Psychananalyse et psychothérapie : où est le débat ?
Dossier

Psychananalyse et psychothérapie : où est le débat ?

Nous sommes partis d’une question aussi ancienne que la psychanalyse, celle de l’unicité ou de la diversité des pratiques psychothérapiques qui s’en réclament. Grâce aux nombreux contributeurs qui ont répondu favorablement à notre appel, nous avons pu dresser un panorama actuel de cette diversité et de l’acuité des divergences qui animent plus que jamais le champ de la pratique et des références théoriques. En se détachant de l’hypnose et, moins explicitement, de la thérapie morale, la psychanalyse a très tôt rencontré la question de l’extension de ses applications et d’une certaine flexibilité de sa pratique. Freud introduisit en 1918 la métaphore de l’alliage de l’or et du cuivre et a rapproché à cette occasion le cuivre de la suggestion tout en donnant comme exemple la prescription d’une conduite contra-phobique. Au cours des années 1920 et 1930, il fut surtout question de l’application de la psychanalyse à l’enfant et à des pathologies variées, dont les psychoses et les anomalies sévères de l’organisation de la personnalité. Des variantes techniques ont été proposées, en particulier celle bien connue de Ferenczi, qui se heurtèrent aux orthodoxies régnantes des écoles de Londres et de Vienne. Après la Seconde Guerre mondiale, ce fut l’expansion des psychothérapies d’orientation ou d’inspiration psychanalytique, destinées à répondre aux demandes du plus grand nombre, démarche développée surtout aux États-Unis et qui reprenait la question soulevée par Freud en 1918. Aujourd’hui, le déclin de la popularité de la psychanalyse, la concurrence des thérapies d’autres inspirations, mais aussi la croissance du nombre de praticiens qui étaient initiés à la psychanalyse ont eu le double effet d’une réduction des demandes d’analyse proprement dites et d’une large extension de pratiques inspirées ou tenues pour variantes de la « cure-type ». À la psychanalyse « allégée » a ainsi fait suite la psychanalyse dite compliquée.

Le débat continue. Mais comment ? Le risque est grand de céder à la polémique pour tenter de dépasser le débat. L’inconvénient de formules telles que « ce n’est pas de la psychanalyse » ne tient pas à la vivacité du propos mais au fait qu’elles contournent trop aisément le principe de l’existence même de ce que l’on souhaite exclure. On attend d’un débat non pas qu’il écarte la différence, mais qu’il l’intègre ou la reconnaisse.

Dans le champ de la psychanalyse comme dans celui des autres sciences de l’esprit et plus largement de l’action humaine (Lacan), la complexité des éléments observables, de leurs relations réciproques, tant comme objets de connaissance que comme pratiques de communication intersubjectives, nous invite à des choix et à des hypothèses multiples. Il s’agit d’options, de stratégies d’emploi, dont la diversité, voire l’opposition, nous aident à mieux connaître la complexité du domaine de référence. L’opposition entre débat et polémique n’est donc pas une question de courtoisie. Elle n’est pas simple invitation au respect mutuel. Elle tient à un principe épistémologique. Doit-on, comme dans les sciences de la nature, se fier à la seule logique de l’évidence mais reconnaître que dans le domaine de la psychanalyse comme dans ceux du politique ou de l’éducation des voies divergentes, parallèles ou croisées traversent le champ du savoir et de l’action ? C’est dans cet esprit que nous proposons d’entendre les contributions qui ont nourri le débat.

Mais comment conclure puisque par nature la controverse peut demeurer sans fin. Il est tout aussi fondé de déclarer que la psychothérapie psychanalytique n’existe pas que d’affirmer le contraire. La lecture des textes montre bien à quelles logiques obéissent les deux assertions, quels éclairages elles privilégient, quels risques et quels avantages elles trouvent dans l’un et l’autre point de vue. D’autant plus que lorsqu’on imagine une situation clinique, le différent cède la place à des écarts de pratique et à des options que la pragmatique des cures individuelles permet de nuancer. Cela ne veut pas dire que les pratiques cliniques sont les mêmes mais signifie que les différences résultent d’options théoriques et pratiques compatibles. Est-il alors légitime de tenter une synthèse à partir des différences ? Parlerions-nous aujourd’hui du cuivre comme Freud en parlait, et d’autant que durant des années, les traductions françaises mentionnait le plomb au lieu du cuivre ? À la limite, on pourrait procéder à des classements et à des regroupements variés. Opposera-t-on unicistes et pluralistes ? Mais à d’autres points de vue (l’appartenance à telle ou telle institution, telle ou telle génération par exemple), convergences et divergences ne sont plus les mêmes. Les points d’accord sont-ils plus nombreux qu’il y paraît ? Sans doute, mais est-il plus intéressant de les souligner que ceux de désaccord ? La référence à l’après-coup ou celle au contre-transfert semblent « croiser » d’autres critères de jugement. Mais qu’en conclure à partir d’un si faible échantillon ? Nous sommes en présence d’un mycélium – d’un réseau à multidimensions – dont nous devons tout simplement respecter la complexité.

Je me risquerai pourtant à proposer une conclusion. S’il n’y a pas de réponse univoque aux questions posées, ce n’est pas seulement dû aux différences entre des praticiens, mais cela tient au fait que la pratique psychanalytique elle-même est matière à débat. C’est en ce sens que j’ai plaidé pour un continuum, non bien sûr pour gommer les différences mais au contraire pour les rendre plus visibles. Il s’agit, me semble-t-il, d’un continuum qui sous-tend une articulation dialectique entre deux formes d’écoute que je me propose d’appeler le psychanalytique et le psychothérapique.

Le terme « cure-type » n’est pas aussi sot qu’il y paraît. La cure-type est un modèle. C’est celui que le psychanalyste offre à un requérant, « à prendre ou à laisser », oserait-on dire, en n’oubliant pas que si le psychanalyste sait ce qu’il offre, le patient n’en sait rien, à moins que, initié voire engagé, il sait qu’il faut passer par l’expérience-type de la psychanalyse. Lorsque le psychanalyste dit au patient : « Ce que je vous propose est une psychanalyse et rien d’autre », il s’affiche comme garant d’un modèle. Beau déni que de s’insurger contre le sujet « supposé savoir ». L’engagement dans la cure-type implique de la part du psychanalyste qu’il tentera de répondre au mieux aux réquisits du modèle, et de la part de l’analysant qu’il se pliera aux exigences techniques du cadre. C’est d’un véritable contrat qu’il s’agit. Les engagements, aussi différents qu’ils soient d’un côté et de l’autre, n’en sont pas moins tout aussi contraignants. Dès lors, le modèle, par l’entremise de son exécutant, va être à l’origine d’un processus à la condition que le cadre qu’il présuppose soit respecté. Le cadre n’est pas seulement le dispositif matériel, c’est aussi le mode de pensée auquel l’analysant est invité, à partir de la règle fondamentale. Il est postulé et soumis de ce fait à vérification, que cet engagement dans le cadre fera découvrir un processus spécifique que la métapsychologie psychanalytique a permis d’identifier (transfert, régression, conflit personnel, contraintes de la sexualité infantile, etc.). Si l’engagement dans la cure-type est lié à une demande de soins psychothérapiques (et dans quel contrat ne l’est-elle pas ?), ceux-ci ne relèvent que secondairement de l’accomplissement de la connaissance des pressions de la réalité psychique, objectif primaire de la méthode. Précisons toujours que du point de vue strictement freudien, toute guérison, dite de surcroît, tient aux effets de dégagement des résistances liées aux conflits pathogènes, et donc du processus attendu plutôt que du cadre lui-même. Notons surtout que la rigueur de ce dernier ne dispense pas d’une certaine souplesse technique. Ce qui déjà présuppose que le clinicien est confronté à des choix dans sa manière d’écouter et d’interpréter le cours associatif de l’analysant.

Arrêtons-nous précisément aux modalités d’écoute associative que développe l’analyste, modalités de co-pensée qui sont largement dépendantes du cadre. L’analyste privilégie une écoute psychanalytique, associative, aussi fidèle que possible à l’enchaînement des pensées de l’analysant. Cette écoute, nous tenterons de la maintenir tout au long du parcours de vie de l’analysant au long de la cure, marqué par une diversité d’investissement, de conflits actuels et d’événements intercurrents. Au mieux, l’analysant intériorise le mode de co-pensée, et par un processus continu de perlaboration devient progressivement son propre psychanalyste, du moins dans le meilleur des cas.
En opposition à ce modèle, à la limite utopique, nous considérerons les psychothérapies psychanalytiques comme l’ensemble des pratiques qui se distinguent du modèle de la cure-type par les engagements du contrat thérapeutique et les modalités de la co-pensée.
Considérons en premier lieu la nature du contrat. La plupart des consultants ne viennent pas pour entreprendre une psychanalyse à proprement parler et ne sont pas prêts à accepter de se plier aux conventions que nous leur proposons pour ce faire. Ils veulent être soignés de ce qu’ils estiment être à l’origine de leur souffrance et de leurs difficultés de vie. Ils s’adressent au psychanalyste et non à la psychanalyse. Ils veulent savoir si nous sommes en mesure de répondre à leur demande le plus souvent aux conditions du cadre qu’ils sont prêts à accepter. C’est l’analyste qui est sollicité et proposera un contrat adapté à la demande, indépendamment des conditions du cadre matériel. C’est notre mode d’écoute qui est ainsi induit, non pas en fonction du modèle de la cure mais en fonction de ce que le patient nous impose. La résistance n’est plus axée sur le processus de la cure mais sur les symptômes. Notre écoute psychanalytique est ainsi déroutée par des demandes qui se succèdent, alternent ou perdurent. Il ne s’agit plus ici de « penser psychanalytiquement » ; il s’agit de confronter notre co-pensée psychanalytique à ces exigences thérapeutiques. La question de fonds concernant la psychothérapie psychanalytique est précisément celle-ci : que requièrent ces exigences thérapeutiques qui nous écartent de l’associativité psychanalytique et comment pouvons-nous les traiter comme des résistances à la cure ? De multiples stratégies s’offrent au thérapeute, en fonction du cas clinique mais aussi en fonction de l’évolution du traitement. Ce qui fonde la nature psychanalytique du travail psychique que nous sommes amenés à développer et à faire évoluer au cours du temps, c’est que l’amélioration clinique ouvre (et non ferme) un processus de co-pensée psychanalytique. L’idéal (l’utopie) serait que la guérison donne accès à la psychanalyse ! Mais le plus souvent, le travail thérapeutique ne suit pas cette voie et nous contraint à des demi-mesures ou à une psychothérapie sans fin.
Psychanalyse compliquée ? Sans doute, mais au prix de débats internes qui à chaque instant obligent le thérapeute à des choix, à des options techniques. Alors que dans la cure idéale, le débat qui occupe consciemment ou non l’esprit de l’analyste est de maintenir le cap vers le modèle de la cure ; dès que nous ne restons pas fixés à ce principe (et c’est déjà un choix initial majeur, source de débats internes), nous nous exposons à des situations de choix « stratégiques », sources de multiples débats cliniques. Les supervisions rendent très sensible cette différence, et l’on pourrait dire également que les supervisions de psychothérapies sont aussi compliquées. Le superviseur doit penser avec la co-pensée du thérapeute sollicité à chaque instant par des constructions, des récits, des explications, des remémorations qui résistent à l’écoute analytique mais ouvrent la voie à des dégagements thérapeutiques. D’où le débat permanent qui occupe le travail de supervision pour mesurer l’impact de telle ou telle stratégie d’écoute et d’interprétation. Résumons les conditions de ces différences. À la constance de l’offre de l’analyste s’oppose la constance de la sollicitation (du patient). À l’extrême, c’est au coup par coup qu’il nous faut agir, donc penser !
Le psychanalyste, dans sa pratique même, est ainsi confronté à une double sollicitation : celle d’une co-pensée associative qui répond au modèle de la cure-type, et celle d’une prise en compte du soin qui répond à la demande du patient et qui sera entendu, par lui comme résistance au processus de la cure, mais dont le « traitement » implique des stratégies diverses. Toute pratique psychanalytique s’inscrit dans un continuum, champ d’une dialectique entre l’approche de la réalité psychique inconsciente et celle des effets des conflits interpersonnels et intrapsychiques.
Ce débat permanent n’est pas sans rapport avec celui qui nous occupe. Mais c’est un débat sans fin propre à la clinique psychanalytique. N’est-ce pas ici la raison, ou du moins une des raisons, qui explique la continuité dans l’histoire du mouvement psychanalytique de la question des rapports entre psychanalyse et psychothérapie psychanalytique ? On devrait alors se demander comment, au fil du temps, cette question a été formulée de manière diverses.
Est-ce dû à des évolutions internes de la pratique ou à des facteurs externes, ou à une intrication des deux ? Que faisons-nous aujourd’hui du minerai dont nous extrayons l’« or pur » de la psychanalyse ? Ce débat continue.

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