même temps, elle n’est pas une pure théorie, puisqu’en elle s’opère un dépassement de l’ordre de la théorie. La philosophie pourrait ainsi, paradoxalement être définie comme l’unité de la théorie et de son dépassement. Je m’explique. L’originalité de la philosophie, du moins de la philosophie à la manière de Levinas et d’Yves Aulas, c’est d’être une théorie sans cesse interrompue par le souci de l’autre, ce souci de l’autre étant l’essence du langage et de la pensée. C’est ainsi que Levinas définit la philosophie non pas, traditionnellement, comme l’amour de la sagesse, mais comme sagesse de l’amour, au service de l’amour et qu’il affirme que le dédire du dit est sa méthode propre. En cela, Yves Aulas est levinassien et la conviction que « ma propre pensée me vient de l’extérieur » (Œuvres, I, p. 458) n’est pas pour lui seulement une idée ou une théorie parmi d’autres, mais elle joue le rôle à la fois du principe et de la méthode de son écriture. Nous verrons plus bas comment mon rapport à l’altérité peut être à l’origine d’une méthode de composition d’un texte. L’idée que « penser, c’est penser à deux » est ainsi mise en œuvre dans les théories et cela à plusieurs égards.

Premièrement, l’écriture de l’auteur des théories est rythmée par des percées interpersonnelles du discours impersonnel qu’est celui de la théorie. Citons des exemples. La question « ça te va ? » concluant le texte intitulé L’espoir sur lequel s’achève le petit film sur Yves Aulas, s’adresse à la fois à l’auditeur présent lors de la dictée du texte et au lecteur qui se trouve ainsi explicitement appelé à co-produire le sens du texte lors de sa lecture. Inutile de rappeler que le texte n’a pas un sens donné à l’avance qu’il faudrait décrypter, mais que la lecture constitue une étape du processus du sens lui-même. Le lecteur devient ainsi interlocuteur ! Un autre exemple d’une interpellation directe du lecteur nous est fourni par le texte intitulé La dérive compréhensive. Le texte s’ouvre sur un lieu commun qui énonce en d’autres termes la thèse que nous essayons de défendre dans cet exposé, à savoir que penser, avant de penser à quelque chose, c’est penser avec quelqu’un. Ensuite, procède de ce lieu commun d’autres lieux communs et des considérations théoriques plus ou moins cohérentes. Et enfin, le texte s’achève sur une question adressée directement au lecteur-interlocuteur, question qui remet précisément en question la théorie et celui qui l’écrit et invite l’interlocuteur à prendre part au sens du texte.

La dérive compréhensive (écrit)

Savoir comprendre, c’est savoir aimer. Il faut chercher plus loin. Plus loin, dans les astres. Le moyen de locomotion est primordial pour dépasser la vitesse. L’attitude différente et catégorique de la progression. L’imagination dérive. La sophistique est prioritaire. Le calcul mental est bon pour le système nerveux. On y arrivera demain. Si on abandonne aujourd’hui, on fera demain. La dérive n’exclue pas la compréhension. L’événement final, c’est le commencement millénaire. Un chantier naval n’a pas de base. Une base n’a pas de forme. Une base carrée, c’est autre chose. Je pense qu’il faut accepter les autres comme ils sont. C’est bon ?

Je propose, à la suite d’Emmanuel Levinas, d’appeler ce rapport à autrui constitutif de ma pensée, signifiance éthique. Si l’on se pose la question de l’articulation qu’il y a entre l’ordre de l’éthique qui est explicite dans le texte cité dans la question « c’est bon ?» et l’ordre impersonnel de la théorie qui parle pour ainsi dire tout seul, comme si autrui n’était pas devant moi et comme si le sujet parlant n’était pas un je unique, nous avons évoqué plus haut, le rapport d’interruption, de brisure, voire celui de percée. Nous avons même défini la pensée en tant que telle comme l’interruption de mon discours par la présence d’autrui. Levinas parle à ce propos d’une alternance entre un je unique qui est celui de la signifiance éthique, celui qui se soucie d’autrui et un je universel, qui est le sujet dans la théorie, le corrélatif d’un objet. Cette alternance se produit dans le texte philosophique en tant qu’il constitue un système ouvert à l’interruption par la présence d’autrui. « Ce je, certes, dans le présent exposé même, se fait déjà universel, mais universel dont je suis capable de penser la rupture, et l’apparition du je unique devançant toujours la réfléxion qui, de nouveau (…) viendra m’enfermer dans le concept, dont à nouveau je m’évade ou suis arraché.»(AE, p. 218) C’est ainsi que nous pouvons affirmer que dans les théories alternent présence et absence de l’interlocuteur, ainsi que je unique (qui détient son unicité de son rapport à autrui) et je universel (qui parle comme s’il n’avait pas d’interlocuteur). Cela dit, le sens de notre propos est de montrer qu’une absence totale de l’autre dans la théorie n’est qu’illusion et qu’en réalité avant de penser quelque chose, avant d’être un rapport d’un sujet à un objet, la pensée est un rapport avec quelqu’un.

Pour Yves Aulas donc, penser, c’est penser à deux, tout d’abord parce que lorsqu’il pense, il demande de l’aide à son interlocuteur. Et nous revenons ainsi à la question initiale, à savoir à celle du rapport entre la pensée et le langage. Dans la mesure où penser, c’est procéder par questions et réponses, nous ne pouvons à proprement parler dissocier la pensée et le langage, la pensée se fait dans la parole. Or, si le « discours intérieur » est ainsi une contradictio in adiecto, alors penser, c’est forcément penser avec autrui et il n’est dès lors pas évident de délimiter où finit la question et où commence la réponse. Autrement dit, s’il n’y a pas de discours intérieur, si l’intériorité est toujours déjà brisée, alors la question fait partie de la réponse de même que la réponse fait partie de la question. « Penser (c’est) poser une question à quelqu’un. Toute pensée est langage. Penser (c’est) exprimer une pensée et la question de celui qui écoute fait partie de l’expression de celui qui parle et de celui qui pense. On peut aller par une autre voie encore – à la thèse d’après laquelle la question de celui qui écoute fait partie de l’expression : en parlant de l’insuffisance de l’écrit qui ne peut se porter secours – Elle ne tient pas à la médiocrité de la pensée – car alors la présence de l’auteur n’y changerait rien. Il y a donc une insuffisance dans la pensée arrêtée – dans l’affirmation. Elle est entièrement pensée dans le problème et dans l’aide qu’on demande à autrui.» (I, p. 359-360). Pour revenir à la question du rapport entre l’oral et l’écrit, que nous annoncions proche de celle que nous venons de traiter, la pensée est entièrement pensée à l’oral puisque l’interlocuteur, qui est co-auteur de l’expression qui sort de mes lèvres, y est pleinement présent et ainsi se porte secours à lui-même. A l’écrit par contre, la pensée est arrêtée et l’interlocuteur est relativement absent et donc il est dans l’impossibilité de se porter secours. Nous pouvons le conceptualiser, réduire son altérité au même, en un mot, le médire. En cela, la pensée est bien une lutte contre la lettre qui tue. Cette insuffisance de l’écrit par rapport à l’oral est donc un fait. Néanmoins, et là se situe le sens de notre propos, il existe des modalités de l’écrit qui permettent de mettre en question son insuffisance et ainsi de renouer avec ce rapport originaire avec l’altérité que nous nommons pensée. Dans les théories d’Yves Aulas, cette présence originaire de l’autre est tout d’abord explicite, comme nous l’avons montré plus haut, dans les invocations de l’interlocuteur.

Pour conclure, nous voudrions évoquer que cette prise en compte de l’interlocuteur est présente dans les théories également à un niveau en quelque sorte encore plus profond. Le souci de l’autre ne se limite pas ainsi à un thème, comme c’est le cas par exemple si nous considérons la reprise du lieu commun « Savoir comprendre, c’est savoir aimer.», ni à la simple interruption de l’exposé par une invocation du lecteur, comme c’est le cas dans les questions « ça te va ?» ou « c’est bon ? » qui ouvrent la théorie à la pensée comme pluralité des penseurs. Mis à part ces deux points indiscutables, l’originalité de l’écriture d’Yves Aulas réside dans le fait que la signifiance éthique, la pensée à deux, oriente jusqu’à la composition de ses textes. Le travail d’écriture que j’ai pu mener avec Yves Aulas atteste ainsi que la pensée considérée comme mon rapport à l’extérieur et au seul être qui peut m’être pleinement extérieur, c’est-à-dire à autrui, précède tout rapport d’un sujet universel à un objet dans la théorie. Le texte que vous allez entendre dans un instant commence par la présentation d’une théorie, la déformalise par la suite et montre que le problème théorique qu’elle évoque est sous-tendu par la concrétude d’une question éthique. Ce texte, intitulé L’évolution totale, est donc parfaitement fidèle à l’acception levinassienne de la philosophie, dans la mesure où la « sagesse » est ici précisément « au service de l’amour ». Dans le dernier texte que nous vous proposerons en guise de conclusion, il y va également de sagesse et de rapport à autrui, mais cette fois-ci dans une perspective plus large, celle de la vision aulasienne de l’humain. Son titre est Arguments divers.

L’évolution totale (oral)

Le principe de Descartes, c’est l’extrémité de la logique gouvernée par Dieu. La perpendiculaire d’une autre perpendiculaire, c’est une parallèle. Tout est logique. Tout est symétrique. Tout se transforme. Rien ne disparaît. Quand on dit qu’un corps plongé dans l’eau est perdu, c’est une blague, parce qu’il est mort. Mais tout se transforme, rien ne disparaît. Quand on fait une bêtise, malheureusement, les gens ils répètent tout. Puisque tout ce qu’on fait, tout ce qui se passe, ça revient toujours à la surface, comme le bouchon. Pour moi, ce sont des balances, pour moi, c’est des hypocrites. Parce que moi aussi, je fais des bêtises, comme tout le monde, mais je dis pas toujours ce que je fais et quand quelqu’un fait des bêtises, je n’irais pas dire monsieur, monsieur, pour moi, c’est encore pire, ça. C’est encore pire, parce qu’il se sent le dernier de tous. Un autre le dénonce, il se sent complètement écrasé. Il sera encore pire. Avant de revenir à la surface, il sera encore pire. Ça me paraît vraiment traître de dire monsieur, il a fait une bêtise. Moi, j’agresse les autres, mais je ne les dénoncerais pas. C’est plus humain.

Arguments divers (oral)

Le rire, c’est le propre de l’homme. Il suffit de l’humour pour apporter de la bonne humeur aux gens. Parce que la maturité, c’est l’humour. Je pense que chacun a droit à être aimé, chacun a le droit d’être accepté, quelle que soit sa différence. Si on n’avait pas un système rusé, si on n’était pas manipulateur, absolument rien du tout, on ne pourrait même pas vivre, ni même penser, ni même exister. S’il n’y a pas manipulation, ça tomberait au néant, néant qui n’existe pas. Pour empêcher le néant, il faut toujours un peu de manipulation. On ne peut pas avoir ses propres moyens, puisque ses propres moyens sont déjà pleins de manipulation. C’est la géométrie. C’est l’intuition. La logique. Pas jusqu’au principe de Descartes, parce que le principe de Descartes, l’extrémité de la logique gouvernée par Dieu, c’est pas l’absolu, c’est pas la totale, mais presque. Si on n’avait pas l’intuition, on n’était pas manipulateur, on ne pourrait ni vivre, ni penser, ni exister. On sort du néant, mais on n’ira plus jamais dans le néant. La vie éternelle a déjà commencé. Jésus a dit : tendez l’autre joue à ceux qui vous ont fait du mal. Peut-être pas l’autre joue, mais quand on vous fait quelque chose de mal, il ne faut pas être rancunier, il ne faut pas en vouloir aux autres. Qui pardonne, pardonnez 7 fois, 77 fois, 717 fois, il faut pardonner toujours à son frère. Il faut, c’est une base, c’est une base comme une autre le rire. C’est une base parmi les autres. Parce que l’évolution totale n’est pas forcément une base. C’est plutôt, ça touche l’éternité. Ça touche le désir de vivre, le désir d’avancer, le désir de pas se sentir écrasé.

Notes

  1. « Penser, c’est penser à deux.» (I, p. 458)
  2. Toutes les Théories d’Yves Aulas citée dans cet article sont extraites de : Aulas 2010.
  3. Nous abordons cette question plus en détail dans Bierhanzl 2011.

Références bibliographiques

Aulas, Y. (2010). « Théories ». In Bierhanzl, J. & Foletti, I. (Eds.), Je ne suis pas fou. La création comme relation à l’autre (pp.). Lyon: Chronique sociale.

Bierhanzl, J. (2011). « Ethique et institution dans les théories d’Yves Aulas ». In Mazen, N.-J. & Ancet, P. (Eds.), Ethique et handicap (pp.). Bordeaux: Les Etudes Hospitalières.

Levinas, E. (2004). Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Paris: Le Livre de Poche.

Levinas, E. (2009). Œuvres 1. Les carnets de captivité. Paris: Grasset/Imec.

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