Quand la psychanalyse nous aide à accompagner les sujets violents. A partir de quelques concepts clés de l’œuvre de Claude Balier
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Quand la psychanalyse nous aide à accompagner les sujets violents. A partir de quelques concepts clés de l’œuvre de Claude Balier

« Un psychanalyste en prison » c’est ainsi que Claude Balier intitulait un de ses premiers articles sur son travail clinique en milieu pénitentiaire. Cultivant et assumant l’antithèse, ses deux premiers livres auront pour titre Psychanalyse des comportements violents et Psychanalyse des comportements sexuels violents. C’est bien en effet à une psychanalyse des agirs qu’il nous invite en convoquant ces titres provocateurs et paradoxaux et où il théorise la fonction du recours à l’acte comme « ultime preuve d’existence face à un défaut de représentation ».

C’est aussi à une clinique du vide, du clivage et de l’emprise à laquelle il nous propose d’accéder en posant les jalons d’un possible accompagnement thérapeutique de sujets dont la violence, parfois dévastatrice, révèle en écho un traumatisme indicible. Comment faire face à grandes quantités d’énergie ? Comment restaurer une fonction pare-excitatrice grâce à un travail d’équipe qui rend possible l’accès à une esquisse de mentalisation ?

C. Balier a su, inlassablement, nous indiquer à quel point nos patients demeurent primordialement humains. C’est ce que nous pourrons percevoir avec ces patients en acceptant le partage affectif et en donnant toute sa valeur à l’échange de regard à regard. C’est ainsi que le thérapeute pourra aider ces sujets à cheminer, pris dans leur violence individuelle et la diffusion de celle-ci dans la violence institutionnelle. « Il est ainsi difficile de travailler cliniquement avec des individus violents car ils dévoilent notre propre destructivité potentielle qui implique une rencontre traumatique avec soi-même (…). Penser la violence comme si c’était un problème de plus et non un problème constitutif de l’identité nous met sur un faux chemin dans le traitement de la violence » (F. Ansermet).

Cette remarque lumineuse nous semble introduire de manière remarquable la rencontre avec une humanité particulièrement mise à mal telle que Claude Balier l’a professée et mise en pratique autant dans son approche du vieillissement, dans une première partie de sa carrière, que dans son exercice en milieu carcéral, tel qu’il l’a vécu, théorisé et transmis. Elle souligne le risque de ces rencontres et ce qui s’y joue dans une relation thérapeutique dans un univers marqué par la violence.

Psychanalyse et criminologie

C. Balier n’a pas été le premier psychanalyste à se pencher sur la psychocriminogenèse. Un seul texte de Freud aborde véritablement la question de la criminalité après un premier exposé effectué en 1906 sur Les méthodes diagnostiques utilisées en matière judiciaire pour l’établissement des faits. Il s’agit du court texte concernant le criminel par sentiment de culpabilité, publié en 1916 où il explique comment certains individus aux prises avec un sentiment de culpabilité inconscient et trop oppressant en sont venus à commettre un délit dans le but tout aussi inconscient d’être punis (cité par D. Casoni et L. Brunet, Psychocriminologie, Dunod). Par la suite, de nombreux psychanalystes se sont penchés sur le fait criminel, en essayant d’intégrer leurs réflexions dans les cadres proposés par les conceptualisations criminologiques. Labadie (1979, 1995) identifie trois voies de recherche qui aident à se repérer dans les différentes voies que la psychanalyse a empruntées pour revisiter la criminologie.

− La recherche d’un « lieu » à l’intérieur du psychisme marqué par l’absence et l’archaïque. C’est ce qu’a développé Aichhorn, éducateur et élève de Freud, à travers la description du moi défaillant des jeunes adolescents délinquants. Appliquant le modèle de la névrose, il distinguait délinquance manifeste et délinquance latente. Précurseur des travaux sur l’attachement, il estimait que la fragilité de la première relation objectale provoque un état latent qui met le sujet au risque de ne pas être capable de pouvoir différer aucune satisfaction au titre du principe de réalité et faire ainsi le lit des comportements délinquants.

Citons aussi Alexander qui s’est essayé à dégager le rôle du Moi dans l’acte criminel, s’appuyant sur un modèle proche de l’organodynamisme de Henri Ey, et distinguant les groupes criminels en fonction des différents obstacles que rencontre le Moi du sujet. « Alexander et Staub, le médecin et le juriste, (…) soutiendront astucieusement que criminel et justice forment ensemble ce que le névrosé réunit seul dans ses symptômes intrapsychiques : crime et expiation ». (Assoun, 2004). Mélanie Klein insistait, de son côté, dans une même préoccupation localisatrice, sur le Surmoi persécuteur et primitif à l’œuvre dans le psychisme de ces sujets.

− Le rêve d’une organisation psychique qui expliquerait de manière globalisante le rapport interactionnel entre le groupe et l’individu en rendant compte des conduites criminelles est poursuivi par nombre d’auteurs. Selon Labadie, « la délinquance a pu aussi être envisagée (…) comme un rapport spécifique du sujet avec son environnement et ce, à partir de deux concepts, la socialisation et l’identification ». Lagache, dans une sorte de « clinique du travail social » (Labadie,1995) concevait la conduite criminelle comme un ajustement de la personnalité du criminel, la mise en acte d’un conflit de valeurs, qui, en raison de perturbations graves de la relation mère/enfant n’a pu réussir une identification permettant au sujet de s’accommoder progressivement aux exigences des groupes sociaux.

Winnicott situait le fondement d’une organisation anti-sociale dans la perte événementielle de quelque chose qui a été perçu comme bon et indispensable par l’enfant. « Le vol, le mensonge peuvent ainsi tout à la fois devenir l’expression d’un espoir et la demande compensatoire faite à l’environnement ».

− La recherche d’une intériorité, ce dont a rendu compte Freud en étudiant le « criminel par sentiment de culpabilité ». Ainsi, pour Friedlander, les phénomènes délinquants sont en corrélation soit avec une structure caractérielle plus ou moins accusée, soit avec des conflits inconscients divers qui se modulent avec cette structure caractérielle en fonction des individus.

Lacan, dans son célèbre article écrit avec Cenac et présenté au congrès de criminologie de 1950 Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie, rappelle que « les structures de la société sont symboliques ; l’individu en tant qu’il est normal s’en sert pour des conduites réelles, en tant qu’il est psychopathe, il les exprime par des conduites symboliques ». La délinquance serait ainsi « la répétition à travers la biographie du sujet des frustrations pulsionnelles qui se seraient arrêtées comme en court-circuit sur la situation œdipienne sans jamais plus s’engager dans l’élaboration de structure ». Il esquisse ainsi « l’autre scène » du crime comme l’a magistralement exposée Legendre et sa référence au parricide.

C’est dans ce dernier type de parcours que l’on peut inscrire la pensée de C. Balier qui, comme on le verra plus tard, mettra l’accent sur les processus qui conduisent au recours à l’acte. A la différence de bien d’autres, il choisira d’aller à la rencontre des délinquants, là où leur parcours criminel les conduit : le monde carcéral.

La prison comme vécu traumatique

C. Balier a invité la psychanalyse dans le soin psychique en milieu pénitentiaire. Ce n’était pas une mince affaire ! Précurseur, son travail a aussi été fondateur en permettant d’intégrer ce monde particulier dans la réflexion clinique et l’accompagnement psychothérapeutique. Dans un précédent travail (Gravier, 1998), j’écrivais que le monde pénitentiaire est le domaine par excellence d’une clinique du traumatisme : violence de l’acte, rupture dans l’histoire du détenu, mais aussi violence de l’institution. Murs, règles, tensions, surpopulation, promiscuité et rapports de force ont toujours semblé, jusqu’au travail de C. Balier, constituer des obstacles infranchissables pour toute entreprise psychothérapeutique.

Travailler dans une prison, dans une société de droit, implique de facto la reconnaissance que la sanction existe et s’exerce, et, en conséquence que la prison a une certaine légitimité quelles qu’en soient ses insuffisances, les outrances et les violences qu’on peut y trouver. Reconnaître une légitimité ne signifie pas cependant qu’on reste passif lorsqu’on se retrouve dans des situations où l’indignité règne. Pour les soignants, la position de neutralité théorique implique un exercice constant de positionnement dans l’écoute. Indispensable exercice d’équilibriste pour construire une relation thérapeutique sans faire abstraction du lieu où se fait la rencontre.

Chaque soignant peut osciller entre une position empathique qui lui fait tantôt percevoir le patient détenu comme victime d’un système déshumanisant, et tantôt le conduit à rejeter ce même patient comme l’auteur d’un acte parfois monstrueux et qui doit donc subir. La question de la prise en charge des délinquants sexuels prend ici toute sa mesure. Tout soignant travaillant en prison doit donc se poser la question du sens et des limites du soin. En quoi ce soin s’adresse-t-il à l’individu plutôt qu’à l’institution ou à la société ? Ce soin ne prend-il pas le risque de faire taire un symptôme qui pourrait être entendu comme une révolte légitime ? Permet-il, au contraire, au détenu de cheminer dans la confrontation à ses actes et la prise de conscience d’un fonctionnement psychique problématique ? En quoi est-il licite de proposer cette démarche à un détenu qui n’est pas forcément demandeur.

Ces propos, esquissés il y a plus de quinze ans (Gravier, 1998), restent d’une brûlante actualité. Le psychiatre et le psychothérapeute sont maintenant désignés comme les acteurs clés de l’entreprise de prévention de la récidive. S’ils ne sont pas attentifs au sens de leur action thérapeutique, à l’éthique de leur positionnement, ils sont au risque de la confusion quant à la place qu’ils occupent dans le système pénal.

Le cadre pénitentiaire et la rencontre clinique

Dans ce contexte pesant, le travail fécond de C. Balier qui a inlassablement interrogé la violence de ses patients est particulièrement éclairant car il a développé certaines nécessités spécifiques au travail avec ces patients dans ce milieu si difficile. Il insiste notamment, sur l’importance d’un cadre thérapeutique s’inscrivant dans l’institution pénitentiaire, non seulement, comme support thérapeutique mais comme articulation avec le psychisme de nos patients et possibilité d’une médiation apaisante ouvrant à un possible échange avec ceux-ci. Encore faut-il que ce cadre ne devienne pas une contrainte à la parole, à un point tel que celle-ci s’en dévitalise et qu’il ne place pas celui qui doit pouvoir l’écouter en position de persécuteur.

Le travail du thérapeute commence par la restauration de la parole et l’introduction d’une médiation dans le face à face qui oppose le détenu à une histoire brutalement figée. Le plus grand obstacle aux soins est parfois le thérapeute lui-même, trop bienveillant, trop pressé d’aider le détenu à se réinsérer, à se rééduquer, à comprendre ce qu’il pense, lui, avoir compris. Le désir du thérapeute a vite tendance à prendre la place de celui du patient, ici, encore plus qu’en d’autres lieux.

L’objectif thérapeutique majeur d’une équipe psychiatrique tel que C. Balier l’a théorisé dans la première partie de ses écrits peut se décliner ainsi : de quelle façon, par quel moyen, avec quelle qualité relationnelle peut-on intégrer l’énergie des pulsions agressives dans un mouvement de réorganisation du fonctionnement mental que l’on souhaiterait toujours plus riche et plus complexe ? En poursuivant la pensée de C. Balier, créer un espace thérapeutique en milieu pénitentiaire impose ainsi de prendre en compte un triple niveau de lecture et de compréhension de la réalité psychique des patients qui vient articuler 3 cadres : loi, prison, thérapeutique (Gravier, 1998).

Le cadre symbolique est constitué par la dimension légale et réglementaire à laquelle les détenus s’affrontent. Les déficiences dans la structuration psychique s’actualisent dans la transgression répétée consciente ou inconsciente des lois et règlements. C’est à ce niveau que peut souvent se lire ce qui a manqué dans la reconnaissance de l’autre.

Le cadre de vie est le quotidien pénitentiaire avec la brutalité des relations ou parfois la mise en évidence de facultés adaptatives surprenantes. Les multiples entrechocs rendent bien compte de ce qui se joue de colère, de difficultés dans l’expression des affects, voire de vécus régressifs et infantiles dans des rapports interpersonnels où, a priori, n’intervient pas directement une dimension thérapeutique. Cependant l’observation de ce qui s’y joue a valeur de témoignage de la répétition de ce qui a rendu impossible les processus de socialisation et d’élaboration des conflits.

Le cadre thérapeutique est selon Bleger le dépositaire de la partie la plus archaïque de la personnalité. En présence d’identités morcelées, emergeant violemment dès que surgit la frustration, le cadre est ce qui va faire médiation, tampon, ce qui va accueillir la violence psychique niée par celui-qui s’y trouve pris. Cette violence, éjectée par l’agir, est majorée par la souffrance abandonnique qui tapisse l’inconscient de nos patients agissants. Le cadre doit être alors suffisamment consistant et solide pour apaiser celle-ci alors que le patient vit dans la crainte de sa réactivation. « Il faut en quelque sorte un cadre vivant à l’intérieur d’un cadre patent, tangible, énoncé. C’est répété à un niveau intime ce que j’ai appelé le double cadre : celui du droit, du monde carcéral avec lequel nous devons entretenir des relations saines, et celui du monde thérapeutique, centré sur la vie personnelle du prisonnier-patient » (Balier, La violence de vivre, p.95, 2007)

Identifier cette articulation entre les trois cadres permet d’aider nos patients à vivre leurs émotions de manière moins mortifère en les aidant par une incessante mise en mots, des mots qui ne seraient plus alors des projectiles (les éléments bêta de Bion) en les aidant aussi à s’affronter à ce qui leur fait le plus peur, à savoir leur effroyable vide psychique intérieur.

C’est dans le prolongement de cette logique d’articulation entre les cadres que Ciavaldini théorisera, à propos du soin aux pédophiles la notion d’environnement thérapeutique reposant « sur un système d’intercontenance des cadres : thérapeutique, judiciaire et social » permettant de faire naître la fonction tiercéisante qui fait défaut chez ces sujets (Ciavaldini, 2006). Dans ce dispositif tel qu’il le décrit, « chaque intervenant tient une place singulière en relation avec le cadre dans lequel il exerce, mais transmet et reçoit des informations chargées d’affect… »

Selon Ciavaldini (2003, 2009), l’intercontenance des cadres rend possible le travail thérapeutique en permettant au regard de donner une existence humaine à ce qui n’était jusque-là que du domaine de la représentance au sens neurologique. Reconnaître cette intercontenance c’est accepter que chaque professionnel n’est qu’un parmi d’autres, c’est-à-dire qu’il ne peut déployer sa propre écoute que parce que d’autres professionnels existent aussi dans cet espace. « Ce qui est réverbéré c’est l’existence d’un autre dans un autre cadre lui même en relation avec un autre dans un autre cadre et ainsi à l’infini…. » (Balier, La violence en abyme, p. 369, 2006). C’est ainsi que ce qui fera support d’identification pour le sujet est ce qu’il perçoit de la position empathique de l’équipe soignante (Ciavaldini, 2009).

A partir du contexte pénitentiaire, la pensée de C. Balier nous a conduit à envisager comme possible, sinon nécessaire, le soin psychothérapeutique en appui sur un contexte plus large où chaque acteur social tient sa place structurante dans le cheminement possible du sujet. Il a été ainsi parmi les premiers, en France du moins, à oser ainsi une position hérétique qui autorise à travailler dans l’obligation de soin dans une perspective, non pas de contrôle social, mais authentiquement psychothérapeutique.

Prison et psychopathie

La prison est le monde de la psychopathie. Celle-ci donne à voir un contour bien flou, auberge espagnole de la violence, qui échappe à rendre compte, en dehors de la scène médiatique, de ce qui se joue dans ce débordement d’excitation qui envahit les écrans et les représentations et qui produit des sujets fous dans leur violence, peu accessibles au soin tel qu’on le conçoit et qui naviguent entre psychose et perversion. Ce sont ces patients que se renvoient psychiatres et hommes de loi. Trop inadaptés pour jouer le jeu de l’institution pénitentiaire, trop violents et surtout trop au fait des règles et de la manière de les pervertir pour être susceptibles d’être considérés comme ayant perdu leur discernement. Trop révoltés et dans l’acte pour être susceptibles d’émettre une quelconque demande. Parfois délirants, souvent antisociaux, d’une violence inquiétante, beaucoup de sujets que nous rencontrons dans les prisons suscitent rejet et surtout incapacité des uns et des autres à s’en occuper.

Ils se trouvent dans un entre-deux, entre délinquance et pathologie qui les rend, le plus souvent, incapables de s’engager dans un quelconque traitement hors de situations aiguës ou d’un cadre comme celui que peut proposer le milieu pénitentiaire. Le trouble grave de la personnalité se retrouve au voisinage de l’expérience délirante, sans que celle-ci s’organise en destinée comme dans la schizophrénie. (Gravier, 2002). Nous sommes dans ce que Zagury appelle les « expressions déconcertantes de la violence pour le clinicien » en rappelant le livre de R. Melloy sur les psychopathes qui s’interroge sur l’échec de l’internalisation comme source du fonctionnement mental psychopathique. Ce trouble n’est-il pas en train de devenir la norme, questionnent ces deux auteurs ? Il subsiste cependant bien des interrogations quant à la réalité clinique de l’entité psychopathique qui ne se définit plus actuellement que par un score à une échelle d’évaluation, la Psychopathie Check List (Gravier, 2013).

Notre clinique se teinte, qu’on le veuille ou non, de cette interrogation qui conduit à nous demander devant chaque passage à l’acte : sommes-nous dans notre registre d’aide et de compréhension ? Ces sujets sont-ils accessibles à une entreprise thérapeutique ? Si la question se pose, parfois en termes académiques, au prétoire, elle revêt une actualité cruciale au sein des établissements pénitentiaires. La pression, la violence des projections, le clivage à l’œuvre dans les rapports quotidiens nous place dans une logique de survie où la principale exigence devient de remettre de la pensée là où le système ne devient parfois plus qu’un immense passage à l’acte.

Comment nos interlocuteurs n’y perdraient pas leur entendement face à de « vrais » malades que la violence ou la désinsertion fait refuser des structures de soin psychiatriques ou face à des détenus qui savent à merveille faire perdre tout repère ou dénier leur propre humanité comme celle de ceux à qui ils s’adressent ? C. Balier loin de tenir les sujets désignés comme psychopathes comme inaccessibles à toute entreprise thérapeutique, à partir de son expérience pénitentiaire donne des pistes précieuses pour aborder ces sujets qui ne supportent pas « la communication des affects (…) pourtant nécessaire pour accéder à un véritable travail de mentalisation ». (Balier, 2005, p.151). Toutes ses stratégies thérapeutiques se tisseront autours d’une compréhension renouvelée de l’agir de ces sujets en s’attachant à en comprendre le régime pulsionnel à travers l’étude de rêves d’angoisse qui signent la faillite de l’élaboration psychique et des phobies primaires. Les études cliniques qu’il propose dans son premier livre sont à cet égard particulièrement éclairantes, témoignant d’une grande finesse clinique.

Ainsi prise en compte de la fonction d’objet externe, restauration de la continuité narcissique et travail en équipe permettront d’offrir l’espace thérapeutique permettant au sujet d’entrevoir la possibilité d’un plaisir du fonctionnement psychique (Balier, 1988).

Une psychanalyse des agirs

C. Balier a rencontré et pensé sa clinique, au-delà des récits biographiques ou des reconstructions a postériori, dans le cadre d’une pratique active en milieu pénitentiaire en organisant son équipe autour d’une réflexion psychanalytique unifiante face à la violence emprisonnée. Le principal apport de C. Balier est d’avoir pensé ces situations en termes de processus qui renvoient à une vision économique plus qu’à une vision topique de ce qui rend compte du fonctionnement psychique du sujet.

Tout au long du travail avec ces patients, c’est à de grandes quantités d’énergie que les thérapeutes sont confrontés, celles-ci se diffusent comme autant d’attaques contre les liens, de destructivité ou d’agirs. De là, l’intérêt pour les processus qui sous-tendent les contenus plutôt que pour ceux-ci, eux-mêmes peu exploitables par des interprétations en raison même du défaut d’objets internes, C. Balier souligne la prévalence de « La défense par le clivage du moi étayé par un déni de réalité donne un sens aux manifestations comportementales si effrayantes de nos patients en prison » (Balier, 1998). Le clivage est ici plus radical que partout ailleurs, capable de mettre totalement de côté la partie du Moi la plus fragile, donc la plus violente, celle qui risque d’être exposée à une souffrance intolérable : celle du vide (Balier, 1996).

On sous-estime trop souvent la violence du clivage qui donne toute sa puissance aux processus de destructivité qui ravagent les équipes et se diffusent dans les institutions en rendant souvent impossible la mise en mot de la violence des patients. Loin d’éviter d’y être confronté, pour C. Balier, l’intérêt de l’analyste doit insister sur ces processus conduisant à la naissance de l’objet. Il nous indique qu’il y a un champ à découvrir, en-deçà même des pulsions (La violence de vivre, p.82). Point de vue repris par A. Green, « la pulsion tend à la satisfaction, (…) mais quand elle devient recherche ou rencontre de la toute puissance ou de l’anéantissement, nous sommes là beaucoup plus près de la pulsion de mort. La relation avec la mère est là, il s’agit de se l’approprier entièrement ou de la détruire » (cité par Balier, 2007).

La recherche de C. Balier se focalisera de plus en plus sur les violences sexuelles et lui permettra de décliner plus finement les processus qui conduisent à l’agir en essayant de préciser les niveaux de différenciation. Ainsi, prolongeant les élaborations de P. Aulagnier, il définit 3 niveaux d’organisation qui vont au delà de l’archaïque et rendent compte, selon lui, de ce qui se joue dans l’acte violent, et notamment l’acte sexuel violent, entre originaire, primaire et secondaire :

  • l’originaire fait référence au pictogramme de P. Aulagnier, il n’y a pas de représentation mais une menace indicible d’aspiration par le vide, résultat du défaut d’existence de l’enfant dans le regard des parents. La pulsion est là mais n’a pu s’inscrire dans une forme de réalité humaine. Il ne reste que des traces sans représentation des premières expériences corporelles. La fusion bouche-sein donnant lieu à un pictogramme. C’est pour Balier (2001, 2005) ce qui se passe dans le viol où le « pénétrant-pénétré » terrorisant est repris sur le mode de la toute puissance « pour replacer définitivement la perception à l’extérieur, en faire un objet chose parfaitement maîtrisé, parfois jusqu’au meurtre, afin d’éliminer la menace hallucinatoire »
  • Le primaire correspond à une ébauche d’identité où l’autre est censé éprouver en miroir les mêmes désirs. La dynamique de l’acte est fondée sur la recherche du double. Ainsi C. Balier, identifie une gamme de comportements violents qui traduisent une ébauche d’élaboration psychique, comme la fétichisation de l’objet chez les pédophiles ou la substitution des objets parentaux à travers les multiples provocations réalisées par les psychopathes.
  • Avec le secondaire, on entre dans le champ névrotique où certaines carences narcissiques peuvent être colmatées par des fixations pédo- philiques ou incestuelles.

Un traumatisme indicible et le recours à l’acte

C. Balier décrit, à travers les observations qu’il présente dans ses publications, des événements très précocement vécus créant une menace de disparition gravée de manière indélébile dans le fonctionnement psychique. La nature du traumatisme est essentiellement d’ordre économique : un surcroît d’excitation réalisant une effraction du moi. Ce surplus d’excitation peut-être provoqué par des événements produisant un choc ou, au contraire, par un non- événement provoquant un vide dans la psyché et conduisant à l’hallucination négative (C. Balier, La psychanalyse et les agirs, extensions de la psychanalyse, SPP). C’est le grand mérite de C. Balier d’avoir exploré cette clinique du vide – vide de sens – vide de représentations – vide d’émotion, qui met au défi de pouvoir penser et qui prévaut dans les comportements de grande violence.

Parmi les agirs, il distingue les passages à l’acte, qui contiennent malgré tout une certaine forme de mentalisation, des recours à l’acte dont la seule expression est la manifestation de toute puissance face à un objet externe susceptible de réveiller le traumatisme irreprésentable et suscitant une menace d’anéantissement. En dehors de l’acte, le sujet est protégé par le clivage et le déni de réalité. Le recours à l’acte signe une effraction étendue du système de pare-excitation, réveille la détresse du nourrisson, et s’accompagne d’un débordement économique qui submerge et conduit à l’agir. Le sujet doit se sauver de cette détresse, ressentir d’urgence un autre affect correcteur, un état de toute puissance.

Le recours à l’acte est un acte qui surgit brusquement comme un besoin impératif d’écraser l’autre en le faisant littéralement disparaître. Comment est-il possible d’accéder à une détresse qui repose, non sur des images mais sur des affects irreprésentables ? L’enjeu sera de pouvoir rencontrer à un moment ou un autre ce vécu d’anéantissement, mais aussi de toute puissance, deux affects éprouvés contraires et cependant coexistants sans en être détruits. « L’identification à l’agresseur vient occuper la place laissée vide par l’absence d’organisateur, notamment l’absence de construction et d’investissement narcissique. C’est aussi une manière d’éviter la catastrophe psychotique. » écrit C. Balier.

Le recours à l’acte pour « empêcher de penser » nous permet d’associer sur la notion « d’empreinte en creux » proposée par Flavigny (1977) qui caractériserait le noyau psychopathique. Il s’agit de quelque chose de l’ordre du manque et de la perte. Hochmann évoque à ce propos la « recherche du paradis perdu ». Ceci illustre combien C. Balier a élaboré sa pensée dans un incessant aller-retour clinique entre transgressions et violences sexuelles d’un côté et conduites psychopathiques de l’autre. La rencontre psychothérapique en prison n’en prend que plus de valeur pour tracer certaines lignes de force de cette approche.

Le travail psychothérapique avec des détenus

Restaurer une fonction pare-excitatrice

Dès son premier article de 1983, C. Balier esquisse les voies thérapeutiques qu’il balisera et développera comme axes centraux de sa pratique analytique en prison et qui lui permettront, en retour de féconder une théorisation qui ira en s’enrichissant au fil de ses écrits et réflexions. Il s’agira donc de proposer au patient la reconstitution de sa capacité à se protéger qui ira de pair avec la capacité des soignants à transformer l’excitation brute en quelque chose de compréhensible donc à fournir une réponse permettant la décharge et la sédation de l’excitation. Ainsi, pourra se remettre en forme une fonction de pare-excitations, celle qui a fait défaut dans l’histoire précoce de ces patients.

Les patients rencontrés en prison se caractérisent par la pauvreté de leurs fantasmes. En prison, souligne C. Balier, on fait des cauchemars, répétitifs, stéréo-typés. Des scènes de violence qui surprennent, font irruption, reflets de pulsions agressives non intégrées.

Il faut faire ressurgir un fond déqualifié. Dans certains contacts thérapeutiques évoqués par C. Balier, on parlera de « cadre maternel le fond d’un tableau qui fait ambiance, tonalité affective apaisante ». Le cadre thérapeutique offre une réponse essentielle pour le jeu des processus : pare-excitation sans lequel rien ne peut se construire, restauration du narcissisme par l’intérêt de ce qui se passe en soi,… Balier professe, en outre, l’« indestructibilité du cadre rendant possible la prise de conscience du mouvement d’agression, travail de séparation » et c’est là que la prison peut jouer son effet pare-excitatoire. Il en infère aussi un fonctionnement d’équipe qui emprunte à la psychothérapie institutionnelle mais pose la question de sa viabilité dans un tel contexte. Mais toute indestructibilité a ses limites, nous ne devrons jamais l’oublier.

Le partage affectif, de regard à regard, la recherche active de la rencontre avec des sujets primordialement humains Pour le patient, l’autre est d’emblée un ennemi chargé d’une agressivité qui est en fait celle du sujet lui-même, projetée dans tout ce qu’il rencontre. Il n’y a pas d’objet interne, pas de vie interne permettant de comprendre ce que peut vivre l’autre, d’échanger avec lui…L’enjeu sera bien de créer et proposer un lien humain en favorisant une rencontre avec l’individu et son histoire entière et non pas seulement avec le délinquant. C’est une manière aussi de rappeler que ces sujets, avant d’être des auteurs d’actes parfois effroyables, sont d’abord des sujets primordialement humains.

C’est la fonction du travail en équipe de permettre avec ces patients de disposer d’une caisse de résonance autorisant transferts, contre-transferts et inter-transferts, mais surtout interrelations qui autorisent à se transmettre les uns aux autres ce dont on n’a pas envie de parler et qui peut éclore autant du côté de l’éprouvé que du corporel. Les règles de fonctionnement d’équipe : co-thérapie, échanger tout ce qui peut se dire pour parer à l’art de distiller et se disséminer dans le clivage pour essayer de retrouver l’affect menant le patient aux portes du traumatisme vécu.

Pour les soignants, on aura compris que ce n’est pas une rencontre sans risque. Elle permet des rencontres inoubliables, des cheminements imprévus, mais aussi des confrontations à des points obscurs de notre histoire pour lesquels il faudra être à même de recourir à nos propres clivages fonctionnels (Bayle).

« Il faut descendre loin dans notre vie psychique pour entendre ce que transmettent nos patients et réactiver les processus originaires. Loin, jusqu’aux peurs vécues précocement impossibles à mettre en représentation. Je parle naturellement de résonance, résonance qui va être perçue par le patient, par la voie du regard…. » (Balier, 2007). En reprenant la notion de partage affectif et d’échange de regard à regard théorisés par C. Parat (1995), il donne une indication fondamentale pour l’approche psycho- thérapeutique de ces sujets : la rencontre, voire le transfert, ne peut se faire dans le dispositif classique de la psychothérapie psychanalytique. Elle nécessite des cadres particuliers, protecteurs mais aussi rappelant l’interdit de la transgression. Elle s’appuie parfois sur des aménageurs de la relation. Elle oblige, enfin, le thérapeute à un engagement relationnel particulier qui ne permet de rencontrer son patient qu’au prix d’une mise à nu de sa propre vulnérabilité, celle qui lui permet d’entendre les affects élémentaires du sujet.

Les situations limites sont profondément élémentaires, dit Labadie (1995). Nous sommes à un seuil, imminence de la bascule, situation de bord à bord. La relation thérapeutique avec ces sujets ne se fonde pas dans la métaphore, même si à travers notre travail d’aide à la mentalisation nous nous épuisons à en chercher. Nous sommes dans la métonymie, dans le troc, violence contre émotion. La violence est contagieuse, elle nous envahit, nous prend la tête. « On ne quitte pas la violence comme ça » dit encore Labadie. Alors, avec lui, il faut bien admettre que ces rencontres thérapeutiques relèvent plus du frayage que de l’étayage.

La thérapeutique portera, avant toute chose sur l’instauration d’un narcissisme constructif à partir de l’intérêt porté au processus (Balier, 2000), mais aussi de l’intérêt porté par le thérapeute sur ce qui peut avoir fait défaut dans des relations infantiles du patient et ce qui peut être vécu, éprouvé, par celui-ci dans une relation où l’on prendra soin de lui, malgré l’insupportable de ses actes. C’est dans cette perspective que se situe une des dernières élaborations thérapeutiques de C. Balier qui professe la mise en abyme, l’abyme étant une œuvre dans l’œuvre. « C’est-à-dire que tout névrotique que nous soyons, nous pouvons percevoir au deuxième degré ce que nos patients ont vécu au premier : la destructivité néantisante avec la disparition de l’autre et du coup de soi même ».

Clinicien hors-pair autant que subtil théoricien, C. Balier aura su trouver les mots pour aider les thérapeutes à construire leur rencontre avec les sujets violents. Il aura aussi pu nous donner un espace de pensée donnant accès à une véritable représentation d’un monde pourtant irreprésentable.

Bibliographie

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La criminalité aujourd'hui dans la pratique clinique